2. Approche sémiotique d'analyse de discours de presse

A. Le niveau discursif

La presse est un lieu stratégique de constitution du discours social. En suivant G. Imbert 579 , nous considérons le journal comme une pratique signifiante, une instance de production du réel et non une reproduction, ce qui présupposerait l'existence d'un sens donné que le journal ne ferait que refléter. Le journal est lui-même un objet sémiotique, doté d'un statut actantiel, d'une compétence émissive, et dont les performances participent d'une mise en spectacle de l'actualité qui engage tout le discours social et met en jeu une structure actantielle complexe. Ainsi, "une telle approche reconnaît au journal une certaine capacité performative (…), celle de proposer du "réel" (de l'informationnel) et simultanément d'offrir une saisie sémiologique de la réalité (discours critique, médiatisé, mais aussi discours réflexif qui donne à voir sa propre production discursive)." 580 M. Mouillaud 581 souligne que le réel est un produit symbolique constitué par des signes grâce auxquels le journal s'institue, institue les pouvoirs et institue le lecteur. Le discours médiatique met en scène un événement, des acteurs et des modalités d'énonciation particulières. Il attribue à certains acteurs sociaux des productions discursives, les consacre comme émetteurs et protagonistes d'une action collective.

En empruntant au modèle sémiotique de l'analyse discursive, nous allons tenter d'appréhender le discours produit par le journal sur les exclus et les S.D.F. à partir de deux événements particuliers qui sont, d'une part, la réquisition d'un immeuble vide appartenant à la société Cogédim, d'autre part, la vague de froid qui entraîna plusieurs décès au sein de la population sans domicile.

Nous avons articulé trois hypothèses selon lesquelles les représentations véhiculées sur l'individu exclu étaient structurées par une matrice cristallisée associant errance et déviance, le S.D.F. actualisant, dans ce cadre, la figure du mauvais pauvre. Après avoir repéré la place du S.D.F. dans le vaste champ de l'exclusion au moyen de l'étude des discours scientifiques et doxologiques, nous avons axé l'analyse sur ce personnage et élargi le cadre temporel en recherchant dans les traitements d'aujourd'hui les traces du passé. Il nous faut maintenant replonger dans le présent et confronter nos hypothèses à l'actualité des discours. Pour ce faire, nous avons privilégié une approche discursive en terme de figurativisation qui a pour but de détecter les parcours figuratifs produits dans le texte. Afin de percevoir les représentations collectives véhiculées par le journal, nous nous sommes penché sur la production du sens, les procédures de mises en récit et les présupposés sous-tendant les énoncés en relevant les acteurs mis en scène dans le discours, leurs rôles ainsi que le cadre spatio-temporel dans lequel le journal les fait évoluer. Ces éléments ainsi récoltés nous ont autorisé à tracer les parcours figuratifs des personnages, plus particulièrement pour notre étude les exclus et les S.D.F., et nous ont permis de restituer des configurations générales (ou des micro-récits autonomes) fixant le rôle et la place de chacun dans le texte. Ces configurations sont à entendre comme les mises en scène, à l'intérieur du discours, des valeurs et des normes culturelles. Dès lors, nous relions ces dernières aux matrices culturelles qui structurent les représentations sociales, celles-ci étant traduites dans le projet sémiotique en terme de parcours figuratif. Nous avons relevé les acteurs mis en scène par le journal. Un acteur apparaît comme une figure et peut être individuel, collectif ou, parfois, nommé. Ce dernier doit avoir un rôle thématique et un rôle actantiel. Le rôle thématique est la représentation d'un thème ou d'un parcours thémique (le "pêcheur" ou "l'enfant gauche" par exemple). Le thème est la dissémination tout au long du parcours narratif de valeurs en lien avec les sujets. Le rôle actantiel correspond aux positions modales que les actants assument le long du parcours narratif. Nous avons vu que les valeurs modales se concentraient dans le savoir, devoir, pouvoir et vouloir et que la modalité modifiait le prédicat d'un énoncé. Pour chaque acteur dénommé dans le discours, nous avons recherché les rôles sans toutefois détailler la dimension thématique ou actantielle sans grand rapport avec nos hypothèses. Puis, nous avons noté le cadrage que le journal effectuait de cet acteur et de ses rôles. Nous assimilons cadrage à mise en scène ou halo entourant l'acteur et enrichissant, par les informations ou les détails apportés à la situation, sa figure.

Nous nous sommes inspiré de la méthode sémiotique en ne retenant que les aspects susceptibles de répondre à nos hypothèses. Une méthode, quelle qu'elle soit, est à adapter aux connaissances du chercheur, à sa discipline et à ce qu'il veut démontrer. Effectuer une analyse sémiotique complète d'un discours de presse ne nous semblait pas judicieux, de même que nous n'avons pas tenté dans notre deuxième partie une analyse linguistique du vocabulaire et du lexique de l'exclusion. L'objet de notre recherche n'est pas la langue, les mots ou bien la structure des textes. Nous considérons ces derniers comme des supports sur lesquels les représentations s'expriment et qu'il nous faut interroger. Ils ont ainsi, pour nous, valeur d'outil.

Cette méthode d'inspiration sémiotique que nous adoptons a un double avantage. Le premier consiste à articuler deux niveaux d'analyse générés par des présupposés théoriques voisins, parcours et configuration, représentations et matrice, et de construire un pontage entre notre problématique, nos hypothèses et nos outils d'analyse. Le deuxième, d'ordre plus général, est d'utiliser une méthode inscrite pleinement au programme de la psychologie sociale. F. de Saussure, en effet, définissait la sémiologie, à laquelle s'est abreuvée la sémiotique, comme l'étude de la vie des signes au sein de la vie sociale et insista pour que cette science "forme une partie de la psychologie sociale et, par conséquent, de la psychologie générale." 582

Si nous sous sommes inspiré du projet sémiotique, nous avons aussi puisé ailleurs et notamment dans les travaux de C. Guillaumin 583 . L'auteur a analysé dans les discours de presse le mécanisme et les constituants centraux de l'idéologie raciste. En partant du postulat que tout texte contient un niveau explicite et implicite, C. Guillaumin a étudié, dans la dynamique de la phrase et du discours, les modalités du rapport à l'autre institutionnellement marqué. Elle s'est ainsi penchée sur l'expression de l'altérité et sur ce qui est clairement dit mais aussi sur ce qui est sous-jacent. En lisant le texte mot à mot, l'auteur s'est posé deux questions, d'une part, celle de la nécessité de la forme employée, d'autre part, celle de la pertinence des informations et l'intention de celui qui les émet. Deux outils ont été mis à contribution qui sont l'effet de halo ou la recherche des connotations des mots dans les discours et la qualification, c'est à dire la désignation et la mention de la catégorie à laquelle appartient l'individu dont il est question dans le discours.

Travaillant sur le processus de catégorisation dont la notion d'exclusion est porteuse autant dans le mode de gestion des populations que dans leur stigmatisation, nous emprunterons la posture de C. Guillaumin en étant particulièrement sensible aux mots employés pour désigner l'exclu et le S.D.F., aux catégories utilisées par le journal ainsi qu'à l'effet de halo les entourant. C'est d'ailleurs dans le cadrage spatio-temporel que nous avons situé le halo, celui-ci donnant l'impression générale qui se dégage de la figure de l'acteur. En bref, nous ne négligerons pas la mise en scène des énoncés, les contenus et la mise en forme de ces derniers. De plus, nous relèverons la stratégie discursive du journal, ses prises de position et la formalisation de celles-ci dans le discours.

Notes
579.

G. Imbert, Le discours du journal: El Pais, C.N.R.S. éd., 1988.

580.

Idem p. 43.

581.

M. Mouillaud, "Rhétoriques et stratégies", in J. Gouazé et Coll., Stratégies de la presse et du droit au procès de Bobigny, P.U.L., 1979, pp. 183-212.

582.

F. de Saussure, op. cit., p. 33.

583.

C. Guillaumin, op. cit.