CHAPITRE II. L'EXCLUSION ET L'EXCLU DANS LA PAROLE SINGULIERE

Afin d'entendre l'écho des représentations collectives dans le discours individuel et l'expression de matrices culturelles cristallisées, nous proposons, en éclairage, l'analyse de trois entretiens effectués auprès d'hommes sans domicile fixe.

SECTION I. Cadre des entretiens

Rencontrer des personnes sans domicile, confrontées au dénuement et à une grande souffrance psychique, est difficile et souvent douloureux. Etre ému par les situations vécues est une constante et le chercheur, à moins de se placer dans une tour d'ivoire ou de "chosifier" le sujet qui lui fait face, ne peut être que "touché" dans ses interactions. L'objectivité en sciences humaines est un leurre. Se fixer ce but équivaudrait à oublier que toute observation se situe dans un espace d'échanges dans lequel sujet et objet s'alimentent réciproquement. Avoir conscience de sa propre subjectivité et comprendre que le matériel recueilli, dans notre cas des entretiens, en soit imprégné est déjà un premier pas non vers l'objectivité mais vers une certaine prudence et même une modestie dans l'énonciation des résultats de la recherche. Comme l'avait souligné G. Devereux 590 , être conscient de sa propre humanité et la mettre à l'œuvre dans un travail scientifique est certainement la meilleure garantie contre la réification de nos semblables se transformant souvent en mépris quand l'étude prend pour thème les populations pauvres et dominées.

Les difficultés sont aussi d'ordre plus pratique. L'exposition invalidante et stigmatisante de ces personnes au sein de l'espace public trouble les rituels et les codes inhérents à toute rencontre. La distance sociale, que celle-ci soit de classe, de revenus, de culture ne facilite pas la tâche. Les groupes de jeunes errants, présents notamment sur les places du centre ville, sont méfiants envers tout visage inconnu et les individus acceptent difficilement de se séparer du groupe et de s'isoler avec un enquêteur pour parler d'eux-mêmes. Parfois l'incompréhension quant aux buts de l'enquêteur (à fortiori si c'est une enquêtrice) constitue une autre embûche. La toxicomanie et l'alcool représentent, en outre, un problème non négligeable et peuvent faire échouer la prise de contact ou bien le cours de l'entretien.

Aux rencontres de rue, nous avons opté pour des entretiens effectués auprès d'hommes fréquentant, pour la nuit, un centre d'hébergement dans lequel nous animons un atelier d'écriture. Cette activité nous a permis de tisser des liens de confiance avec les hébergés. Après avoir effectué dix ans de bénévolat dans ce foyer, nous avons, avec l'accord de la direction, mis en place cet atelier qui fonctionne un soir par semaine. L'objectif était de proposer, après le repas du soir, une activité de groupe basée sur l'échange afin de créer un espace de rencontre dans lequel la parole pouvait circuler. L'atelier d'écriture autorise ces hommes à s'extraire d'un discours stéréotypé qu'ils produisent sur eux-mêmes répondant en cela aux attentes institutionnelles. Cette parole quasi-mécanique d'exclu flirtant avec la caricature est certainement un des premiers asservissements de l'homme disqualifié. Rendre à la parole sa pleine subjectivité et à l'homme une part de sa liberté est l'objectif premier. Cet atelier permet que ces hommes qualifiés d'exclus soient pris dans une relation intersubjective et donc parcourus par cette chaîne signifiante que constitue le discours. Ecrire est une façon de se révéler à soi-même et de parler de soi car on écrit toujours sous le regard de l'autre. Lire ses écrits ou parler d'eux est déjà une façon de se mettre en acte, une manière de s'imposer à l'autre tout en acceptant d'être enveloppé par le désir de l'autre. C'est s'interroger sur soi et son identité, accepter d'exister et même le revendiquer. L'atelier n'est pas un lieu studieux où l'on apprend à écrire. C'est un espace commun de plaisir et de convivialité. Au départ, nous proposons un thème réapproprié par chacun puis nous écrivons ou dessinons quelques minutes. Souvent nous déclinons des abécédaires et la lecture des textes réserve bien des surprises. Quand les mots, les rires ou les insultes fusent c'est que le groupe prend corps et que la dynamique de l'échange se tisse. Notre position d'animatrice nous place dans une situation institutionnelle spécifique. Bénévole, nous ne sommes pas confondu par les hébergés avec les travailleurs sociaux de l'institution. Mais nous n'avons pas le même rôle que les autres bénévoles enregistrant les entrées ou servant les repas. Notre tâche est différente, nos modalités d'interactions le sont tout autant et les horaires de l'atelier contribuent à accentuer ce décalage. Nous arrivons quand les bénévoles partent et l'atelier débute vers vingt et une heures. Cela atténue la brisure et la sensation de vide qui en résultent. Il ne reste, en effet, au sein du foyer que le responsable du soir et deux veilleurs de nuit pour une population d'hébergés pouvant atteindre cent vingt personnes. Nous officions dans un "algéco" situé en face du foyer. Cela permet de se différencier du lieu institutionnel et d'installer avec les participants des chaises et des tables que nous empruntons au restaurant du foyer dans une coopération et déjà un premier lien. En règle générale, une dizaine de personnes participe librement à l'atelier qui fonctionne jusqu'à vingt-trois heures, parfois au-delà selon les personnalités de chacun et l'ambiance du soir. Souvent, vers la fin de soirée, les conversations se font plus intimes et se poursuivent sur le ton de la confidence. Le discours devient fleuve, parfois monologue et l'interlocuteur est réduit alors à une oreille que l'on remplit du poids des mots pour s'en libérer enfin. La difficulté est ici d'absorber ces émotions et ces souffrances sans trop les stocker en soi et de se réapproprier un temps de parole pour rétablir l'échange. Certains hébergés arrivent en cours de séance, d'autres repartent au milieu, il n'y a pas d'interdits, ni d'enfermement dans des horaires stricts.

Nous avons proposé à certains membres de l'atelier, sans cesse changeants puisque le foyer est un lieu d'urgence, d'effectuer un entretien. Nous avons choisi la population en fonction des liens que nous avions pu tisser sur quelques soirs. Certains hébergés ont accepté tout de suite, d'autres ont refusé, d'autres encore ont longuement hésité, angoissés à l'idée de parler d'eux-mêmes et de leurs souffrances vécues, puis sans que nous ayons reformulé notre demande ont accepté. Nous avons sélectionné pour l'analyse trois entretiens en écartant de notre corpus les entretiens avortés pour cause d'alcoolisation massive ou de rencontres intempestives avec d'autres personnes se greffant à la discussion. Nous tenions à effectuer des entretiens individuels et non de groupe afin d'approcher au plus près les pensées intimes. Il est à noter que nous avons eu un entretien avec une personne qui ne fréquentait pas l'atelier mais avec laquelle nous avions des liens amicaux. Une autre personne ne venait plus à l'atelier pour cause de fatigue. Cette dernière, en effet, venait de trouver un travail lui imposant des horaires très matinaux et désirait se coucher de bonne heure.

Nous avons opté pour la technique de l'entretien non directif en partant d'une consigne très large. Nous avons expliqué l'axe central de notre recherche et leur avons demandé leur opinion sur l'exclusion, sur eux-mêmes et les personnes qu'ils connaissaient au foyer ou ailleurs. Ce thème de départ très flou a eu comme conséquence de donner une grande liberté à l'interviewé qui a structuré son discours comme il l'entendait. Certains ont débuté par leur histoire et les conditions de leur naissance, d'autres ont tout de suite commencé par leur arrivée au foyer ou leur basculement dans la rue. L'entretien non directif est la technique la plus appropriée, nous semble-t-il, aux enquêtes ayant pour thème les populations marginalisées. Il autorise le temps et l'espace de la rencontre mais aussi celui de l'étonnement. Etre surpris ou dérouté par ce que l'on entend est le premier pas vers la connaissance de l'autre. De plus, en posant des questions pré-établies sur une grille, nous aurions imposé notre vision du monde et aurions confisqué à l'interviewé la mise en discours de lui-même. Par là, le danger était de renouer avec une parole asservie à la catégorie à laquelle l'individu appartient ce qui aurait été paradoxal eu égard à notre position au sein de l'atelier d'écriture et au poids que nous accordons à la parole singulière. Enfin, comme le souligne A. Blanchet 591 , l'entretien non directif est un outil essentiel pour étudier les systèmes de valeurs, de normes et de représentations propres à une culture donnée. Chaque individu intériorise des modèles sociaux qui peuvent jouer un rôle explicatif des comportements et c'est cette intériorisation que nous avons recherchée. Il serait naïf toutefois d'imaginer une absence de distorsion dans la non directivité. Les relances et les reformulations, techniques privilégiées de cette méthode, dépendent, bien sûr, des préoccupations du chercheur et nous avons insisté sur les éléments du discours qui nous semblaient pertinents. Néanmoins, nous nous sommes efforcé de faire preuve d'empathie et de neutralité, d'entendre et de comprendre dans la congruence sans pour autant juger ou adhérer.

Les entretiens se sont déroulés en journée dans des bars afin de s'extraire de l'emprise institutionnelle et ont été enregistrés sans que cela pose de problèmes particuliers. Souvent le rendez-vous était fixé le matin à sept heures, à la sortie du foyer. Cet horaire permettait d'éviter les éventuels oublis ou une alcoolisation importante qui aurait eu comme conséquence d'annuler l'entretien. Nous n'avons jamais fixé une durée à l'avance et avons stoppé l'enregistrement quand de nombreuses redites étaient perceptibles dans le discours ou quand notre interlocuteur montrait des signes de fatigue. Les temps d'entretien se sont échelonnés entre une heure et demie et trois heures. Certains entretiens ont pu paraître longs, c'est qu'ils ont dérivé vers la conversation. Les personnes que nous avons rencontrées souffrent d'isolement et rares sont les occasions de parler d'eux-mêmes sans qu'il y ait à la clef une mesure institutionnelle à obtenir (repas, nuitée, attribution d'allocations diverses…) L'ennui parsème aussi leur journée et passer du temps avec une personne domiciliée, qu'ils considèrent comme intégrée, rompt la monotonie du quotidien. Enfin, parler de soi a eu pour effet de soulager certains et le discours s'est parfois transformé en une logorrhée difficile à canaliser. Ce flux de parole était aussi pour d'autres un moyen d'occuper l'espace, d'éviter l'échange et, par là, les éventuelles questions génératrices d'angoisse. Nous avons rencontré, il est vrai, des difficultés à clôturer le temps de l'entretien et, en règle générale, nous avons discuté longuement avec la personne et finalement passé la journée avec elle, fréquentant les endroits où elle se rendait habituellement jusqu'à l'ouverture, le soir, du foyer (associations diverses ou lieux ressources, gares, halls de centres commerciaux, lieux de quêtes…) Peut-être avons-nous ressenti une dette dans cet échange et avons-nous donné notre écoute, notre temps, un peu de nous-mêmes pour "rembourser" le don de cette parole si précieuse à nos yeux. Partir à la fin de l'entretien, en emportant les traces enregistrées de la rencontre en vue de rédiger ce travail, en sachant que cette personne allait passer la journée dans l'isolement nous a toujours paru impossible.

Concernant la synthèse des résultats, nous présenterons en premier lieu un résumé des trois entretiens effectués (la retranscription des entretiens figure en Annexe 6). Nous avons, afin de respecter l'anonymat, conservé l'initiale du prénom (il n'était aucunement question de nous octroyer le droit de renommer ces personnes). Nous avons procédé, ensuite, à une analyse thématique transversale. Trois thèmes en lien avec notre problématique et nos hypothèses ont été extraits des discours: la représentation de soi et des autres personnes sans domicile. Nous avons étudié de front ces deux thèmes car l'identité de soi se construit dans les interactions, par opposition ou par identification. Nous avons relevé les processus de catégorisation et d'auto-catégorisation en mettant l'accent sur les désignations employées et sur les connotations émergeant dans les discours. Le deuxième thème est celui de la position individuelle face au travail et à la thématique de l'utilité sociale. Enfin, nous avons analysé les représentations sociales des dispositifs institutionnels, plus largement, du système social et de son fonctionnement. Nous avons ainsi travaillé à partir des valeurs et des normes, fil rouge de nos hypothèses, telles qu'elles ont été énoncées en première partie de ce travail.

Nous n'avons pas étudié les raisons du basculement à la rue, ni les causes des ruptures familiales. Nous n'éluderons pas pour autant ces éléments qui nous semblent prégnants dans la thématique de l'identité. Néanmoins, nous n'avons pas recherché d'explication à la situation actuelle de ces personnes, là n'est pas notre objet de recherche. C'est pour cette raison que nous avons opté pour l'analyse thématique. Comme le dit M. Ch. D'Urung, "le recueil et l'analyse des données (en analyse thématique) ne visent pas tant la connaissance d'une population de locuteurs que celle de ce sur quoi elle est amenée à se prononcer (…)" 592 Il s'agit donc "(…) d'obtenir des informations sur un objet: comment il est vécu ou perçu par les personnes ou les groupes, les opinions et croyances avancées, les systèmes explicatifs fournis." 593 Nous avons considéré ces personnes sans domicile comme des témoins pouvant nous apporter des informations et non pas comme le support vivant de problématiques individuelles et psychiques explicatives du "basculement à la rue".

Pour finir, nous préciserons que nous nous sommes intéressé à la réalité du discours et non pas à la réalité des faits énoncés dans le discours. Peu importe que l'interviewé embellisse une situation ou s'invente une histoire. L'invention ou l'omission lui appartient. Dans cet axe, les stratégies de séduction qui peuvent être effectuées par l'interviewé, parfois présentes dans le discours et touchant notamment à la richesse financière antérieure ou à la personnalité "combattante", sont à entendre comme des tentatives de s'extraire d'une catégorie disqualifiée socialement et, dès lors, comme un indice nous révélant l'intériorisation de ce jugement et donc de ce modèle normatif chez la personne et la souffrance qui résulte de l'impossibilité de s'y conformer. Ne travaillant pas dans une optique causaliste de la situation des personnes sans domicile fixe, ni dans une recherche de critères de diagnostic, ces éléments, qui touchent à l'histoire du sujet, n'ont pas occulté l'objet qui nous intéresse ici, à savoir l'homme porteur de sa culture, se faisant l'écho, par sa parole singulière, des représentations collectives et des matrices cristallisées.

Notes
590.

G. Devereux, De l'angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, (1967), Flammarion éd., 1980.

591.

A. Blanchet, L'entretien dans les sciences sociales, Dunod éd., 1985.

592.

M.Ch. d'Urung, Analyse de contenu et acte de parole. De l'énoncé à l'énonciation, éd. universitaires, 1974, p. 23.

593.

Idem