2. Réponses aux hypothèses

Nous avons, tout au long de notre développement, tenté de couvrir deux niveaux d'analyse.

Le premier niveau s'est attaché à faire émerger la problématisation de l'exclusion. En nous abreuvant à la complexité de la notion, nous avons écouté les discours scientifiques mais aussi doxologiques et avons déconstruit l'exclusion afin de mesurer son historicité et repérer la figure du S.D.F.

Nous avons découvert que l'exclusion autorisait, par le biais de la "nouvelle pauvreté", le pontage entre la pauvreté et le chômage. L'exclusion se divise, dans le discours des experts, en deux sous-catégories: la précarité et la grande pauvreté. Cette dernière sous-catégorie alimente des discours organisés sur le thème de l'inadaptation sociale et le S.D.F., fixé à l'intérieur de cette grille, épouse les traits de "l'incasable". L'analyse de la genèse de l'exclusion permet d'observer que la structuration interne de la notion, loin de démarrer à la formulation des sous-types, s'élabore au niveau des sous-catégories. Ces dernières portent en elles des traces historiques toujours actives. Ainsi l'exclusion formule une compréhension du social qui s'alimente dans une élaboration antérieure remaniée par notre présent et porte un héritage historique prégnant. Si la notion d'exclusion paraît, de prime abord, vide de sens, elle alimente néanmoins les réflexions les plus sérieuses et recèle un système complexe de classifications des populations, construit par les experts et les scientifiques, reposant sur une hiérarchie des situations de déliaison. Dès lors, nous avons pu observer une déclinaison des catégories orchestrée par l'adhésion aux valeurs communes. Dans cet axe, le S.D.F., sans travail et en errance, est posé en contre-modèle.

Afin de mieux cerner les effets du travail d'énonciation à travers lesquels la réalité de l'exclusion prend corps, nous avons prolongé notre déconstruction en analysant un corpus issu du langage commun. L'étude du lexique démontre que le discours s'abreuve au noyau dur de la pauvreté. Les constellations associatives du syntagme S.D.F. révèlent des connotations péjoratives centrées sur l'errance individuelle et la déviance qualifiant cette conduite. Ces connotations se retrouvent dans les désignations médiatiques et, à l'heure des premiers arrêtés municipaux réglementant la mendicité, c'est l'irrespect des normes qui est pointé, plus précisément la marginalité, empruntant aux domaines de l'évasion et du voyage. Le discours usuel répertorie l'exclusion dans les thématiques de l'ordre et de la mesure et s'énonce dans le champ des normes. De ce forum de voix d'où émerge "l'unita multiplex" qu'est l'exclusion, une idée dominante s'impose, celle d'une hétérogénéité des populations exclues divisées en deux sous-catégories construites sur deux thèmes pérennes: l'assurantiel, regroupant les situations de précarité, et l'assistanciel, définissant des populations jugées socialement inadaptées. Dès lors, derrière l'image première du S.D.F., victime de l'exclusion, s'esquisse un autre contour, celui d'un homme marginal ou déviant, profondément étranger aux valeurs dominantes.

Ces premiers éléments, ainsi collectés, nous ont autorisé à approfondir notre mise en perspective historique en effectuant une analyse des discours passés et présents sur l'homme en errance.

Nous avons ouvert notre réflexion en insistant sur la domiciliation ou l'appartenance à la commune comme critère de distinction entre les pauvres. Le traitement social du vagabond a pris la forme de pratiques répressives et son errance l'a catalogué dans une catégorie déviante. Les théories contemporaines de la déviance inscrivent le clochard et le vagabond dans la catégorie de "l'évasion" et décrivent ces individus comme indifférents aux objectifs sociaux normalisés. Cette désignation a placé le vagabond, et soumet encore le S.D.F., à des pratiques de contrôle social.

La première de ces pratiques s'élabore dans le cadre juridique. L'ancien Code pénal et la réglementation actuelle de la mendicité se rejoignent dans la dénonciation des troubles à l'ordre public et le danger et l'insécurité que représentent ces individus au sein de l'espace collectif. Les dichotomies entre les pauvres apparaissent pleinement et les jeunes errants de passage sont nettement distingués des individus connus et fréquentant les centres d'hébergement comme l'étaient, en leur temps, les vagabonds des mendiants nés sur la commune. Si le droit et la police administrative ont tenté d'interdire ou de réglementer ces conduites déviantes, le discours médical, lui, les a fixées dans la nosographie psychiatrique. Dégénéré ou hystérique, le vagabond est d'abord un malade et il faudra attendre les travaux d'A. Vexliard pour que les facteurs sociaux soient reconnus et soumis à l'analyse. A l'heure actuelle, de nouvelles prises en charge sont apparues ainsi que de nouvelles problématiques de soin, notamment la question de la souffrance psychique. Toutefois, si l'on remarque un changement dans les discours et les pratiques, on peut encore observer quelques traces, discrètes il est vrai, dans les nomenclatures psychiatriques. La trilogie du clochard "hors réseau" mais fixé dans un quartier, du "S.D.F. réinsérable" et du "S.D.F. non-réinsérable" découpe les territoires de la marge et fait apparaître les catégories du "marginal", du "pauvre méritant" et du "déviant". Le S.D.F. "non-réinsérable" est un homme en mouvance, fréquentant peu les dispositifs institutionnels. Son classement dans cette catégorie le condamne, de manière quasi définitive, à occuper un espace situé hors de la communauté des hommes.

Nous avons relevé que cet espace était de nature irréelle et fabuleuse, habité par les figures de l'abject et du monstrueux. Homme d'égouts et de travaux impurs, le vagabond incarne l'envers de notre humanité. Son errance naturelle, inscrite dans son corps, le figure en modèle inversé et sa présence nous est nécessaire afin de nous penser humains, mais aussi pour accréditer nos croyances et nos productions culturelles et religieuses. Le mythe du juif errant est d'ailleurs là pour en témoigner. Poussé par nos interrogations sur la production de ces matrices culturelles trans-historiques, nous avons tenté un éclairage à la lueur du récit mythique. La figure de Caïn, condamné au pays de l'errance, rejoint, dans les dérivations du mythe, celle du lépreux, de l'homme sauvage, de l'homme-loup et du vagabond. Ces figures légendaires et sacrées occupent un espace interstitiel et se muent en hommes-frontières délimitant les territoires de l'inhumanité. Témoins de l'existence de zones de non-lieu, ces derniers auraient vocation à nous garantir la présence d'un centre à la localisation incertaine. En définitive, le débat axé sur les marges et, en filigrane, sur l'exclusion tente de répondre à une question d'abord posée sur le centre (et sur les modalités d'inclusion) trahissant, par là, une cruelle incertitude quant à son existence.

Nous avons, en quatrième partie de ce travail, renoué avec le temps présent. L'analyse des discours de presse nous a permis de répondre de manière plus complète à nos hypothèses. Nous avons mis en évidence la présence de sous-types distribués selon leur degré d'intégration, leur adhésion aux valeurs dominantes et leur conformité aux normes. Cette typologie, présente dans les analyses des experts et des scientifiques, se retrouve dans le discours médiatique. Les catégories sont hiérarchisées et l'individu sans domicile fixe appartient à la population la plus disqualifiée. Nous pouvons donc affirmer que la notion d'exclusion, de prime abord générique et englobante, cache un système de classifications des sujets sociaux mais aussi de discrimination puisqu'elle impose une grille d'évaluation et de jugements lisible dans les réponses institutionnelles fournies aux populations désignées comme exclues. Les catégories "d'incasable" et "d'inemployable", recouvrant les S.D.F., les alcooliques, les dépressifs et les femmes isolées avec enfants, en sont un exemple prégnant et nous indiquent un découpage catégoriel motivé par la conformité ou non aux normes sociales. Nous avons noté que le S.D.F. pérennisait l'image du "mauvais pauvre". Les qualifications qui lui sont accolées (oisif, feignant, alcoolique, malade, errant, inadapté…), et que nous retrouvons dans les discours émanant des experts mais aussi des médias, sont sensiblement identiques tout au long de l'échelle temporelle que nous avons déroulée.

Nous avons relevé, de plus, et au-delà des polémiques tenus entre les différents journaux, qu'était visible une même matrice discursive unifiant l'ensemble des discours. Ces derniers, en effet, sont organisés sur la différence existant entre les exclus et le lectorat. Les populations exclues, plus particulièrement les S.D.F., représentent une altérité radicale et si certains organes de presse utilisent une stratégie identificatoire, c'est alors le thème de la précarité (et non pas celui de l'exclusion) qui est exploité. Le S.D.F. est dépeint dans son inadaptation aux valeurs dominantes mais surtout dans un éloignement de ces mêmes valeurs. Il occupe un espace périphérique, indéterminé au sein du social. D'ailleurs, sa présence dans des lieux chargés de sens et socialisés introduit la confusion la plus totale. A cet instant, c'est l'homme, en lui-même, qui représente une faillite du sens et qui contamine les espaces qu'il traverse. Ce que nous avons remarqué pour le discours médiatique rejoint l'analyse que nous avons effectuée de la dérivation du mythe d'Abel et Caïn. La problématique que porte en lui l'homme en errance s'inscrit dans la lecture, la définition et l'appropriation des espaces et de leur sens. Homme-frontière entre l'humain et l'inhumain, l'ordre et le désordre, le sens et l'insensé, l'errant, ou celui qui n'a pas d'inscription territoriale forte, interroge l'espace car sa présence en bouleverse la signification prédéfinie. L'errance est condamnée par les multiples discours normatifs dont elle fait l'objet. Ces discours sont la manifestation de la présence de l'ordre symbolique dans la culture. Nous avons défini plus haut la culture comme le cadre contenant de nos pulsions. A cet instant, l'errant deviendrait l'image de l'homme reflétée par un miroir magique montrant la profondeur, et non la surface, de chacun et ses désirs les plus enfouis. L'interdit du meurtre du frère, la condamnation de Caïn, sont autant de paroles fondatrices d'un ordre culturel dans lequel l'errance humaine est présente. Le contrôle social a toujours voulu fixer l'errant dans des lieux-prisons ou dans le jeu des catégories discursives, juridiques ou médicales. Lutter contre les fils de Caïn, c'est tenter de gommer le forfait de leur père. L'enjeu se situe dans le respect de l'ordre symbolique et donc dans les efforts mis en place afin de combattre l'errance, si besoin en inventant les coupables. L'interdit du meurtre est fondateur, éradiquer l'errance reviendrait à annihiler son châtiment et à détruire l'ordre culturel. L'errant est là, confiné dans un espace clos et défini par les discours normatifs, tel un témoin. Le danger qu'il représente réside dans le risque de le voir, un jour, déborder de cet espace et déstructurer l'ordre culturel.

Ce constat nous autorise à souligner la présence d'invariants dans la pensée sociale et l'existence d'une matrice culturelle stable associant errance et déviance. L'absence d'inscription territoriale positionne, bien sûr, l'individu comme étranger et dangereux. Mais cet homme, témoin vivant, est aussi un sacrifié et ses chances de réinsertion sont minces. Le poids de la responsabilité individuelle pesant sur ses épaules dédouane la collectivité d'une quelconque responsabilité. Cet état de fait sauvegarde la typologie construite et le traitement réservé aux catégories et, dès lors, pérennise nos cadres de classifications et de compréhension des objets sociaux.

Ces derniers éléments se retrouvent d'ailleurs dans la parole individuelle et sont donc intériorisés. L'analyse des entretiens a démontré la pérennité d'une typologie effectuée à partir de modèles stables, à savoir le "bon pauvre" (le clochard malchanceux) et "les autres" ou "les vrais S.D.F." déstabilisant, par leur comportement déviant et leur refus d'assujettissement à certaines normes, tout le système social de prise en charge. La stratégie sous-jacente est, là aussi, la sauvegarde des cadres de compréhension du monde et le maintien d'un système de valeurs dans son ensemble. Les catégorisations construites par nos trois témoins ont dressé la carte des victimes et des coupables et ont insisté, comme l'ont fait les discours médiatiques, sur la responsabilité individuelle et sur le choix d'un mode de vie marginal. Mais une interrogation subsiste. Les personnes interviewées se trouvent dans une situation de sans domicile fixe mais se différencient de cette population par des stratégies d'opposition. Il faut, bien entendu, entendre un refus d'identification et la volonté de se maintenir dans une image positive de soi-même. Néanmoins, nous avons avancé l'idée que le S.D.F. représentait un idéal-type sans consistance réelle. Dans ce cadre, il épouse les traits d'un contre-modèle à l'altérité radicale dans lequel personne ne se reconnaît. Cette vacuité autorise la catégorisation d'autrui sous cette désignation et permet, au niveau individuel, la sauvegarde narcissique de son image, la croyance qu'il y a toujours plus désinséré que soi, et que tout espoir d'un avenir meilleur reste possible. Au niveau collectif, ce contre-modèle agirait comme une borne délimitant les espaces d'intégration en dressant la cartographie des territoires de la marginalité et de la déviance et en faisant émerger un centre qui aurait fonction de repère normalisé. Pour conclure, nous pouvons ajouter que c'est l'errance qui dessine les contours de la catégorie à laquelle appartient le S.D.F. et que cette dernière continue à articuler la distinction entre les pauvres. Derrière le paravent de la commisération générale, il nous semble entendre la pérennité de quelques vieux démons et la voix d'une volonté collective: celle de croire en un "monde juste" dans lequel les S.D.F., volontairement inadaptés et coupables, n'ont que ce qu'ils méritent.