1. Rappel de la problématique

Notre objectif était d'effectuer une mise en perspective socio-historique des représentations sociales véhiculées sur les personnes sans domicile fixe en nous penchant sur les matrices culturelles qui les structurent. Nous avons tout d'abord défini l'exclusion comme un champ de tensions dans lequel coexiste une pluralité de discours brouillant le sens mais aussi la visibilité de la notion. Celle-ci, en effet, relève du simple constat et ne détient aucun pouvoir explicatif. Sa dimension générique fournit une image schème des individus désignés comme tels et amalgame des processus sociaux variés en occultant, par euphémisme, la recherche des causes. Catégorie floue de pensée scientifique, thème de conversations, objet de loi et de débats politiques, l'exclusion, telle une "unita multiplex" se compose d'éléments hétérogènes associés dans une totalité. Les discours sur les S.D.F. en sont un exemple frappant et l'étude du regard que nous posons sur cette population nous offre la compréhension de notre société par le lieu de ses marges. Les politiques en faveur des plus démunis dépendent des problèmes sociaux tels qu'ils sont posés à une époque donnée. Ces politiques constituent le produit de la réflexion de la société sur elle-même. La question S.D.F. supporte le poids des contresens alimentés par la notion d'exclusion en réinscrivant les interrogations sur la pauvreté dans un cadre normatif. Dès lors, cette question ouvre sur un espace de recherche plus large, celui de la construction de l'altérité, par extension, celui des valeurs fondatrices de toute société. Dans une perspective constructiviste, nous avons posé une question, fil rouge de cette recherche, portant sur la façon dont les S.D.F. étaient pensés, représentés et construits par et dans les discours sur l'exclusion. Nous n'avons donc pas travaillé sur la réalité des processus menant à l'exclusion mais sur les effets du travail d'énonciation à travers lesquels la réalité de l'exclusion est construite. Dès lors, nous avons pensé l'exclusion moins comme objet que comme discours, moins comme situation que représentation.

Les avancées théoriques sur les représentations sociales ont mis en lumière leur dimension historique. S. Moscovici a dégagé le processus d'ancrage et a souligné l'importance des cadres préexistants de pensée, tributaires des systèmes de croyance ancrés dans les valeurs. Dès lors, les représentations que nous forgeons sur le monde peuvent être entendues comme révélatrices d'un système de significations cohérent à l'intérieur d'une société donnée. J.Cl. Abric, en forgeant la théorie du noyau central, a insisté sur la résistance au changement et le poids de la mémoire sociale sur notre perception et nos représentations. Conforté par ces apports, nous avons suivi la piste socio-historique des représentations en les inscrivant dans une perspective génétique. Nous nous sommes appuyé, pour cela, sur les travaux de P. Vergès et F. Héritier qui ont mis à jour la présence de matrices culturelles qui actualisent la profondeur historique de notre société. Ces matrices, que nous assimilons à des cadres préexistants de pensée et de classifications, se cristallisent et laissent un effet qui leur survit. Nous les avons définies comme l'armature de nos systèmes de pensée sociale. Inscrites dans notre mémoire, transmises par tout un ensemble d'appareils et d'institutions, nous faisons appel à ces dernières afin de comprendre le monde qui nous entoure et d'agir sur lui. En croisant ces éléments avec les apports de l'histoire des mentalités, nous avons affirmé que les représentations n'étaient pas autonomes mais correspondaient à une production socio-historique dynamique dans laquelle passé et présent s'entremêlaient, témoignant d'une trame culturelle (et donc d'un système de valeurs) inaccessible à l'observation directe. Dès lors, notre interrogation sur les représentations s'est inscrite dans le repérage des matrices culturelles qui les façonnent.

Nous avons analysé l'exclusion comme une catégorie découpant et instituant le réel. Tout cadre de classifications laisse un effet qui lui survit, ces cadres sont historiquement établis et sont une émanation de nos matrices en vertu desquelles nous nous représentons les objets du monde. La personne sans domicile fixe incarne le point extrême de l'exclusion condensant toutes les formes de manque. La catégorie à laquelle elle appartient subit le poids du stigmate et de la disqualification sociale. Le S.D.F. est, en effet, situé en contrepoint de deux valeurs que sont le travail et l'inscription territoriale. La première de ces valeurs, toujours active malgré un chômage croissant, le place dans une position "d'inutile au monde". La deuxième le rejette de toute appartenance symbolique à la communauté des hommes et le renvoie à une altérité radicale. Nous savons que les catégories de la perception du monde se construisent sur l'opposition entre le pur et l'impur. L'ordre symbolique procède par inclusion et exclusion. La distance spatiale que recouvre la notion d'exclusion et la mise à l'écart de l'exclu nous renvoient à l'opprobre et à l'abjection. Partant de ces éléments, nous avons articulé trois hypothèses. La première entend les représentations formulées sur l'exclu comme des constructions sociales structurées par une matrice trans-historique, émanant de notre culture que nous avons définie comme une organisation symbolique ordonnant notre environnement. Notre deuxième hypothèse affirmait que cette matrice, en associant errance et déviance, déclinait les représentations sur un axe victime/coupable ou bon/mauvais. Enfin, nous avons posé une dernière hypothèse selon laquelle le S.D.F., par son absence d'inscription territoriale, actualisait la figure du "mauvais pauvre" entaché d'opprobre et voué à l'abjection.