Entretien avec T., 31 ans, hébergé au foyer depuis deux mois

I.- ça fait combien de temps que tu es au foyer?

T.- Ca fera deux mois dans quatre jours, tu vois je les compte hein?

I.- Oui, je vois… Et avant le centre? (coupe)

T.- Ben avant le centre, j'avais la bagnole et puis après on me l'a volée, mais bon c'est ma faute j'la bougeais jamais, ben j'avais pas l'essence alors ils l'ont embarquée…

I.- qui ça?

T.- Ben j'sais pas on me l'a volée ou c'est peut-être les flics parce que quand elles bougent pas ils les remarquent, y passent devant et tout, y surveillent, total y les embarquent et toi t'as plus rien… Alors j'ai été vers Perrache mais bon là-bas avec les cloches c'est le bordel et puis j'étais vers la fosse et puis bon j'avais pas trop envie de rester vers la place C. parce que c'est là que j'travaillais avant, alors t'imagines ma grand-mère…

I.- Tu travaillais à la place C.?

T.- Oui avec ma grand-mère qui tenait le bar. Mais de toutes façons, le bar ça aurait été terminé parce que ma grand-mère elle l'a vendu, mais là elle attend les sous et elle a presque pas de retraite, et, en plus, elle l'a vendu y'a plus de trois mois mais elle a pas les sous parce que c'est bloqué chez les huissiers. Et j' peux pas aller habiter chez ma grand-mère parce que dans ma famille il dirait que c'est pour l'héritage, mais moi j'ai mon honneur même si ma grand-mère elle pleure… Tu crois que ça lui fait plaisir de me voir comme ça? Elle en est malade la pauvre vieille… Surtout que mes oncles, ils sont à L., y'en a même un qu'est milliardaire, il est associé dans le casino de D., lui il est dans les machines à sous… J'ai toujours travaillé jusqu'à la dernière période…

I.- Tu avais déjà quitté le bar quand ta grand mère l'a vendu?

T.- Ouais, bon j'texplique: tout ça, ça vient d'un mariage foireux , et c'est là que j'ai plongé. J'ai divorcé y'a cinq ans et j'ai un enfant de huit ans. Quand on s'est séparé, j'ai pas eu, comment dire, de visite pour mon fils, c'est elle qui l'a eu, enfin je veux dire la garde. A l'époque, elle m'avait dépensé trois chéquiers, j'ai, heu, huit cent mille francs de découvert que j'peux pas rembourser. Alors, je la revois quand je vais voir mon fils, on parle d'autres choses et d'autres, on se dispute pas, non, mais moi je lui en veux… Là où j'lui en veux le plus à ma femme, c'est rapport à mon fils. C'est qu'elle m'a empêché de le voir grandir quoi, ça je lui en veux et je lui en voudrai toute ma vie et depuis ce moment là, j'arrive pas à m'en remettre. C'est pas question des femmes parce que ça, des femmes, on peut en avoir, mais c'est rapport à mon fils: elle m'a enlevé ce à quoi je tenais. Mais c'est mon fils qui fait que je m'accroche à l'avenir sinon ça en vaut pas la peine… Moi je le voyais pas grandir, je le voyais pas évoluer et ça c'est dur. Voilà quoi.

I.- Et c'est suite à ton divorce que tu as quitté le bar?

T.- Ouais, ben tu sais comment ça fait, on avait des mots avec ma femme, elle rentrait pas ou alors c'était moi et puis j'buvais des coups … Et puis bon après j'en ai eu marre et puis j'suis parti…

I.- Tu es parti où?

T.- Oh pas loin, j'trainais la journée, j'rentrais plus, j'allais plus bosser… Mais ma grand-mère, elle le savait, elle lui avait dit l'autre, elle me cherchait pour la pension et puis le procès… J'y crois pas tsé… C'est elle qui se barre et en plus elle vient faire chier ma grand-mère. Bon ben ça aurait été pour mon fils, j'veux bien mais je savais bien que c'était pour elle le fric, j'le savais… Et puis oh, avec tous les chèques qu'elle a fait que c'est à moi maintenant de rembourser… Mais je demande rien, c'est ma fierté et ma revanche parce qu'on a tous une revanche à faire et là c'est la mienne, rapport à mon fils. Là, maintenant, ça va parce que je travaille dans la viande. Je débite de la viande, on a dix secondes pour débiter, c'est pour des raviolis. Mais j'sais pas jusqu'à quand je vais faire ça. J' peux pas avoir d'appartement encore, rapport à la caution parce que j'attends ma première fiche de paye. C'est pour ça que j'suis au centre. Ça fait deux mois que j'y suis… C'est dur…

I.- Tu te rappelles du premier soir où tu es arrivé?

T.- Ah ça j'oublierai pas, non, la première fois où j'y étais, j'suis rentré, j'ai vu deux, trois personnes et j'me suis dit non, j'y vais pas, ça fait rien, je dors à la rue parce que… Rien que de voir les gens, j'me suis dit, non j'peux pas être tombé aussi bas, c'est pas parce que j'ai pas de travail que j'suis tombé aussi bas, puis j'ai ravalé tout ça, ma fierté quoi, et puis j'y suis allé quand même… C'est vraiment un monde à part là-bas… Mais bon c'était l'hiver et tout , j'me caillais, j'avais plus de bagnole et tout… alors hein, qu'est ce tu veux faire?

I.- Et maintenant?

T.- Ah ben maintenant, euh… que j'ai dit à tout le monde que je travaillais bon, tout ça, et ben ils s'occupent de moins en moins de moi: ils me lavent pas mon linge, j' demande une chemise, y m' la donnent pas. On dirait vraiment qu'ils veulent qu'on reste dans la merde où on est quoi, tu vois… C'est comme le matin y nous mettent dehors à sept heures, bon, moi je veux bien, pour chercher du travail, tout ça, mais le week-end, y pourraient pas nous faire dormir une heure ou deux de plus? Le week-end, y nous foutent dehors le matin et on fait rien parce que, pratiquement, tout est fermé, alors vous traînez dans la rue, vous avez pas le choix… Alors j'ai quelques copains mais ça vaut rien parce qu'on prend une amitié mais après on vous fait une crasse, alors qu'on fasse une crasse à quelqu'un qui a de l'argent, moi j'veux bien, mais qu'on se vole entre nous, non. On est tous là, tous là pour la même raison c'est parce qu'on s'en sort pas. Mais y'a des gens qu'ont pas de scrupules, ils voient un plus faible et hop! C'est comme au début du mois, là y'a le R.M.I. alors y sont tous bourrés ou alors c'est le vol. C'est le grand cirque là bas, enfin tu connais, mais faut pas intervenir, faut se tenir à l'écart, c'est des trucs entre eux, c'est des violents… C'est ça qu'est dommage, on pourrait faire des amitiés mais y'en a toujours qui font des arnaques. C'est vraiment un monde à part là-bas. Le problème c'est une fois que vous êtes entrés dans le système, y veulent pas que vous en sortiez, les associations, elles font tout pour pas que vous vous en sortiez. T'imagine le centre sans les mecs? Quelque part, en dons et avec les allocs de la D.D.A.S.S., les associations elles sont riches, non? Heureusement qu'on est là pour eux, si y'avait pas nous, y'aurait encore plus de chômeurs parce que tous les gens des associations ils sont payés pour ça, c'est pour ça qu'y veulent pas qu'on se sorte du système sinon ils auraient plus de travail. Moi, j'suis pas rentré dans le système parce que l'après-midi, j' suis toujours ici à… [nom du bar]. C'est vrai que quand j'ai fini mon travail, j'pourrais aller au chaud, boire des cafés à l'oeil dans les associations mais j'avancerais pas, je rentrerais vraiment dans leur système, c'est à dire que j'arriverais le soir, j'serais complètement déphasé, j'aurais été au chaud, ben c'est bien… Total, avec ça, y rendent les gens cons, ils les enchaînent dans le système et on n'en sort plus. Et moi qui suis gentil et très très sentimental et ben j'arrive à devenir méchant, y'a des fois j'me reconnais plus mais c'est ce système qui m'a rendu comme ça, la rue quoi et puis toutes ces associations qui nous laissent au chaud dans not' merde…

I.- Qu'est-ce que tu attendais? De quoi tu avais le plus besoin quand tu es arrivé?

T.- Ben (soupir), j'sais pas moi. Bon déjà un truc plus propre et puis j'sais pas qu'y nous prennent pas pour des cons quoi…

I.- C'est à dire?

T.- …

I.- Quand tu dis qu'ils nous prennent pas pour des cons, qu'est ce que tu entends par là?

T.- Ouais, bon (au barman: Et, deux autres!) Bon ben, j'sais pas, j'sais pas moi, tu veux un exemple?

I.- Ben oui, tiens, des exemples!

T.- Et ben, dimanche soir, par exemple, j'donne mon linge à laver et on me le rend déjà que vendredi et y'avait pas de caleçons, pas de chaussettes, ceux là, ils étaient pas lavés, alors j'ai demandé des chaussettes et y'avait pas de paires de chaussettes alors qu'ils en vendent à coté [le vestiaire] mais y'en avait plus, normal ils les vendent, les gens font des dons et, eux, y les vendent, alors le soir, y peuvent plus rien nous donner parce qu'ils ont tout vendu… Ils vendent les dons! C'est comme la bouffe, la bouffe qu'y nous donnent c'est la bouffe des écoles. Y'a que quand les écoles sont fermées qu'y sont obligés de faire à manger et de payer. Mais qu'est-ce-qu'ils nous donnent en fin de compte? Nous, pour le jour de l'An on a mangé des lentilles, t'imagines? Des lentilles… Comme s'ils avaient pas pu faire un effort de s'dire bon, ben, c'est l'jour de l'An…

I.- Et ton linge, alors, tu l'as eu quand?

T.- Ah ben, un vrai bordel, j'me suis baladé le soir, le pantalon ouvert sans chaussettes, j'avais pas lacé mes chaussures et j'ai dit à X [un des responsables du soir]: voilà ce qu'on fait de moi, j'ai même pas de linge, j'suis comme les cloches… Si c'est ça aider les gens à s'en sortir. Alors, y me disent tu le laisses le matin, mais moi j'travaille, comment j'fais pour le laisser? Parce que j' travaille dans un laboratoire agréé par la C.E.E., maniaque, maniaque avec la propreté. C'est dans la viande à G., j'fais des raviolis… Ils veulent pas qu'on s'en sorte… Le soir, on peut pas s' coucher avant huit heures et demie, j'me lève à trois heures… Tu crois pas qu'y pourraient me prêter un lit deux heures l'après-midi pour que je me repose? Ben non… Jusqu'au jour où on craque, on craque… Soit tu deviens drogué, soit tu deviens alcoolique, le boulot, t'en a plus rien à foutre, ta propreté, toi-même, ta dignité, tout ça, c'est foutu et c'est ce qu'y veulent. Y'en a peut-être une vingtaine des comme moi mais y nous croient tous pareils, y font pas la différence entre nous, y savent pas faire la différence. A force de fréquenter des gens comme ça, on devient comme eux et sans s'en rendre compte, hein. On s'en rend pas compte, on le devient petit à petit… Nous on est des merdes, l'autre fois tu connais G? [un hébergé] Il est allé à l'intérim, quand il lui a dit qu'il était du centre, la bonne femme elle a a pris peur, elle a eu peur… C'est ça exclu en fait… Toi tu peux pas savoir ce que c'est mais si tu veux savoir et ben c'est ça… Du moment qu'on veut sortir la tête de l'eau, on vous prend la tête et on vous la renfonce bien…

I.- Quant tu dis ils font pas la différence entre nous, tu penses à quelle différence?

T.- Ben attends, tu vas comparer les cloches et puis les autres, hein? Oh, moi je dors pas en bas! (dortoir du bas réservé aux alcooliques) (rires) Mais bon c'est pas leur faute c'est sûr, mais là-bas ils font pas la différence, t'es au centre, t'es comme les autres. Bon y'a des étages, alors y mettent les cloches avec les cloches, après ceux qui sont entre les deux, après ceux qui bossent, qui veulent vraiment s'en sortir mais alors des fois, l'autre, tu sais X [un des responsables du soir] y veut les mettre à l'étage, une semaine par mois, alors j'texplique pas le bordel pendant une semaine, tu peux pas savoir tout le bordel dans les dortoirs. Y'a que des mecs qu'ont rien à foutre là- haut, ils sont sales et tout… C'est comme au réfectoire, alors toi tu vas t'asseoir, tu vas manger tranquille et t'as une cloche qui va venir s'asseoir en face de toi, alors toi, tu te dis quoi? Tu changes de table ou tu restes? Ben, t'as tellement peur de heu… l'enfoncer encore plus que tu restes en face de lui et tu te poses des questions, tu te poses des questions… Tu te dis: t'imagines si je devenais comme lui? Alors après ça te fout les boules, ça t'énerve. ça t'énerve grave… Et ça y peuvent pas le comprendre. Toi, tu rentres, n'importe qui rentre au centre, t'es un exclu, t'es un exclu, ils voient pas plus loin que le bout de leur nez. Du moment que tu rentres au centre, t'es un exclu, y cherchent pas, y font pas la différence…

I.- Tu disais tout à l'heure que tu te posais des questions, tu t'imagines un jour être comme eux, tu as peur de devenir comme eux?

T.- Des fois oui, certains soirs… Mais bon, j'suis pas comme ça, j'suis quand même plus… enfin, un peu plus haut quoi… Mais bon y faut pas y rester trop longtemps parce que sinon c'est le système qui te fait devenir comme eux. Enfin, bon moi à coté j'suis pas malheureux, moi ça va, y'en a qui sont plus malheureux que moi, donc, bon moi ça va…

(Echange de bons mots avec le barman qui passe et reprise d'une tournée)

I.- Dis donc t'es connu ici…

T.- Ah ouais, j'viens tout l'temps… j'arrive après mon travail, j'mange un petit bout de fromage, je bois deux, trois ballons, après j'me mets sur une banquette et puis j'attends le soir pour l'ouverture, j'bois des gin-gini des fois et puis un p'tit verre, j'attends le plus tard possible d'aller au centre…

I.- Tu vas pas dans les assoces, l'après-midi?

T.- Putain non, j'prèfère rester là. Non mais c'est ce que j'te disais: j'avancerais pas, j'rentrerais vraiment dans le système, au lieu de nous aider vraiment avec un petit logement, ils nous foutent tous la dedans et voilà… J'prèfere être là tout seul, toute la journée et basta! Non mais ça m'dégoute, putain, ça me dégoute…

I.- Quoi ?

T.- Tout ça, plein de trucs. Regarde par exemple, c'est comme le docteur ici qui vient, y viennent pas gratuitement en plus c'est ceux qui sont à l'université qui viennent, tous ceux qui sont en étude. Et ils sont en quelle année? Alors, on nous dit que c'est gratuit mais y faut pas prendre les gens pour des cons… Dans les associations, on est des bêtes rares, comme au parc de la Tête d'Or, en cage. Voilà: alors çui-là il a fait ça, çui-là il a ça, çui-là ça, çui-là il est là pour çà… Des bêtes… On en a marre, on est vingt à penser ça, des mecs de mon âge ou même plus vieux qu'ont la tête sur les épaules et on en a marre. C'est comme moi la paire de chaussettes, ça semble con, mais pour rester propre, pour être dans le monde et ben c'est dur… C'est pas normal… Quand tu me disais c'est quoi exclu, et ben c'est ça exclu, on est exclu et on fait vivre le monde. Si on n'était pas là, y'aurait pas sept millions de chômeurs, y'en aurait au moins trois millions en plus… C'est comme au centre, y'a plein de lycéens des écoles et le psychologue ou le psychiatre il a un stagiaire enfin, bon, c'est une fille, mais j'lai chopée parce qu'elle m'a fait parler. Et j'lui ai dit alors qu'est-ce-que tu- penses de moi? T'es là pour m'étudier non? Alors elle me fait: non, j'suis là pour discuter et puis j' suis en stage pour me former. J'lui ai dit: arrête, y faut pas prendre les gens pour des cons, elle m'analyse. En fait, on t'étudie, on te demande pas, le mec qui se rend pas compte, t'imagines? Elle fait un rapport sur lui, il le sait pas… C'est comme les gamins qui viennent, y sont là pour t'étudier, t'es une bête humaine, c'est un peu le zoo… [silence] Le parc de la tête d'Or…

I.- Mais dis-moi alors, pourquoi t'as accepté qu'on se rencontre pour l'interview? (rires)

T.- (rires) Non mais là ça a rien à voir, c'est pas pareil… Bon, heu… Déjà, tu m'as dit franchement, tu me demandes si tu peux enregistrer… Et puis bon, on se voit dehors, l'après-midi au bar, après on bouge ailleurs c'est pas pareil… Et puis bon, on t'a vue avec D. Et puis on m'a dit que t'avais bougé avec L… Putain, d'ailleurs t'es pas dégoûtée, j' t'admire d'avoir vu L. [rires] Mais qu'est-ce tu lui trouves? Qu'est-ce qu'il t'a dit? Çui-là, tss… Il a un costume mais ça fait des semaines qu'il a le même, en plus y s'lave jamais, c'est pas vrai qu'y va prendre sa douche chez les bonnes soeurs, t'as vu ses cheveux? L'aut'fois qu'il disait qu'elle lui lavait le dos, tu t'rappelles, non mais attends, y va plus çui-là! J'vois bien la bonne sœur lui laver le dos! (fou rire) En plus, y joue au martien, non mais si, y joue au martien, mais il a demandé comment on faisait pour l'avoir, la prime [le fond social d'urgence], il a demandé au hollandais, l'aut' fois… Tu vois bien que ça l'intéresse le fric lui aussi, tss…

I.- Et ta grand-mère, tu la revois?

T.- Ouais, mais bon la pauvre, elle est malade de tout ça, j'la vois une ou deux fois dans le mois à peu près…

I.- C'est ta grand mère maternelle ou paternelle?

T.-Maternelle, heu non paternelle, enfin si maternelle, oui, oui c'est ça maternelle quoi…

I.- C'est la mère de ta mère?

T.- Oui, c'est ça, ben de toutes façons c'est bien simple, les autres j'les ai pas connues parce que mon père j'l'ai jamais connu, il était parti à ma naissance.

I.- Il avait quitté ta mère quand tu es né?

T.- Ouais même avant, alors tu vois ça fait… (geste)

I.- Et tu as vécu ça comment?

T.- quoi? (brouhaha)

I.- Tu as vécu ça comment? Le fait de ne pas avoir connu ton père…

T.-(soupir) Ben, bon ça m'a manqué un peu, quand même, parce que quand je pense à mon fils j'veux qu'il ait un père donc c'est bien que quelque part y'a un manque… A l'école ou des trucs comme ça, t'es pas comme les autres enfin bon des histoires de mômes quoi…

I.- hum, hum… Mais tu m'as parlé de ta grand mère qui était seule, alors je sais pas, ses enfants vont pas la voir? Ses filles?

T.- Ben tu sais de fille elle en a qu'une déjà et puis, enfin bon c'est ma mère et elle est partie, j'avais quatorze ans et elle a fait une lettre au juge, une lettre d'abandon, donc c'est ma grand mère qui m'a pris…

I.- Une lettre d'abandon?

T.- Ben ouais, elle est partie à l'étranger et puis bon, elle voulait pas m'emmener et puis bon c'est vrai j'avais fait deux, trois conneries…

I.- Des conneries?

T.- Ouais, pas grave, genre voler une caisse ou un autoradio, mais bon elle en avait marre et puis j'avais un éducateur alors bon tu comprends… A seize ans j'ai travaillé dans le bar avec ma grand mère, j'me tenais hyper peinard et tout aurait bien été si je m'étais pas marié hein voilà… Enfin bon, c'est la vie, mais j'regrette pas parce que moi j'ai mon fils j'ai quelque chose, bon en un sens j'suis orphelin, en un sens puisque bon… Mais y'en a qu'on rien à quoi se raccrocher ben moi j'ai mon fils… Tiens regarde [montre des photos: son fils et lui en photomaton], ça c'est les photos qu'on a faites quand on s'est vu l'autre week-end…

I.- Dis donc, il te ressemble, hein?

T.- Ouais, les chats font pas des chiens. [sourire] Alors, tu vois, moi j'me raccroche à mon fils sinon, ça en vaudrait pas la peine, y'en a qui se raccrochent à leur mère… ça fait survivre parce que vivre c'est pas ça… [silence]

I.- C'est quoi, pour toi, vivre?

T.- Et, ben, vivre c'est quand on vit pour soi même, égoïste, on vit pour sa gueule. Survivre c'est vivre avec les autres, aller au boulot le matin, toucher sa paye en redonner la moitié aux impôts. Vivre c'est regarder la nature, prendre soin de soi, aller à droite, à gauche, au cinéma, pas dépenser un sou pour l'Etat, là tu vis pour ton bien être. Survivre c'est avoir ton appartement, payer l'électricité… Regarde quand t'as quinze jours de vacances et de toutes façons t'as pas de sous et ben tu restes quinze jours chez toi, et ben tu survis, tu te reposes chez toi deux, trois jours et après quand tu t'es reposé, tu tournes en rond, ben tu pètes un plomb. Bon, on me donne une semaine de vacances, ben j'suis content: deux, trois jours j'vais me reposer. Quand j'ai de l'argent, j'vais voir mon fils mais quand t'as pas d'argent, t'es comme un con, après que t'es bien reposé, ben tu fais quoi? Tu restes devant la télé. Et quand tu regardes le soir, tu te dis qu'est ce t'as fait de ta journée? Rien parce que t'as pas un rond. Là tu survis, tu vis pas… (geste au barman)

I.- Tu le vois souvent, le petit?

T.- Ben, une fois dans le mois, c'est dèjà pas mal… Bon, tu vois, l'autre fois, de vendredi soir à dimanche, j'ai dépensé deux mille cinq cent balles… Bon, j'ai vu le petit et ce qu'on a fait, il l'aura toujours en mémoire. Déjà, j'lui ai offert ses cadeaux de Noël le samedi matin: mille balles. Après, on est allé dans un bar, y'avait des jeux, j'lui ai donné cent balles pour lui. Bon, après, le midi, on a mangé au restaurant, après on est allé au cinéma. L'après-midi, il a vu du mimosa, il a voulu acheter deux, trois bouquets pour sa mère, bon ben j'lui ai donné les sous. Après on est retourné dans un bar, il a rejoué aux jeux et à sept heures du soir, on a été à l'hôtel, on a pris une chambre… Là ça a été la vie, on a vraiment vécu. On est entré dans un bar, bon tout ça, on a marqué les gens, on a marqué les gens donc on a vraiment vécu pour nous, on n'a pas vécu pour les autres, bon on a peut-être fait vivre d'autres personnes mais bon… Mais on a vraiment vécu pour quelque chose, on n'a pas survécu là, on a vraiment vécu notre journée à nous. Mais bon c'est dur après pour lui et pour moi mais c'est comme ça, c'est la loi, le système… Au tribunal, la juge elle m'a dit qu'on n'enlève pas un enfant à sa mère… Enfin, bon, moi j'sais pas mais quand tu fais un enfant t'es deux, non? j'sais pas… Y'a des moments où on ferait bien de l'enlever. Les juges devraient faire la différence mais ça y savent pas. Bon, enfin, maintenant elle s'en occupe mais imagine si elle s'en n'était pas occupée. Parce que c'est quand même moi qui lui ai changé ses couches, qui le faisait manger, j'ai fait énormément de choses pour lui… Ben voilà, on laisse les enfants à la mère et on s'étonne après qu'il y ait des enfants qui soient malheureux toute leur vie. Parce que je voudrais pas faire ce que mon père m'a déjà fait avec moi, enfin, moi je réagis comme ça mais y'en a combien qui réagisse comme moi? Moi j'en connais un depuis deux mois, et ben en deux mois, je l'ai jamais vu téléphoner, c'est bien que quelque part y'en a qui s'en foutent. Et pourtant j'suis pas allé bien loin à l'école, j'me suis arrêté au sixième étage, c'est vrai… Mais bon peut-être qu'après je l'aurais mon fils, on verra avec le boulot, l'appartement et tout…

I.- Tu penses pouvoir vivre avec ton fils, un jour?

T.- Ouais, à onze ans, maintenant ils peuvent choisir mais bon si y veut pas tant pis, je partirais à l'étranger

I.- A l'étranger?

T.- Ouais, l'étranger c'est mieux, parce que le système français: tu travailles, tu payes, ça m'intéresse pas. Moi j'voulais être un français moyen, mais bon un enfant, une femme qui travaille pas et quand vous touchez quatre mille huit cent francs et que le dix du mois, il vous reste que des patates à bouffer, c'est pas la vie… A l'étranger, je serai mieux. J' partirai à Tahiti parce que là-bas on n'a pas besoin d'argent pour vivre, y'a des ressources naturelles. Déjà t'habites dans une cabane, y'a des noix de coco, y'a de la vanille, tu manges les poissons que tu pêches toi parce que là-bas on mange pas de viande. Y'a des ressources naturelles, t'as pas besoin d'avoir un franc en poche, enfin si à part pour s'acheter des bouteilles d'eau, t'as pas froid, avec un rien tu peux vivre. Les gens y s'aident, y pêchent en commun, y sont heureux. Y'a pas de problèmes de couple parce que justement y'en a pas un qui a dépensé trop d'argent…

I.- Mais tu crois que l'argent y'en a pas là-bas?

T.- Si, c'est sûr mais bon c'est pas pareil… regarde chez nous, tu veux bouffer, tu payes. Moi j'veux voir mon fils, j'paye on va pas rester dehors toute la journée C'est toujours l'argent… C'est comme le R.M.I., on vous donne deux mille balles par mois et vous fermez votre gueule et ils ont la paix. C'est comme les arabes, enfin bon moi j'suis pas raciste, mais la France c'est quand même bien la poubelle de l'Europe! Un exemple: tu prends tous les arabes, tout ça, au centre, ils attendent qu'une chose, c'est leur prime pour repartir là-bas! Parce que si vous restez en France trois mois, on vous donne une prime de soixante mille francs pour retourner chez vous, pas cons les mecs, hein? Moi j'ferais pareil, t'attends ta prime et tu te casses… C'est comme les Roumains, tout ça… L'autre jour, y'a eu deux cents roumains qui sont arrivés sur Lyon. Qu'est-ce-qu'ils ont fait? Ils ont touché leur prime de trois mille balles et ils sont repartis, et voilà et les gens qui sont vraiment dans le besoin et ben y'a rien, on est tout seul. Nous, on n'a même pas une aide. C'est comme les papiers, il en manque toujours un parce que c'est mal rempli alors y faut repartir, alors que eux ils vont voir une assistante sociale, y font remplir les papiers et une fois que les papiers sont remplis, ils sont sûrs de toucher et voilà! Et y'a énormément de choses comme ça, énormément… Et nous, on n'a rien. Au centre, ils ont rien, on peut rien demander et c'est pourquoi y s'en sortent pas… Enfin bon, moi j'ai mon fils et il est dans ma tête même si j'le vois pas tout le temps… Donc c'est bon…