SECTION III. Synthèse des discours sur l'exclu et le S.D.F.

Nous avons ouvert cette section dans le but d'entendre l'écho des représentations collectives dans la parole individuelle. Par l'analyse des discours de presse, nous avons vu se dessiner des sous-catégories de l'exclu, ce dernier correspondant d'ailleurs plus à une entité qu'à un individu ou à un groupe réel. Si les mal logés, par l'entremise de la revendication et de l'action collective, se transforment en familles, les S.D.F., les sans logis et ,dans une moindre mesure, les sans-abri font partie d'une catégorie stigmatisée et disqualifiée. Le choix d'un mode de vie asocial et l'adaptation à cette situation sont les deux caractéristiques principales émanant des discours. La pathologie mentale, l'oisiveté, l'addiction, la violence et l'abjection complètent le portrait. L'analyse des entretiens individuels confirme cette figure générale du S.D.F. Les stratégies déployées par les témoins sont autant de recours afin de se différencier de la masse des hébergés et de s'extraire de cette population. Les procédés s'abreuvent aux stéréotypes déjà rencontrés et les récits construisent des catégories différenciées. D'une part, le clochard, l'homme déchu, sale et alcoolique. Ce dernier est hors réseau et toutes chances de réinsertion lui sont barrées. Toutefois, celui-ci n'inspire pas de danger immédiat pour deux raisons. La première est que son image fortement dégradée le situe au plus bas de l'échelle sociale et l'identification à sa déchéance, bien que possible, est incertaine car lointaine. La deuxième est que cet individu ne se révolte pas contre le système et semble plus à plaindre qu'à blâmer. Les causes répertoriées par les témoins se situent dans la souffrance et le manque de chance et dédouanent, par là, le clochard d'un choix d'un mode de vie marginal et donc d'une responsabilité individuelle. Nous sommes ici très proche d'un certain courant psychiatrique différenciant les clochards, loin des normes mais statiques, des S.D.F. "non réinsérables" car passant à travers les mailles du filet institutionnel. Nous renouons, ainsi, avec une vision délimitant les territoires de la marginalité et de la déviance.

Ce dernier espace est celui occupé par "la majorité de ceux qui sont à l'accueil", "ceux qui sont entre les deux" et "les vrais S.D.F." La figure met l'accent sur la fainéantise, la violence, le vol, bref des traits de comportement dont la responsabilité est portée par l'individu lui-même. Habitué "à faire la manche", "sale", "ne voulant pas s'en sortir", le S.D.F. ne respecte rien, que ce soient les espaces qui lui sont consacrés ou les travailleurs sociaux. Plus généralement, celui-ci ne partage pas les valeurs communément admises et les normes qui en sont les traductions. Les trois personnes que nous avons interviewées partagent cette opinion et il convient de préciser que si un des témoins travaillait depuis une semaine, les deux autres n'étaient pas dans cette dynamique. Tout en étant hébergés dans un foyer d'urgence, ayant mendié pour l'un, "roulé sa bosse" pour l'autre, ces deux témoins ne s'identifient pas comme S.D.F. Le syntagme recouvre, nous l'avons vu, des stéréotypes prégnants, une identité dégradée et un mode de vie hors-normes. Bien sûr, s'en différencier équivaut à conserver une image de soi positive. Mais il y a plus, le portrait du S.D.F., tel qu'il apparaît dans sa rigidité, nous renvoie à un idéal-type et non à un individu réel. Celui-ci est construit en tant que modèle de référence catalysant les jugements les plus négatifs.

Nous rejoignons, à cet instant, cette figure de l'altérité, aux contours abjects et monstrueux, qui n'existe que dans l'espace de l'irréel et du fabuleux. Le S.D.F. n'a pas d'existence charnelle et l'expression est une étiquette stéréotypée apposée sur autrui dans un mouvement de différenciation et de dénigrement. En définitive, le personnage prend le masque d'une figure symbolique et d'un archétype culturel condensant l'envers de la norme. Cette représentation collective, que nous avions mise en évidence plus haut, est audible dans la parole du sujet qui témoigne, ainsi, non seulement de l'existence d'un lien actif entre l'individu et le groupe mais aussi de la survivance, dans la pensée individuelle et sociale, d'une matrice associant errance et déviance.