3. Synthèse de l'événement vague de froid

L'analyse des discours liés aux trois micro-événements de la réquisition de la rue du Dragon nous avait livré une figure complexe de l'exclu. L'exclusion, en effet, ne se réfère pas à un processus et les exclus à un groupe réel. La notion officie dans le champ politique et autorise des discours conflictuels quant aux acteurs mais consensuels quant au découpage du monde qu'elle sous-tend. D'autres désignations sont activées afin de décrire la réalité des catégories. Nous avons vu, dans un premier temps, que les sans-abri et sans logis occupaient une position passive dans les événements alors que les mal logés, plus actifs, se transformaient en familles au statut clair et rassurant. Evacués de la thématique de revendication d'un logement, les S.D.F., mais aussi dans une moindre mesure les sans logis, ont été dépeints en modèle négatif extrême ou catégorie repoussoir. Souillant symboliquement les espaces qu'ils approchent, les rendant impropres à la domesticité, les S.D.F. sont d'abord décrits, implicitement, dans leur absence d'appartenance territoriale et dans l'errance, trait central de la catégorie. L'analyse des discours relatifs à la vague de froid nous autorise à prolonger cette veine. Si le froid épouse le visage du meurtrier, une lecture plus poussée dévoile d'autres coupables aux responsabilités plus grandes et, en premier lieu, les S.D.F. eux-mêmes, adeptes d'une marginalité choisie. Le portrait de Karim insiste sur une configuration dans laquelle l'espace perd toute signification et nous renouons, à cet instant, avec l'épisode de la rue du Dragon. Cet homme sans inscription territoriale est à la dérive, ses allers-retours incessants entre des lieux, dont le sens est annihilé par sa seule présence, ne peuvent se clore que par une prise en charge spécifique. Le lieu du foyer qui lui est dédié réinjecte la sécurité dans les espaces mais aussi dans l'ordonnancement des catégories sociales. Gilbert, au contraire, désigné comme S.D.F. s'empare d'un espace public en le privatisant à sa guise et ressemble étrangement à D. Pelletier, compagnon de Marie-Christine. Ici les désignations de S.D.F. et de sans-abri se fondent dans le refus d'assujettissement au système social dans son entier, illustré pêle-mêle par la famille, les foyers, les services de secours… Si Karim représente l'homme perdu dans une ville où il n'a pas sa place, Gilbert et Daniel épousent les traits du rebelle. Karim est pris dans une configuration basée sur l'errance et l'absence d'inscription ou d'un endroit à soi, Gilbert et Daniel, eux, dans celle du refus des valeurs dominantes et des normes établies. Karim, le sans-abri du Monde, n'est pas une victime mais il n'est pas véritablement un coupable. Sa conduite désorganisée et inadaptée n'est pas revendiquée comme une opposition fondamentale aux valeurs sociales. Il n'est d'ailleurs jamais questionné et entendu. Simple support à une description du monde nocturne, Karim n'est pas un acteur. Gilbert, en revanche, s'exprime haut et fort et le journal organise son discours sur ses paroles énoncées en contrepoint des modèles normatifs. La rue est un monde masculin. Les désignations de S.D.F. et sans-abri ne s'accordent pas au genre féminin. Marie-Christine, la compagne marginale, la mère indigne, est morte. Son identité féminine a fait événement et c'est en cela que le discours s'est amplifié. Mais la jeune femme n'est pas morte de froid, son décès est imputable à la fragilité de sa constitution, conséquence du mode de vie qu'elle a construit et, par extension, choisi.

L'inadaptation, la pathologie mentale, les conduites addictives, l'oisiveté, l'abjection ont rythmé les discours. De cette configuration datée et pourtant si présente, émerge peu à peu la figure du S.D.F. Mais le tableau n'est pas complet, il faut encore y ajouter l'insécurité. Les journalistes ont pris des risques en allant sur ce terrain. Plus que la violence physique, c'est la perte des repères et le chaos du sens qui apparaissent, incarnés par l'homme sans lien. Cet homme-sauvage qui campe aux marges d'un monde civilisé occupe un espace-frontière, celui de l'inhumanité et représente alors un danger que les journalistes, au péril de leur vie, ont réussi à approcher. La bête fauve, domptée, laisse enfin tomber un énième masque de sa structure gigogne. Elle se transforme, alors, en piètre animal de cirque effectuant le numéro que les médias, catalyseur d'une pensée qui les dépasse amplement, lui intiment de faire. La presse, par l'emploi de ses multiples stratégies (discours rapporté, choix du lexique et des désignations, nature du parcours…) a construit un discours vraisemblable sur les S.D.F. En définitive, elle les a dépeints tels que la pensée sociale se les représente.