C. Dispositifs institutionnels et système social

Les associations ainsi que le centre d'hébergement sont fortement critiqués pour le peu d'aide qu'ils fournissent: "y s'occupent pas de nous, y nous foutent dehors le matin", "y veulent pas qu'on s'en sorte" (T.), "on les jette le matin à sept heures" (F.), "y'a des gens fragilisés, y cherchent pas à savoir" (J.). Le lexique employé renvoie à l'idée de rebut qui est "jeté" et à une gestion inhumaine des situations de détresse. F. a pris une distance avec le foyer, il dit savoir "se débrouiller et penser positif". Les récriminations contre l'institution passent par la voix de ces "ils" qui ne sont pas pris en charge ou éduqués tels qu'ils devraient l'être. Deux catégories se dessinent nettement, "les feignants qui pleurent à l'accueil" et les autres, peu nombreux qui "positivent" et veulent s'en sortir. Dès lors l'exclusion se lit dans les interactions quotidiennes et s'origine dans le manque de volonté de se conformer à un modèle de vie en société. Les positions de T. et J. sont différentes de celles de F. Selon J., le foyer n'offre pas des lieux d'écoute propices à une prise en charge individuelle et il se voit dans l'obligation de fréquenter les institutions réservées à une population nécessitant des soins médicaux spécifiques et une approche relationnelle différente. On retrouve néanmoins cette position chez F. qui nous dit que "les éducateurs savent faire les papiers mais que c'est la personne qui compte" et que c'est elle qu'il faut "éduquer". Contrairement à F., J. se sent exclu. Mais cette exclusion se déploie à une échelle macro-sociologique: "on est exclu du social". L'exemple de l'assistante sociale qu'il a eu l'impression d'ennuyer avec ses problèmes est à cet égard révélateur. J. se sent abandonné mais aussi refoulé par le système. L'absence de prise en charge rapide et de soutien tant financier que moral le condamne à la solitude et à se réfugier dans une identité de malade ou de "dépressif". L'épisode de la "manche" est éclairant. J. a dû épouser un rôle et pour cela se vêtir d'un costume (ne pas se raser, enlever ses lunettes…) La conformité à l'image traditionnelle du mendiant a été une expérience humiliante et l'on mesure ici la distance qui peut exister entre les aspirations individuelles profondes et le rôle social adopté. Cette tension entre le "je" et le "moi", alimentée par ce paradoxe, entraîne une souffrance identitaire de "soi". Si être exclu peut se traduire par une sensation d'abandon social, c'est aussi se soumettre à des rôles sociaux humiliants auxquels on a dû mal à se conformer. On rejoint ici la représentation de soi comme rebut dont se débarrasse le centre et à fortiori le système social dans son ensemble. On retrouve ce sentiment chez T. qui critique avec beaucoup de virulence le foyer d'hébergement et, par extension, les politiques sociales. Tout comme J., T. se sent prisonnier d'un rôle mais aussi disqualifié dans son statut d'être humain. La nourriture de mauvaise qualité, les soins médicaux médiocres mais aussi les "expériences" des stagiaires ou des étudiants le positionnent dans un statut de sous-homme et même de bête: "c'est comme le parc de la Tête d'Or". Etre exclu, c'est "se faire enfoncer la tête sous l'eau chaque fois qu'on la ressort". C'est ne pas être aidé, bien sûr, mais c'est aussi faire vivre ceux qui travaillent. C'est appartenir à un groupe sacrifié et humilié qui a son utilité dans la pérennité du système social. Etre exclu, c'est aussi subir le stigmate: "quand il lui a dit qu'il était au foyer, la fille à l'intérim, elle a eu peur". Etre exclu, en définitive, c'est subir la domination d'un système, dans lequel on est un pion perdu dans la masse: "y font pas la différence entre nous". L'exclusion agit sur plusieurs niveaux, elle ne concerne pas uniquement la misère matérielle ou l'absence de travail et de logement. T., qui a retrouvé une activité professionnelle et qui dort au foyer en attendant ses premiers salaires, se sent lui aussi exclu. L'appartenance à une catégorie stigmatisée et dénigrée fonctionne telle une invalidation sociale mais institue aussi des rapports sociaux spécifiques et contraint l'individu désigné comme exclu à épouser des rôles jusqu'alors inconnus. Cet état de fait assigne l'individu à une place à part, un non-lieu social en quelque sorte, à l'intérieur duquel il se sent abandonné mais dont il ne peut s'échapper faute d'aides extérieures. Prisonnier de son statut, l'individu l'est aussi de son identité jugée négative et intériorisée comme telle. Fuir autrui et les lieux qu'il fréquente, s'opposer radicalement à lui, invectiver les politiques sociales peuvent devenir des stratégies mises en avant par les trois témoins afin de "sauver la face" et de se sauvegarder. A cet égard, celle de J., relevée à la fin de son discours, est édifiante. Après avoir critiqué le fonctionnement de l'aide d'urgence, il ajoute: "j'comprend aussi le problème du social, y'en a quoi que tu fasses ils s'en sortent pas, parce qu'ils peuvent pas, parce que bon, à un moment donné, faut vouloir aussi." Dès lors, le problème ne puise pas son origine dans les institutions, mais du côté des "vrais S.D.F.". Ne faisant pas d'efforts, ces derniers démoralisent les professionnels et déstabilisent un système qui serait à la base positif. En même temps que J. dédouane le fonctionnement social, il se compose une image normalisée correspondant au modèle dominant: "je veux m'en sortir" et rend responsable de leur misère les S.D.F. eux-mêmes. En définitive, la responsabilité de la situation de J., inconfortable et invalidante, n'incombe pas à lui-même, ni réellement à un abandon par le système social mais aux "vrais S.D.F." déréglant, par leur attitude marginale, l'ensemble du système de prise en charge.