ANNEXE 6. ENTRETIENS NON DIRECTIFS AUPRES D'HOMMES SANS DOMICILE FIXE.

Entretien avec J., hébergé au foyer depuis quatre mois

J.- Bon, ben, je m'appelle J., je suis né en 1955, en septembre, de parents modestes: mon père était tapissier, ma mère ne travaillait pas et à quatre ans, j'ai perdu ma mère. J'ai trois frères dont un qui me suivait, le dernier, et lui il avait trois ans et il a souffert aussi énormément… J'ai été élevé par ma tante, c'est à dire par la soeur de ma mère sur décision juridique au tribunal des enfants. Mon frère aîné a été élevé par ma grand mère maternelle, lui aussi sur décision juridique. Mes deux autres frères ont été élevés par la D.D.A.S.S. sur décision juridique. Donc on a tous été séparés, enfin séparés oui et non quoi, deux ont été beaucoup plus séparés que d'autres, mais durant toute notre enfance, mes deux frères, je ne les ai vus que… D'ailleurs, même jusqu'à maintenant, j'ai dû les voir à peu près que huit jours. On s'est jamais côtoyé et quand on s'est côtoyé c'était pour s'engueuler, bon parce que y'a eu une jalousie qui s'est faite parce que eux ont pas compris que le tribunal avait accordé une faveur à deux et pas à eux, donc, comme personne de la famille pouvait se permettre de les élever parce que bon, y faut avoir les moyens de pouvoir les élever, donc ça été très difficile pour eux de l'accepter… Voilà…

I.- Tu as été élevé par ta tante, alors…

J.- Oui, alors avec ma tante, ça a été dur parce que je l'ai rejetée. C'était la haine que j'avais que je rejetais sur ma tante, la haine de pas avoir ma mère, que c'était elle qui remplaçait ma mère… Bon, ben, ça, c'est des idées de gosse, en fait. Mais bon, pendant trois, quatre ans, pour ma tante ça a été très difficile. Bon, avec mon oncle, ça s'est pas trop mal passé mais y'a eu ce passage qui a été difficile. En plus de ça, j'avais le passage que notre père il s'occupait pas de nous, pas du tout. J'ai jamais eu un cadeau de Noël ou un cadeau d'anniversaire, ou un petit billet, rien. Mon père nous a jamais donné quoi que ce soit même aux deux enfants qu'étaient à la D.D.A.S.S., c'était pareil… Il n'a jamais d'ailleurs essayé par la suite de vouloir nous récupérer… Et alors suite à des difficultés scolaires, j'ai été obligé heu… d'aller dans un institut médico-pédagogique à l'âge de huit ans et j'y suis resté quatre ans. Parce que j'accumulais du retard, beaucoup de retard c'est à dire que j'étais quelqu'un de très capable mais j'étais bloqué, j'avais envie de rien faire. Donc j'ai récupéré mes années de retard et je suis reparti de cet institut médico-pédagogique avec un an d'avance parce que j'avais trouvé quelqu'un avec qui je me sentais bien avec lui, et j'étais malheureux quand il partait en vacances. J'étais un enfant qui changeait du jour au lendemain. Il s'absentait et ça allait plus, alors j'ai longtemps conversé avec lui et puis sa femme aussi, elle travaillait à l'institut et j'avais beaucoup de sympathie pour elle, mais bon y'avait un petit barrage avec elle. Et puis, bon, j'ai dû quitter cette école et tout le monde pensait que ça s'améliorerait mais ça s'est amélioré grâce à lui et non à cause de ma condition personnelle quoi. Donc je suis retourné à l'école normale, à l'école heu… normale quoi, j'ai repris deux années d'étude que j'ai complètement foirées parce que de nouveau ça n'allait plus. Je redéprimais, je voulais plus rien foutre, mais bon, ça, personne comprenait que je déprimais, aussi bien les médecins que les psys, personne le comprenait… Alors, après, y'a eu le certificat d'études qui a été assez folklorique: mon père, enfin je l'appelle mon père mais en fait c'est mon oncle, alors il m'a descendu devant l'école pour passer le certificat d'étude, une heure après j'peux te dire que j'étais loin de l'école parce que j'ai eu les jetons, parce que à chaque fois qu'il y a un examen, j'angoisse énormément… Parce que aussi bien à l'école primaire que n'importe quelles études que j'ai pu faire, tout le monde me donnait des capacités très grandes, enfin assez larges, et c'est moi, c'est moi qui n'arrivais jamais… Les compositions, par exemple, et ben j'en étais malade, je dormais pas de la nuit d'avant, mais j'le faisais pas voir et personne le voyait, et encore maintenant j'ai peur pour aller voir un patron, pour une embauche, et ben j'les ai comme ça [geste], énormément, et tout le temps. A chaque fois que j'me suis fait arrêter sur la route, c'était une trouille, c'était inimaginable, pire qu'une femme, parce que y'a des femmes qui paniquent, elles savent plus où elles en sont, c'est tout juste si elles se mettent pas à pleurer, mais bon moi j'en suis quasiment là, pourquoi j'suis comme ça moi j'en sais rien moi, j'ai rien à me reprocher, mais bon moi aussi j'en suis quasiment là… Mais bon, mon père m'a dit: bon, ben puisque y'a rien à tirer de l'école, y m'a dit: il faut que tu fasses quelque chose. J'ai dit: pas de problème et donc j'ai choisi la charcuterie, charcutier-traiteur, et j'suis tombé sur un patron à l'époque qu'était un vrai salaud. J'me suis engueulé avec lui et j'me suis barré, j'suis rentré chez moi. Quand mon père a su ce qui se passait réellement, il m'a dit: t'as raison. Alors, j'ai fait trois mois chez lui et j'me suis barré. Parce que j'ai fait partie de la dernière année des dérogations où on avait le droit de travailler à quinze ans, heu… J'avais eu cette dérogation qu'avait été acceptée, donc j'avais commencé et quand mon père s'est aperçu que je travaillais dix-huit heures par jour et que je couchais avec le gamin, le fils du patron, et ben il pas trouvé ça tellement intelligent, ni sain donc, heu… Quand je dis mon père, en fait, c'est mon oncle, hein? ok?

I.- Oui, d'accord.

J.- J'y pense, maintenant. Et en fait, si tu veux, bon, donc j'ai arrêté la charcuterie et il avait trouvé, par le biais d'un restaurant, un apprentissage à faire parce que lui il était client dans ce restaurant. Par force majeure si tu veux parce que lui il travaillait chez X à S. et eux, ils faisaient des séminaires chez eux, des stages, donc j'ai fait trois ans d'apprentissage chez eux et ça s'est bien passé sauf pour l'examen… Bon parce que je suis tombé sur deux chefs: le neveu à P. et puis un autre que je connaissais pas, je crois qu'il faisait partie de la famille P. mais j'suis pas sûr, et c'était les correcteurs. Ils connaissaient bien mon patron et la façon dont j'ai présenté les choses c'était super bien, mais j'ai craqué au moment de le faire, j'ai pris la peur, j'ai pris la peur en plein examen… Ils m'ont quand même donné mon C.A.P. J'ai tenté le brevet professionnel, la même chose m'est arrivée, j'ai eu, quand même, le brevet professionnel mais ça a été assez limite, mais bon je l'ai quand même, j'l'ai pas eu par piston mais par mes propres moyens…

I.- Et après?

J.- Et ben, ensuite, j'ai travaillé pendant six, sept ans dans la restauration. J'ai travaillé dans les wagons-lits, j'ai voyagé là, déjà. Je faisais le Train Bleu, le Train Rouge, je faisais le Mistral, j'sais pas si t'as connu tout ça?

I.- Non, c'est quoi?

J.- Et ben, le Train Bleu il existe encore, le Train Bleu c'était le Paris-Madrid via Bordeaux et le Train Rouge c'est le Paris-Moscou, l'Orient-Express, enfin ce qu'ils appelaient l'Orient-Express c'était, en fait, l'Etoile du Nord. ça m'a toujours fait rire et dans les dernières années, ils l'avaient baptisé l'Orient-Express, c'était le Paris-Bruxelles-Amsterdam, pourquoi Orient, j'ai jamais su… Enfin bref, et puis après, j'ai rencontré mon premier amour qui s'est très mal passé d'ailleurs [rires] Et oui, déjà, parce que bonne pomme que j'étais, ben je le suis resté. C'était une fille que j'avais connu en boîte, à P., et si tu veux, bon, ben, elle travaillait pour la boîte mais enfin elle entraînait plutôt qu'autre chose et j'suis tombé amoureux de cette fille et puis bon, ben, à cette époque là j'avais vingt piges, on s'en foutait, on regardait pas la qualité et cette fille je l'ai sortie complètement de ce bazar… On est resté un an ensemble et, un jour, en rentrant de Moscou, elle avait vidé le compte, l'appartement, et elle s'était tirée. J'lai revue trois ans après, j'lui ai mis la claque de sa vie. ça s'est très mal passé, j'crois que c'est la première fois que j'ai giflé une femme…[long silence]

I.- La première fois?

J.- J 'texpliquerai… Mais y'en a pas eu cinquante, va! [rires] Alors, ensuite, j'suis parti dans l'Jura et j'ai rencontré ma femme, enfin, bon, mon ex-femme, elle était encore étudiante. Ouais bon, parce que faut que j'te dise, j'en avais marre de P., alors bon j'ai sauté dans le premier train, ouais j'suis comme ça, moi! [rires] et j'suis arrivé à T. J'avais envie de goûter aux vins du Jura parce que c'est des vins qui sont très spéciaux et que j'connaissais pas du tout et j'aime le vin, enfin le bon vin. Donc j'étais parti comme ça et j'me suis installé dans un hôtel, bon, ben, l'hôtel, ça coûte cher, hein, même à l'époque, c'était en 76, donc j'ai cherché un boulot, un job, n'importe quoi et je connaissais le directeur de l'école hôtelière de T. J'lai croisé dans la rue comme ça et on a commencé à discuter. Il m'a dit: qu'est-ce-que tu fais? Et j'lui ai dit que j'avais atterri là parce que je voulais connaître les vins du Jura, et il m'a dit: viens à l'école, on discutera et j'ai passé huit jours à l'école comme ça et je donnais un petit coup de main de temps en temps. Il m'a dit écoute: j'connais un restaurateur et j'vais voir s'ils ont besoin d'un cuistot et en fait ils cherchaient un serveur. J'dis: écoute, tu me fais huit jours de formation et puis j'attaque, j'lui demande si c'est possible, j'fais huit jours de formation et paf, il m'embauche! Donc, de là, j'ai connu ma femme en fait, elle était étudiante, heu… elle préparait un bac de secrétariat et elle avait besoin d'aller faire deux stages: un en Angleterre et un en Espagne pour perfectionner ses langues. Comme ses parents n'étaient pas fortunés parce qu'ils étaient sept à la maison et tout, et ben moi, hop, bon prince, j'ai payé les deux formations. Enfin, bon, elle avait une bourse mais sa bourse ne suffisait pas pour la durée du stage donc j'ai complété. J'ai payé deux fois mille cinq cents francs à l'époque. Donc, elle est partie, elle a fait ses deux stages, elle est revenue, elle a passé son bac et on s'est marié. Elle avait dix-huit ans, six ans de moins que moi, donc on s'est marié et le lendemain même, quand on a eu payé tout notre mariage, le restau, enfin tout le bazar, il nous restait deux cents balles en poche et on s'est tiré. On est parti et on a atterri à O. parce que, pour elle, le boulot était très difficile à trouver dans le Jura et il fallait une grande ville pour qu'elle ait des chances de pouvoir démarrer quoi. Comme j'connaissais des gens qui étaient à O., ils nous avaient proposé de nous héberger le temps qu'on puisse s'installer quoi, donc on est allé s'installer là-bas. On a vécu dans une caravane pendant six mois, on a passé l'hiver quand même, on s'est marié au mois d'août et on a eu notre appartement au mois de février, donc, heu, ouais, c'est ça fait six mois. On a commencé à travailler et puis j'ai eu du pot, j'suis rentré à X dans un atelier, et j'ai amélioré de douze pour cent la production et j'ai été embauché et on est resté heu… Six mois comme ça… Et puis on a décidé d'avoir un enfant… Donc le temps a passé, cet enfant est venu au monde et, malheureusement pour nous, on l'a perdu trois jours après. Et là, ça a été un choc énorme, très, très dur pour ma femme ce qui était normal mais pour moi encore pire, j'ai très mal accusé ça… Et quinze jours après, j'ai perdu mon grand-père paternel qui était quelqu'un que j'estimais énormément parce que pour moi c'était un bonhomme: il avait fait la guerre, c'était un gars qui avait travaillé dur, il était cheminot, et je l'estimais beaucoup. Et donc, du jour au lendemain, on a décidé de quitter O. tout de suite… Et puis, tu sais, c'était très important pour moi que l'enfant soit une petite fille, j'peux pas encore l'expliquer parce que je me pose encore la question, mais j'ai réfléchi à tout ça et pourquoi j'avais décidé que j'aurai une petite fille et, en fait, donc, on est revenu sur Lyon et on s'est installé. On est resté trois ans en H.L.M. et, là, j'ai décidé de construire une maison. Mais c'était assez difficile parce que là j'ai passé mon permis et j'suis devenu routier et c'était dur parce qu'il fallait que j'assimile la route, il fallait assimiler les week-ends, il fallait que j'assimile le fait d'entamer un travail qu'il fallait que je termine avant de repartir, j'pouvais repartir pour huit jours comme pour quinze jours ou plus, donc c'était assez difficile et financièrement on n'était pas non plus énormément riches. Heu…, il a fallu qu'on tire sur la ficelle et il a fallu que je finance ma cave et mon garage moi-même, donc par la suite, un an après j'ai décidé que chaque week-end rentré, j'me mettais à ma maison le jour et j'allais faire du gardiennage la nuit, donc j'dormais quand j'avais le temps, j'essayais de récupérer plutôt sur la route qu'autre chose. Et puis, heu, ben les années ont passé, ça s'est bien décanté. J'ai fait une première dépression, dépression nerveuse qui a été assez dure, enfin j'ai loupé un p'tit peu des passages en fait, parce que quand on était locataire, on a eu A., tout s'est bien passé et quand j'ai eu fini ma maison on a eu S. et tout s'est très bien passé aussi. C'est des enfants que j'aime beaucoup, enfin que j'estime beaucoup et qui m'aiment. J'le pense encore, malgré ce qui se passe mais bon, c'est la vie, hein? [Silence]

I.- Ils ont quel âge?

J.- Alors, A., vient d'avoir quatorze ans et S. vient d'avoir heu… huit ans… Alors bon, j'ai fait cette dépression et suite à cette dépression, heu… qui a été très longue, heu, j'ai commencé à me douter de quelque chose du comportement de ma femme mais bon j'étais encore heu… assez fou, j'ai toujours adoré ma femme, même encore maintenant, malheureusement, j'y pense encore alors des fois je l'aime tellement et puis après je la hais, enfin tu vois c'est un truc de fou quoi, j'suis maso parce qu'avec tout ce qu'elle m'a fait enfin, bon… Et puis, si tu veux, un an après, j'ai rechuté parce que tout était devenu presque réel sans en avoir de confirmation parce que je ne voulais pas découvrir la vérité et je ne cherchais pas à la découvrir, donc c'était des rumeurs qui courraient et elles courraient un peu trop fort quoi, et puis si tu veux, quand j'suis rentré, huit mois après cette dépression, oui parce que j'étais parti deux mois sur le plateau, tu sais, en maison de repos suite à mon hospitalisation, parce qu'en fait j'ai été hospitalisé deux fois six mois à la clinique S. à un an à peu près d'intervalle et puis la deuxième période de dépression, j'ai décidé de changer d'air, de prendre un peu d'altitude pour essayer de faire le vide et puis, heu… essayer de me déstabiliser de tous ces médicaments parce qu'en fait ça m'aidait pas psychologiquement et puis intellectuellement, je pouvais pas assimiler les deux et j'avais demandé à être en maison de repos et avec une diminution progressive des médicaments jusqu'à euh… un arrêt total. Un arrêt total de manière à ce que moi je puisse aussi me remettre en question sans l'aide d'un médicament parce que ça te brouille et quand j'suis rentré, ma femme m'a dit: c'est pas la peine de rentrer. J'avais fait creuser la piscine, quand je suis rentré, ma piscine, ils me la livraient et comme cadeau j'ai vu arriver un camion, c'était un camion de déménagement et j'attends encore les explications de ma femme, les vraies… J'attends les vraies… Parce que si tu veux, après, j'ai fait des dépressions puis j'ai fait deux tentatives de suicide. La première, c'était à B. en Allemagne, je voulais rentrer dans un bus avec mon camion et puis au dernier moment j'ai vu qu'il y avait des gosses et bon j'ai contre-braqué mais j'ai failli provoquer un accident monumental. Et puis le deuxième, c'était en Italie où j'avais choisi G., alors celui-là, il était calculé: j'savais qu'à onze heures, G. était très difficile à passer et que de ce côté de l'autoroute, j'pouvais arriver dans le ravin, bon ce qui a fait, c'est que la remorque elle m'a fait chier quoi, c'est tout, [rires] Le camion, y voulait bien mais la remorque, elle, elle m'a retenu, putain je l'emmerde celle-là, j'l'ai maudite, j'peux te le dire, et je la maudis encore… Et j'ai jamais voulu revoir un médecin, disons que j'encaissais sur moi-même, heu, j'estimais que j'étais assez fort pour pouvoir m'en sortir. Mais ça a été de catastrophe en catastrophe pendant trois ans, ça a été la galère… J'ai réussi à bosser un mois, après bon, ça déconnait, j'ai jamais été viré si tu veux, mais mon patron m'a demandé de bien vouloir m'arrêter quoi, parce que les gens sont pas dupes, ils le voient bien, y le voyait bien que j'étais dépressif et personne veut prendre la responsabilité à ce niveau là, c'est trop cher, ça revient trop cher, un accident, tss… Tu peux bousiller une société, surtout maintenant, avec les nouvelles lois… Donc, j'te dis, le maximum que j'ai fait c'est pratiquement un an, puis après j'ai fait deux fois six mois puis après pfeu… C'est pour ça que j'te disais mardi que j'peux pas reprendre la route parce que si c'est pour aller refaire des conneries c'est pas la peine. Donc y faut que j'ai l'esprit beaucoup plus occupé ce qui est sûr et certain, parce que tant que je suis occupé aussi bien manuellement qu'intellectuellement ça m'arrive d'y penser mais moins. Je pense moins à ces trois dernières années de merde, si je pense trop loin, c'est là que c'est catastrophique, parce que bon ça fait trois ans le divorce maintenant… Mais j'me suis même pas présenté au divorce parce que c'était trop dur pour moi, ça fait qu'elle a fait ce qu'elle a voulu, elle a divorcé comme elle a voulu, comme elle l'a entendu, alors j'ai revu mes enfants depuis le divorce mais là ça fait plus d'un an que j'les ai pas revus, parce qu'on se voyait mais en cachette de mon ex-femme parce qu'elle voulait plus me les donner. Alors j'avais entamé une procédure, la demande était faite et j'attendais la convocation et quand j'ai amené les cadeaux de Noël, elle a refusé que je vois mes enfants alors comme j'étais déjà dans une demi-dépression ça s'est très mal passé et c'est là que j'lui ai mis une tarte sur la figure, ça c'est la deuxième tarte…[rires] Et la prochaine, la troisième tarte elle l'a prise mais c'en est une autre oui, parce qu'y a un an, j'ai fréquenté parce que j'ai voulu me remettre quand même, enfin refaire ma vie parce que peut-être j'me suis dis que ça allait peut-être me sauver, j'en sais rien. J'ai rencontré une femme, par l'intermédiaire de son père d'ailleurs, mais involontairement, hein, c'était pas prémédité, j'ai sympathisé avec elle, ça a accroché quoi. Elle avait deux enfants et avec les enfants ça accrochait bien, y'avait aucun problème et puis bon, au bout de six mois, j'ai trouvé que l'argent défilait assez vite, mais moi j'lui avais laissé tout, entière confiance, toujours bonne pomme moi, parce que bon les tartes c'est pas moi quoi, j'aurai jamais fait du mal à une mouche, si on m'avait pas fait du mal, tu comprends ce que je veux dire? Parce que ma tante et mon oncle peuvent te le dire, ils ont jamais compris mon geste, la seule raison qu'ils m'ont donnée, c'est vraiment t'as eu du mal, j'ai dit: ça, c'est mon problème. Parce que moi, j'ai vu ma mère pleurer parce qu'elle me voyait pleurer et elle savait que j'avais mal et j'me cachais pour pleurer… et elle a jamais, jamais voulu me parler ou me conseiller, jamais… Elle m'a toujours laissé venir à elle, parce que ma mère, ma tante, je l'adorais… Par la suite je l'ai adoré, parce que j'lui en ai fait voir, énormément: les premières années ont été très difficiles pour elle, très dures, du style j'te fais prendre une douche, j'te change, j'te mets nickel-chrome, dix minutes après j'lui disais: j'ai fait dans ma culotte, j'avais six, sept ans, j'étais un vrai salaud, un salaud. Par contre, quand on me fait du mal j'suis très long à le faire payer mais j'le fais payer et ça fait mal, ça fait très mal, faut que ça soit en haut de la souffrance mais j'te le dis franchement, honnêtement, j'aurai jamais fait du mal à une mouche, non, enfin, des fois ça passe... Le problème avec cette jeune amie c'était qu'y avait quelque chose qui collait pas dans les comptes, alors elle me fait: pourquoi? J'lui dit: écoute ça fait deux mois y'a un trou de mille deux cent balles, elle me dit: non, non, c'est pas possible, j'lui dit: écoute, j'te laisse carte blanche, d'accord, j'te laisse la carte bleue, ok, moi je prends ma carte journalière, c'est à dire j'ai un compte mais j'peux tirer que sur la région Rhône-Alpes, d'ailleurs moi j'aurais dû faire le contraire, si tu veux, parce que moi, étant sur la route, s'il m'arrivait un pépin j'étais marron, c'est des cartes de la région, en plus comment veux-tu que j'me tire à l'étranger avec ça? Enfin, bon… En fait, j'me suis aperçu que c'était moi qui payais les traites de la voiture de son père, là j'ai poussé une gueulante, j'ai poussé ma gueulante et ça s'est arrêté. Seulement le jour où elle m'a foutu à la porte, elle m'a fait un p'tit trou de deux mille balles, enfin pas le jour exactement, la veille, la veille. Elle m'a dit: tes affaires sont devant la porte, tu peux partir! J'lui ai dit: t'es sûre de ce que tu fais? Elle me dit: ouais, j'lui ai dit: t'as aucune autre raison? Elle me dit: c'est clair, j'veux plus te voir, j'lui dit: t'es chez toi, tu fais c'que tu veux, mais pense à une chose: tu risques de faire très mal aux enfants. Enfin bon, en plus, elle avait plus ma carte bleue, elle me dit: elle est restée dans le distributeur, j'lui dis: quand? Y'a huit jours, elle me répond. J'lui dis: quoi? Et c'est aujourd'hui que tu me le dis? Bon, alors qu'est-ce-que je fais? Je pouvais pas y aller le soir même, le lendemain, j'avais une réunion c'était un samedi, une réunion au C. avec le patron et les employés bon, ça me turlupinait, ça me turlupinait, à un moment donné, c'était onze heures, j'lui ai dit: il faut absolument que j'y aille. Putain, j'arrive à la banque, y'me dit: mais dites donc vous recevez vot'courrier? Y'me dit: j'vous ai envoyé un accusé de réception, vous avez deux mille francs de découvert en plus de l'autorisation… Y'me dit: oui, on était bien d'accord sur le contrat pour la carte bleue, j'vous accordais deux mille francs de découvert, éventuellement, vous avez besoin, je vous refais une petite marge mais doucement, ben oui c'était convenu comme ça… Alors y me dit: ben oui, mais au total, c'est quatre mille francs que vous avez de découvert. J'lui dis comment? Là j'comprenais pas là, j'repasse à la maison, j'lui dis: donne-moi les comptes, elle me dit: c'est tout dans tes cartons, elle me dit tu dégages, j'lui ai dit: écoute, y'a un trou de deux mille balles. Bon, elle a dit: c'est pas vrai! J'lui fais voir les comptes, y'avait moins quatre mille cent et quelques, elle me dit: c'est pas moi, si t'es pas content, tu vas te faire enculer, bon j'lui ai pas décollé la tête mais presque, j'lui ai dit: j'vais les payer les pots cassés, t'es une vraie saloperie… [silence] Et voilà comment on atterrit au Père Chevrier! [Silence]

I.- C'était quand ça?

J.- En octobre. J'suis arrivé le onze octobre parce que ça c'était au mois de septembre. Et puis fin septembre, colères sur colères, rage de me faire blouser pour pas dire autre chose, j'ai tout plaqué, j'ai pris ma colère, enfin ma colère, c'était pas une colère en fait, c'était un re-début de dépression quoi… Alors j'ai encore tout plaqué quoi et puis j'me suis fait virer parce que j'étais plein, j'avais avalé des cachetons et puis de l'alcool en même temps, mon patron l'a su et on s'est engueulé, j'ai été licencié pour faute grave, parce que bon j'étais pas dans mon état, je l'ai insulté, j'lui ai dit: tu mets ce que tu veux sur le motif, j'en ai rien à foutre, de toutes façons j'irai même pas la chercher ta lettre, y m'a dit: j'te l'envoies, j'lui ai dit: c'est même pas la peine de m'l'envoyer, j'ai plus d'adresse! ça faisait huit jours que j'dormais dans son camion, il l'avait même pas vu, parce que bon j'étais chez elle. Parce qu'avant de la connaître, j'étais toujours en international et quand j'rentrais et que j'avais les enfants, j'étais à l'hôtel où y'avait quatre, trois lits j'veux dire ou alors j'prenais deux chambres qui étaient communicantes, ça me coûtait la peau du cul mais enfin bon ça c'est pas grave, j'avais mes gosses, j'étais heureux et eux étaient très heureux aussi parce qu'ils dormaient à l'hôtel, ils étaient chouchoutés parce qu'on était toujours au même hôtel, c'était à l'hôtel C. à B. et c'étaient les petits dieux, on allait à la patinoire, on allait au cinéma, au mini-golf, on se marrait vachement quoi et elle, ce qu'elle a pas supporté, c'est que ce que je faisais, elle, elle pouvait pas le faire. Moi, j'bouffais mes douze mille balles pour mes gosses, bon j'me gardais une partie de mes frais pour que je puisse vivre sur la route mais j'bouffais sans exagérer dix mille balles facile pour quatre jours par mois, un week-end sur deux, mais bon c'était pour eux… Alors j'ai dormi quinze jours dans ma voiture et puis j'ai atterri ici parce qu'en fait, si tu veux, j'ai cherché de l'aide, comme j'étais à D. j'ai cherché de l'aide à comme qui dirait le C., tu sais c'est une espèce de machin social qui s'occupe de la réinsertion, tout ça, des gens en difficulté quoi et y m'ont donné des adresses. Mais, tu sais, c'est des genres d'endroit que tu connais pas quand t'as jamais fréquenté, tu sais pas à quoi t'attendre, alors, j'ai atterri au Père Chevrier donc parce que bon y'a eu la petite période de froid au mois d'octobre que j'ai mal supporté, bon j'te dis, j'ai quand même quarante trois ans, j'ai plus vingt piges, dors dans une voiture et tu m'en diras des nouvelles. [rires] Tu fais à peu près un mètre soixante dix, hein? Tu verras [rires] Et, attention, que sur la banquette arrière hein? Tu verras c'est assez folklo [rires], c'est folklo… [silence]

I.- Et quand tu es arrivé au foyer, comment ça s'est passé?

J.- J'ai failli foutre le camp en fait, mais j'me suis dit que ça me servirait pas à grand chose de foutre le camp parce que j'me suis dit que ça m'aiderait pas plus. Et comme on m'avait dit que y'avait du social, que y'avait des gens qui entouraient, on m'avait dit, bon pas des monts et merveilles, mais on m'en avait dit du bien, donc j'ai fait confiance. Et j'aurais jamais dû faire confiance, j'aurais peut être dû re-rentrer dans une clinique, je sais pas, j'ai peut être eu raison, j'ai peut-être eu tort, je sais pas, mais enfin bon, c'est moi le seul juge en fait. [silence]

I.- Et tu as vu quelqu'un au foyer?

J.- Non parce que j'ai pas confiance alors c'est pas la peine… Alors bon j'vais à la "pause D.", j'sais pas si tu connais?

I.- L'accueil pour toxicomanes?

J.- Oui, mais on peut aller boire un café tout ça même si on l'est pas, on te dira rien. J'ai revu l'ancien docteur que j'ai connu pour la naissance d'A. qui travaille à mi-temps là-bas, alors bon, elle m'a pas reconnu, mais moi, c'est par sa voix que j'lai reconnue, parce qu'elle a une voix un peu spéciale, j'me suis dit: cette femme j'la connais, enfin cette voix, j'la connais mais j'l'avais jamais vue et j'suis resté une heure et j'ai jamais eu l'occasion de voir son visage alors ça m'a emmerdé, ça m'a turlupiné pendant trois, quatre jours, alors j'ai décidé d'y retourner pour aller voir et j'suis tombé nez à nez avec elle et j'lui ai dit: vous, vous êtes le docteur X, elle me fait: oui, pourquoi, j'lui dit: vous me reconnaissez pas ? Elle me dit: vous me rappelez quelqu'un mais je vois pas qui, alors j'lui dit: D., alors, elle me dit: vous êtes pas marié à la belle-fille X et j'lui dis: si, alors on a discuté, bon elle a été vachement surprise parce que bon, beaucoup de gens ont été très, très surpris, énormément surpris, tu vois ce que j'veux dire? Parce qu'on s'aimait très profondément et bon personne a compris le comportement qu'elle a eu parce que moi j'étais le mari, heu le mari, ce qu'on appelle le mari idéal, j'étais l'homme idéal, parce que ça a été très rapide, en l'espace d'un an et demi ça était heu… Mais sans que je m'en aperçoive… Mais j'ai eu la preuve, la preuve parce que bon moi, j'm'en foutais, on me disait t'es le mari idéal, tu passes la serpillière, tu fais à bouffer, tu langes les gosses parce que bon les gens de mon âge, de l'époque, dix ans en arrière, bon, la femme au foyer, toi tu rentrais du boulot les pieds sous la table… Alors, bon, ça a surpris beaucoup de monde… [silence]

I.- Et à la "pause D.", comment ça se passe?

J.- Et ben, j'y vais, je vais boire mon café et puis comme ça j'peux réfléchir à certaines choses très tranquillement sans être emmerdé parce que bon quand les gens sont dans le cirage, t'as pas de bordel, t'as pas de bruit c'est pas comme quand tu vas à la Péniche. A la Péniche, y jouent à la belote, bon j'ai rien contre hein, mais bon si tu veux c'est plus bruyant, c'est machin, alors si tu veux de temps en temps, j'vais là-bas, mais bon j'y vais pas souvent: une fois par semaine ou moins alors quand y me voient pas, y sont vachement étonnés… Surtout elle, puis elle me dit: ben, vous savez que si ça va pas, vous venez me voir; hein? J'lui dis: non, moi j'suis pas dans leur cas hein, oui je sais très bien, elle me dit mais si vous avez besoin vous venez me voir, parce que bon j'lui ai expliqué parce qu'elle savait déjà une partie de ma vie mais pas complètement non plus, donc suite à ça, j'lui avais expliqué et elle m'avait dit: bon, écoute, si tu as besoin, tu viens me voir. Mais ça me fait chier parce que je sais que ça sert à rien, regarde les deux stages que j'ai fait en clinique, ça m'a servi à que dalle! La preuve: c'est que j'suis toujours au même point, j'suis toujours à craquer. Parce que, bon, quand tu te vois trois jours après, tu dirais une espèce de zombie à moitié démantibulé qui sait plus où il en est ou qui il est, et ben je vais te dire, tu te poses quand même des questions, tu te demandes si tu vas rester comme ça ou si tu vas revenir droit et quand tu rentres, tu te dis: mais, en, fait le premier stage que j'ai fait ça a servi à que dalle et c'est là que tu te poses des questions. Et puis, de toutes façons, j'irai pas la voir à la "pause D." si j'y allais, j'irais à son cabinet… [silence]

I.- Pourquoi?

J.- [silence]. Parce que heu… C'est peut-être psychique, je sais pas, mais j'ai l'impression, heu, enfin j'veux pas donner l'image, une fausse image en fait. J'veux dire vis à vis des autres, j'veux pas que ça soit interprété comme heu… que j'suis camé ou heu… que je sois malade éventuellement du S.I.D.A. Heu… j'l'admettrai pas. Parce que bon quand j'y vais boire un café c'est pas pareil, on sait que je viens pour boire un café parce que bon on m'a posé souvent la question: qu'est-ce-que-tu fais là? Bon, ben, je viens dire bonjour à des amis, je bois mon café, je reste un quart d'heure, vingt minutes et je m'en vais, alors ça peut paraître bizarre, j'sais pas, non? [Négation de la tête] ça te choque ou pas, toi?

I.- ça me choque pas non, si tu vas là-bas, c'est que tu as trouvé quelque chose ou que tu en attends quelque chose…

J.- c'est vrai qu'il y a plus de chaleur, c'est vrai qu'il y a plus de chaleur parce que bon, y sont entourés par une infirmière et puis y'a deux autres personnes… heu… de la D.D.A.S.S., j'sais pas, quelque chose comme ça et en tant que médical, c'est pas des psys tout ça et ces gens heu… Ben ils ont une façon d'aborder la personne heu… et ben j'ai pas trouvé ici au Père Chevrier, parce que bon y te laissent venir et ça m'avait vachement marqué parce que bon quand tu rentres pour la première fois chez eux on t'explique, et à la fin on te dit: bon ben, si vous voulez un café, c'est là, si vous avez une petite faim, y'a des gâteaux, vous amenez ce que vous avez envie et puis c'est tout. Par contre quand tu rentres, on te demande pas tes papiers d'identité, on t'appelle par ton prénom si c'est le tien, si c'est pas le tien on s'en fout, donc si tu veux c'est une mise en confiance qui est faite sûrement plus pour les camés que les gens comme moi, hein ? C'est logique, non? Mais, bon, tu fais ce que tu veux, t'as envie de discuter, tu discutes sinon non. Par contre, si tu veux ici [au foyer] quand tu veux voir quelqu'un en fait, soit pour une aide momentanée, hein, ça peut être cinq minutes comme ça peut-être un peu plus long, ben tu l'as pas, on te pose une question: bon, qu'est-ce-qui va pas? Et puis c'est tout, si tu veux tu n'as pas heu… J'dirai pas une chaleur parce que c'est pas des gens qui peuvent se permettre de perdre du temps à ce point là, mais bon tu n'as pas cette approche, je suis sûr que, même dans beaucoup de cas, ici, au Père Chevrier, tu as des gens qui ont besoin de cette approche, ils attendent quelque chose et ils peuvent pas l'avoir parce qu'ils l'auront jamais. C'est ce que je reproche, c'est ce que je reproche, tu as des gens qui sont fragilisés par quelque chose, mais, en fait, ils cherchent pas à savoir… Moi, j'en ai connu un, heu, c'est un algérien, pourtant il était super gentil, c'était un mec adorable. J'l'ai vu criser deux, trois fois, mais méchant, les tables tout ça, ça volait, et un jour, j'lai croisé près du foyer. J'lui ai dit: bonjour, mais j'avais les jetons en fait, j'avais les j'tons parce que tu sais qu'il était lunatique, hein, tu te rappelles? [hochement de tête] Alors j'lui dis: bonjour, ça va? J'lui dis: tu veux qu'on discute un peu? Si tu veux pas, c'est pas grave, on s'en va. Y m'a dit: pas maintenant. J'lui dis: écoute, le jour où t'as besoin de discuter, viens me voir. Deux jours après, le Père Chevrier lui a envoyé une lettre comme quoi y voulait le virer parce que heu… Bon, ce qui était normal en fait, il est venu me trouver, y m'a dit toi t'es français, moi j'parle mal le français alors explique moi. En fait il lui demandait d'aller faire un stage, d'aller passer une visite chez un psychologue et un psychiatre et si cette démarche n'était pas suivie, il serait obligé de quitter l'enceinte de la société. Bon, ben à expliquer c'était pas facile parce que lui psychologue et psychiatre, y comprenait pas. Pour lui, il avait compris qu'ils le traitaient de marteau et c'était vachement dur hein, j'ai mis une journée pour lui faire comprendre qu'en fait, si tu veux, ils le foutaient pas dehors mais qu'ils désiraient qu'il y ait un certain soin qui se fasse et ils le gardaient. Après j'ai chopé son référent le soir, c'était X. J'lui ai dit vous avez tourné la lettre comme des salauds, là, déjà, y sait pas lire, y sait pas écrire, lui envoyer un courrier où vous écrivez comme des salauds, heureusement qu'il tombe sur un français qui veut bien encore perdre son temps parce que le pauvre là… Alors maintenant vous faites quoi? Tss… Et ben, en fait, ce pauv'gars j'ai essayé de l'aider tant que j'ai pu mais y s'est mis à avoir de la haine et y'a eu un problème avec une histoire de couteau et je sais pas si à l'heure actuelle y serait pas en prison… C'était un pauv'gars: il a perdu sa mère et son père d'après ce que j'ai compris parce que c'était assez difficile à comprendre, alors il aurait perdu son père et sa mère qui étaient algériens, les deux en même temps et sous ses yeux et il a pas supporté, il devait avoir une douzaine d'années, il a vingt-trois ans maintenant ou vingt quatre, ah mais non il doit avoir au moins vingt cinq ans puisqu'ils l'ont accepté ici… Et donc, en fait, si tu veux, c'est ce que je reproche, on te balance n'importe quoi, n'importe comment sans savoir si ça va être bien perçu, mal perçu et si ça risque de poser un problème au plan moral et ben on s'en fout complètement, c'est pour ça que je suis en haine avec cette histoire de social, j'ai la haine contre ce mot là et quand on parle des exclus c'est là, en fait, qu'on est exclu: on est exclu du social. Moi, quand j'ai vu l'assistante sociale et que j'lui ai présenté mon dossier des A.S.S.E.D.I.C., j'ai eu l'impression que ça l'emmerdait et quand j'y suis retourné et que j'ai demandé une aide financière ben c'était pareil mais bon elle aurait pu comprendre que j'en avais marre de faire la manche. [Silence]

I.- Tu fais la manche?

J.- Ouais, mais bon, déjà, ça été très humiliant, mais bon si tu veux survivre quand t'as pas une tune… Bon, ça aurait été un bon moyen pour arrêter de cloper mais bon t'es bien content de rentrer dans un café et traîner une heure ou deux… Alors bon j'avais mon petit coin, j'faisais mes cinquante, soixante balles en deux heures à peu près. Alors la première fois que j'me suis présenté avec mes lunettes, tout le monde me regardait de travers, j'étais bien rasé, bien rasé, hein, alors les mecs y m'regardaient et puis j'ai mis deux, trois pièces jaunes dans ma main, t'sais, mais en fait, j'étais trop propre, et j'vois un pote, c'était un gars que j'connaissais parce qu'on avait mangé ensemble, j'lui dis: j'comprends rien, comment que tu fais toi pour faire cent balles en deux heures, moi j'ai même pas fait trois francs en une heure et demie? Et c'est là qu'y m'a dit: enlève tes lunettes, tu fais bourgeois, mais bon sans lunettes j'y vois à peu près de loin mais ça s'arrête là, enfin bon j'avais pas besoin d'y voir là, alors y m'dit ton pantalon, tu le remplaces par un jean un peu, hein… Et puis tu verras, ça ira mieux. Et effectivement, j'ai laissé passé une semaine, j'ai dit tant pis, j'étais sale, pas rasé enfin la totale quoi et la semaine d'après j'y suis retourné et ça a marché mais c'est humiliant, c'est très humiliant… Alors c'est les femmes qui donnent le plus et j'ai vachement été surpris parce que ce sont les femmes qui possèdent le moins qui en donnent le plus, souvent, tu verras facilement une mémé, tu vois, qui a une boîte d'oeufs, elle va te donner dix balles… Par contre, j'ai trouvé un secteur par la suite du côté du cours Charlemagne, le dimanche, où alors là ça m'a vachement frappé d'ailleurs parce que tu as la moitié des gens y te donnent dix balles et puis un p'tit pain ou un croissant ou une baguette… Mais bon le jour où j'ai touché mes A.S.S.E.D.I.C., j'suis allé à l'hôtel et je me suis payé une bonne cuite, j'en avais assez chié pour les avoir, j'me suis dit: allez, hop, j'me fais la totale! J'ai mangé au Sofitel, j'ai couché dans un hôtel pas loin, j'suis monté avec une bouteille de whisky, le lendemain matin quand j'me suis réveillé, elle était vide, j'avais dû la boire et comme j'avais attaqué dans l'après-midi, putain t'aurais dû voir ça, [rires]. Alors j'ai rattaqué d'entrée le matin parce que j'avais la gueule de bois et là ça a été mieux. Mais j'dis que c'est des expériences à faire même quand on en n'a pas besoin et j'pense qu'il faut le faire pour se rendre compte de ce que ça fait, parce que ça fait quelque chose quand on a tout eu, bon j'dis tout eu, j'm'entends, hein! Quand on a bien vécu et qu'on se retrouve comme ça j'crois que ça fait poser beaucoup de questions qui restent en bonne partie sans réponse mais bon peut-être que ça viendra… C'est pour ça que quand tu te poses une question, il faut que tu sois dans un contexte ou tu peux réfléchir parce que c'est pas le tout de te dire: et ben qu'est-ce-que que je fous là? ça sert à rien parce que si tu te poses cette question, la réponse c'est que t'es un con, d'accord? Par contre, si tu te poses la question dans un contexte, un endroit où tu te sens bien et que tu peux obtenir tout au moins un dixième de cette réponse, tu peux espérer quand même arriver à une réponse alors des fois ça peut venir tout de suite comme ça peut attendre parce que toi même t'as pas compris la question que tu te posais, j'sais pas si j'm'exprime bien, là… C'est pas toujours évident surtout pour quelqu'un qui a un niveau, heu… un coefficient tout à fait normal quoi, j'suis pas… Parce que heu… Bon j'peux être satisfait de ma réponse mais il va peut-être encore me manquer quelque chose, d'accord? Et là, à la "pause D.", j'ai la tranquillité, ça m'est arrivé, tu vois, de demander la chambre de repos parce que j'étais gêné par un bruit ou par quelqu'un, donc on m'accordait une demi-heure la chambre de repos et je m'allongeais, je m'allongeais pas, je faisais ce que je voulais. Mais, bon, tu vois, là, de nouveau, j'en arrive à déprimer, tu vois ça fait une quinzaine de jours j'me sens mal à l'aise mais vraiment mal à l'aise quoi. Là j'ai mon pote qu'est parti, j'me sentais bien parce que bon c'est pas que c'était mon protecteur mais j'avais confiance en lui, je savais que quoi qu'il arrive à nous deux on aurait pu se dépatouiller. C'était un mec que j'aimais beaucoup parce qu'il me comprenait aussi et moi j'le comprenais, on a discuté beaucoup, échangé des idées et tout, et on se comprenait bien. Alors, ça m'a fait chier en fait, si tu veux, j'en ai même été jaloux qu'il aille bosser, c'est con hein? Tu sais, il est parti vendredi dernier, c'est con hein d'en arriver là? C'est idiot, hein? Surtout à quarante-trois ans, à quarante trois ans, on n'a pas… Au contraire, j'étais vachement content d'un coté mais ça me faisait chier parce que bon… T'as pas le droit d'être jaloux du bonheur des autres quoi, surtout pas là, pas là, pas dans ce contexte, tu peux être jaloux de ton voisin, j'le conçois mieux mais quand t'en as un qu'est dans la merde, qui se fait chier qu'arrive à dépatouiller son problème parce que j'peux te dire que, lui, son problème, il était aussi chiant… Il est parti, il avait pas une tune, moi j'lui ai donné ce qui me restait, puis il a réussi à avoir une aide par S.O.S. Relais, donc il a pu partir avec un peu d'argent, parce qu'il avait toujours pas son R.M.I… Maintenant il fait de la livraison de fleurs pour un horticulteur, surtout qu'il a eu du mal à le décrocher parce qu'au départ il lui avait refusé la place parce qu'il pouvait pas faire la navette entre S. et L. parce qu'il avait pas de véhicule, alors il lui avait refusé la place et ensuite, il l'a rappelé une semaine après en lui disant qu'éventuellement il pourrait lui prêter sa caravane. Alors, si tu veux, j'ai été vachement heureux pour lui parce que j'me suis dit: même si c'est pour un mois, il a l'habitude: c'est un ancien légionnaire, il sait ce que c'est hein? Donc j'étais vachement heureux, mais quand je l'ai lâché, putain…

I.- Et tu as pas lié d'autres amitiés?

J.- Non, c'est pas possible, quand tu vois ce qu'il y a…

I.- C'est à dire?

J. J'peux pas me mettre avec des gens comme ça, c'est pas possible, t'as la moitié qui sont quasiment des cloches et c'est par leur faute, heu… T'en as qui ont souffert tellement qu'ils se laissent aller, alors bon, tu peux pas leur en vouloir et puis bon t'as tous les autres… Parce que faut savoir, bon, c'est pas que des accidents de parcours, là heu… c'est des vrais, hein c'est quasiment des vrais S.D.F., ils ont ça dans le sang, bon ben là aussi c'est comme ça et tu peux rien y changer… Et puis y sont pas plus heureux pour ça même si y'se rendent pas compte…

I.- hum, quand tu dis ils ont ça dans le sang, c'est quoi qu'ils ont?

J.- Ben tout ça quoi, même si c'est pas leur faute… Pas se laver, taper la manche avec les combines, regarde, moi j'savais pas hein, ben c'est normal, c'est pas pareil… Mais bon, moi j'comprends le problème du social parce que quoi que tu fasses pour eux, ils s'en sortent pas parce qu'ils peuvent pas parce que bon, à un moment donné, faut vouloir aussi… Et y'a pas que des étrangers, hein, ça il faut le dire aussi… Regarde mon copain, bon ben lui ça y est, il a trouvé même si ça dure pas, bon ben, même si c'est dur pour moi, bon ben c'est bien pour lui… C'est vrai que c'est dur, j'ai les nerfs qu'il soit parti… Voilà… C'est pas évident, tout ça… Mais c'est vrai que là j'me sens mal, vraiment mal… Bon peut-être qu'y faudrait que je refasse un stage à la clinique, ça m'a servi à que dalle l'aut'fois mais bon ça serait peut-être mieux pour moi, parce que là, bon ben j'me rends compte que j'suis en train de redéprimer encore une fois, alors peut-être que je serais mieux là-bas en fin de compte, parce que le foyer, tout ça c'est pas tellement pour moi…

I.- Tu te sens différent, en fait?

J.- Ben quelque part, oui quand même… [silence]

I.- Mais tu te sens différent par rapport aux gens qui sont là-bas ou par rapport à ce que le foyer peut t'apporter?

J.- Ben, les gens, c'est ce que j'te disais tout à l'heure, tu peux rien faire avec eux quoi, c'est fini, y'a plus rien… Disons heu… et j'dis ça sans, enfin heu… en les respectant… Chacun fait ses choix à un moment donné même si bon peut-être que y'en a qu'ont pas trop choisi mais bon, y'en a qui restent comme ça quoi… Non et puis bon, moi ça m'apporte pas, le foyer parce que bon, moi j'ai besoin de calme aussi pour toutes ces questions, là… Donc oui, là j'crois que la clinique, ça serait mieux, enfin y faut que j'vois tout ça et puis qu'on me prenne…