4. Synthèse des événements du 7 rue du Dragon

Nous avions souligné l'aspect révélateur de l'événement lequel agit comme une crête portée par un temps long. Les trois micro-événements que nous venons de lire construisent à partir de faits une certaine réalité sociale gouvernée par une grille d'interprétation du monde. Les catégories de l'altérité acquièrent leur visibilité sur cette scène et les acteurs que nous avons repérés en constituent un échantillon.

Les thèmes de la revendication et du conflit ont ouvert l'accès à l'espace du politique et à celui de la prise de position. Toutefois, ce champ n'est réservé qu'à une élite se déclinant en acteurs caritatifs, associatifs, intellectuels, médiatiques et bien sûr politiques. L'exclu est absent de la scène et devient l'objet dont les groupes dominants s'emparent afin de discourir sur lui. L'exclusion est d'abord un enjeu et, dans le cadre des élections présidentielles, un enjeu de pouvoir. Son énonciation tend moins à l'éradiquer qu'à créer un espace dynamique d'interactions grâce auquel les acteurs "inclus" échangent, parfois sur le mode conflictuel, sur le centre et sa périphérie mais aussi sur les frontières délimitant cette topographie. Le faire-valoir que représente la notion situe son utilisation langagière dans le domaine politique ou ce que nous avons appelé l'espace virtuel. L'exclusion, telle qu'elle est mise en scène, ne se réfère pas à un processus et les exclus à un groupe réel. D'autres mots du lexique sont sollicités pour faire advenir dans les discours la présence des plus démunis. D'autres procédés sont aussi utilisés, notamment les cadrages sur la vie des habitants. L'exclusion quitte ici la sphère des débats et sa concrétisation la fait changer de nature et d'appellation. Tous les journaux s'accordent d'ailleurs sur ce point et abandonnent la notion quand il s'agit de rendre compte de la réalité quotidienne. Mais l'analyse nous révèle une situation plus complexe et un espace symbolique constitué de catégories moins grossières. Nous avons affirmé que le champ de représentations véhiculé sur l'individu dit exclu se déclinait sur un axe bon/mauvais, le S.D.F. actualisant, par son absence d'inscription territoriale, la représentation du mauvais pauvre entaché d'opprobre. Nous avons, de fait, mis à jour des catégories différenciées qui se déclinent sur un gradient organisé sur l'occupation ou non d'un espace. Les [sans-abri] et [sans logis] sont placés en position passive d'objets pendant que les [mal logés] deviennent des [familles] habitant un immeuble réquisitionné par des acteurs sociaux normalisés (abbé Pierre, associations). Si cette typification est opérationnelle parmi les populations dites exclues, elle perd, en revanche, sa valeur quand le discours oppose "exclus" et "inclus" et les familles, tenues en échec dans leur recherche d'identification positive, rejoignent alors la cohorte des "exclus" posés en contrepoint d'une population normalisée. La marginalité est ainsi accentuée et se lit dans une inadaptation chronique traduite par l'absence de volonté, de désir ou bien par l'irrespect des normes d'hygiène. Les journaux amplifient, à cet égard, la différence entre les exclus et le lectorat et si l'Humanité adopte une position inverse, le discours se développe sur le thème de la précarité et non sur celui de l'exclusion. Concernant la figure centrale de notre recherche, le S.D.F., nous avons remarqué qu'il était rejeté par l'ensemble des acteurs. Sa présence, rare il est vrai, n'a servi qu'à illustrer la tentative ratée des familles de se singulariser. Gesticulants, saouls, bruyants, les S.D.F. (mais aussi les sans logis) ne sont pas assimilés aux sans-abri, encore moins aux mal logés et nous retrouvons la dichotomie langagière d'après-guerre, figurant aussi dans le lexique, entre le sans-abri qui n'a plus de logement et le sans domicile associé au nomade qui refuse toute inscription spatiale fixe. Le discours se focalise sur le comportement décrit comme déviant, dangereux et gênant d'un individu dont il faut se protéger et qu'il ne faut pas laisser pénétrer dans l'espace occupé par les familles sous peine de voir ce dernier éclater et disparaître. La simple présence d'un individu désigné par ces trois initiales stigmatise un lieu et le rend inutilisable en temps qu'espace domestique ou espace de vie. La figure rejoint alors l'image de l'homme sauvage, modèle inversé du citoyen civilisé et se confond avec celle de l'homme abject et intouchable rendant impur tout ce qu'il approche. La mise en scène de l'épisode de la rixe opposant le S.D.F. et l'acteur de D.A.L. dans le rôle de médiateur a aussi pour effet de démontrer la normalité des familles, formulant par cette éviction une représentation commune de l'individu en errance, jugé dangereux et déstabilisateur. Même si la question de l'errance n'apparaît jamais clairement dans les discours, celle-ci est présente implicitement comme trait central négatif définissant la catégorie des S.D.F. La figure de ce dernier touchant le R.M.I. repose sur des éléments stéréotypés déjà rencontrés et historiquement datés. Profiteur, oisif, buveur, souffrant de fragilités psychologiques, tel est le portrait de cet homme en perdition fortement désocialisé. A cet égard, il convient de noter que si l'action de réquisition a été légitimée par l'ensemble des quotidiens, excepté le Figaro, celle-ci n'a pu se faire qu'aux prix du sacrifice des S.D.F. (ces derniers représentant le négatif) et de la transformation des sans logis ou mal logés en familles. La question du droit au logement pour tous qui émerge derrière cette légitimation est, dès lors, rendue inconcevable pour une catégorie jugée et décrite comme déviante. En définitive, cette population est exclue de l'espace du droit et de la loi et donc de l'appartenance au corps des citoyens. Si nous pouvons confirmer la présence du S.D.F. comme repoussoir et catégorie du mauvais pauvre, nous avons découvert un point crucial, celui de la dimension discursive et politique de la notion d'exclusion qui est, dès lors, abandonnée quand il s'agit de décrire le réel. Nous pouvons alors supposer que c'est ce décalage, mêlant plusieurs niveaux de réalité et d'analyses, qui est à l'origine de la complexité de la notion, alimentant des discours multiples qualifiés parfois par certains 589 d'incohérents.

Notes
589.

P.L. Assoun, J. Freund, S. Paugam, op. cit.