B. Le travail et l'utilité sociale

Ces deux thématiques apparaissent comme des valeurs intériorisées par les trois témoins. J. avait une activité professionnelle (cuisinier, serveur, puis conducteur routier) tout comme son ex-épouse. Le décès de son grand-père l'a beaucoup affecté et il explique son attachement au vieil homme par le fait qu'il "avait fait la guerre, qu'il avait travaillé dur, que c'était un cheminot". Plus que d'amour, c'est "d'estime" dont parle J., et donc de respect pour les valeurs qu'incarnait le grand-père. Le travail permet d'avoir aussi "l'esprit occupé": "tant que je suis occupé intellectuellement ou manuellement, ça m'arrive d'y penser, mais moins". Il est vécu comme un dérivatif et un soutien. La perte de l'emploi est dans le cas de J. la conséquence d'une faute professionnelle (alcoolisation conjuguée à des prises médicamenteuses) provoquée par un divorce. La valeur du travail et la norme que celui-ci représente ne sont jamais remises en cause par J. même si ce dernier n'est pas actuellement dans une démarche de recherche d'emploi mais plutôt dans celle d'une reconstruction de lui-même. T. nous informe "qu'il a toujours travaillé jusqu'à la dernière période". Là aussi, la rupture avec le monde professionnel fait suite à la séparation conjugale: "j'rentrais plus, j'allais plus bosser". Le travail est pour T. le moyen d'avoir un logement et d'accueillir son fils. Par là, il représente le garant d'un statut normalisé de père.

L'identification ou l'opposition avec les autres hébergés se construit aussi sur la variable travail: l'ami de J., le seul qu'il pouvait avoir dans ce milieu, a retrouvé une activité chez un pépiniériste. Les autres hébergés "ne veulent pas s'en sortir" (J.), "il y a ceux qui bossent, qui veulent vraiment s'en sortir" et les autres (T.). Nous retrouvons la même dichotomie chez F. Les hébergés sont décrits comme des "feignants" et il cite, en exemple, le cas de l'homme préférant mendier "avec sa pancarte" plutôt que de travailler sur un chantier ou bien les personnes arrivant trop tard sur les marchés et ne trouvant plus d'embauche alors que lui se levait tôt pour décharger les camions. Il insiste encore en nous disant "que c'est parce que j'ai pas souvent travaillé que je suis feignant". La fainéantise est ici associée à un trait de caractère ou à la nature individuelle. Ne pas avoir d'activité professionnelle, comme F. à l'instant où il nous parle, n'est pas une preuve intangible de ce défaut. Cette précision permet au témoin de sauver la face et de se différencier de la masse des hébergés.

Le travail est aussi rédempteur et permettrait de faire disparaître la misère en même temps qu'il inculquerait les valeurs sociales. Travailler chez les paysans et manger ce que l'on a gagné est prôné afin de socialiser et de remettre dans le droit chemin les hébergés qu'il considère "pires que des bêtes".