2. Analyse thématique

A. Image de soi, image de l'autre

- Avant la rue

J. débute son récit par la mort de sa mère, son placement chez son oncle et sa tante et la dissolution de la fratrie. Il attribue à cet événement les causes de sa "fragilité": "j'étais quelqu'un de très capable mais j'étais bloqué", "tout le monde me donnait des capacités très grandes, enfin assez larges". Ce deuil est vécu comme l'explication d'une situation qui n'avait pas lieu d'être. Il répète souvent qu'il était un enfant capable intellectuellement et que ses échecs ont toujours été le résultat d'une "angoisse" et d'une déstabilisation: "j'avais la haine contre ma tante", "elle prenait la place de ma mère", "c'est des trucs de gosse". Cette angoisse récurrente est présente dans toutes les expériences où il y a confrontation à l'autorité notamment les examens et les contrôles routiers et le pousse à adopter un comportement qu'il juge féminin ou plus que féminin, "j'étais pire qu'une femme". Cette position féminine revient régulièrement dans le récit sous des expressions variées: l'attachement à la figure masculine de l'éducateur se fait en contrepoint "d'un petit barrage avec sa femme", le choc du décès de sa fille l'atteint plus que son épouse: "pour moi, encore pire", il est le mari idéal car il effectue des tâches ménagères et les soins aux enfants de nature peu gratifiante: "passer la serpillière", "langer les gosses", "et pourtant je suis d'un âge où les hommes mettent les pieds sous la table", il a été abusé sexuellement, la rencontre au foyer de son ami légionnaire "c'était pas mon protecteur, mais bon…" A ce comportement passif de l'homme fragile s'oppose l'abus. J. aide, mais on profite de cette gentillesse et les femmes qui se succèdent sont des ingrates. "Bonne pomme", il "a sorti une fille de ce bazar", il paye "les stages de langues étrangères", "les traites de la voiture du beau-père". Finalement, on le trompe, on le quitte ou on le jette dehors, lui ravissant même ses droits de visite sur ses enfants. Alors les départs s'enchaînent, "j'ai sauté dans un train", "j'ai tout plaqué", comme les dépressions qui lui autorisent une inscription dans un espace de soins médicalisés et de prise en charge ainsi qu'une identité de personne, non pas malade car le terme n'est jamais employé, mais fragile, angoissée, abusée et persécutée car trop gentille et incapable de se défendre. A ce stade, la gifle distribuée à chacune des femmes ayant partagé sa vie est moins vécue comme un acte violent que comme une réponse vengeresse à une souffrance qui lui a été imposée. On retrouve le poids de l'image féminine dans le discours de T. Ce dernier, comme J., a souffert d'une absence maternelle et d'une désertion paternelle. Toutefois, T. n'attribue pas les causes de sa situation actuelle à une blessure d'enfance mais à un "mariage foireux", "tout ça, ça vient d'un mariage foireux". Le "tout ça" recouvre sa situation de sans domicile mais aussi la souffrance d'être éloigné de son fils et la peur de reproduire le modèle parental défaillant. L'ex-épouse de T. n'est pas à proprement parler responsable de la dissolution du couple, "on avait des mots", "j'buvais des coups", "elle rentrait pas ou c'était moi". Néanmoins, c'est d'elle que provient le divorce, la séparation d'avec le fils: "ça, je lui en voudrai toute ma vie", les problèmes financiers: "elle m'avait dépensé trois chéquiers", "j'ai huit cent mille francs de découvert" et, par extension, la situation générale de T.: "j'arrive pas à m'en remettre". Contrairement aux deux témoignages précédents, F. décline tout de suite son identité: "je suis un grand voyageur", "je suis un oiseau libre". Par opposition à J. et à T. chez lesquels on relève un "avant" le foyer, il semble que F. ait toujours vécu de façon plus ou moins marginale. Les liens familiaux sont distendus depuis longtemps (l'image paternelle est là aussi absente du discours) et les épisodes de travail alternent avec des incarcérations en Belgique et au Maroc. Le "business" n'est pas le travail, "c'est pas parce que j'ai presque jamais travaillé de ma vie que je suis feignant". F. est un homme d'affaires qui tombe et puis remonte, opportuniste et se jouant de la vie. "Malin", "il a de la psychologie" et sait énoncer un discours qui, à défaut d'être ancré dans le réel, le met en scène dans un décor qui lui semble flatteur et valorisant. Sa nature "d'oiseau libre" en fait un solitaire, endossant la responsabilité des expériences vécues sans épouser un rôle de victime, mais aussi sans qu'aucun personnage consistant n'habite son récit ou ses pensées.