1. 1. Les Empires Romains5

L’histoire de la science médiévale n’est autre que celle de la diffusion et de l’assimilation des textes grecs tels qu’ils furent transmis de la tradition grecque – jusqu’à l’Empire Byzantin – à l’Islam et à l’Europe occidentale.

En effet, la Grèce avait élaboré une solide tradition de vulgarisation sous la forme de manuels et encyclopédies à destination de lecteurs certes cultivés, mais non spécialistes comme Ératosthène de Cyrène en géographie, Cratès de Mallos, Posidonius (en météorologie, géographie, astronomie). Lors de la conquête de la Grèce par les Romains, ceux-ci, peu versés dans les sciences théoriques et abstraites, mais toutefois pleins de respect pour la tradition grecque trouvent dans ces manuels une réponse à leurs attentes. En effet, la mode voulait alors que tout Romain cultivé connaisse les bases de la science hellénistique ; rapidement, des manuels sont traduits ou compilés. Les deux premiers représentants de ce qui allait devenir la tradition encyclopédique latine sont Sénèque, qui, dans ses Naturales Quaestiones largement inspirées de diverses sources grecques, traite des phénomènes géographiques et météorologiques, et Pline l’Ancien dont la Naturalis Historia compile les remarques d’environ 2000 livres de cosmographie, géographie régionale, zoologie, botanique, minéralogie et autres ouvrages sur la reproduction, la vie et la mort humaines.

Cependant, le rôle de l’Empire ne se bornera qu’à la transmission des idées grecques : jusqu’aux derniers jours de l’Empire Romain d’Occident, Platon et Aristote sont enseignés comme le modèle à atteindre, et les textes scientifiques sont écrits en grec. Ainsi, deux grands penseurs romains comme Pline ou Galien sont d’origine et de culture grecque : Galien se tourne vers Aristote pour l’anatomie et la physiologie, et adopte le principe de l’âme tripartite (i.e. nutritive, sensitive et intellectuelle) de Platon. Cette double influence explique le poids du Stagirite dans la médecine médiévale, tout comme la pérennité du schéma platonicien. Quant à Pline, il s’inspire largement des Météorologiques, mais aussi de Posidonius, de Théophraste. Cette tradition compilatrice s’appuie sur la citation – de plus en plus lointaine, en l’absence de consultation de l’original – des grandes figures grecques comme Platon, Aristote, Archimède, Euclide, Théophraste.

Quant à la civilisation grecque, bien que son âge d’or soit derrière elle, elle continue de produire des ouvrages scientifiques importants : la brillante école d’Alexandrie domine la pensée astronomique et mathématique avec les travaux de Théodose de Tripoli et Ménélaos (en géométrie sphérique), de Héron d’Alexandrie (en pneumatique, mécanique, optique, mathématiques), de Ptolémée (dont l’Almageste influencera l’astronomie jusqu’à Copernic), et de Pappus (Collection mathématique). Citons également Nicomaque de Gérase en arithmétique, Diophante en algèbre, ainsi que le Tetrabiblos (en astrologie). Cependant, comme le souligne E. Grant (1995 : 6), la science grecque est une entreprise fragile, et l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, au moment des représailles de César, en est une preuve.

En outre, le déclin de l’Empire, l’instabilité politique, la décomposition des centres urbains et la disparition du mécénat entraînent l’épuisement des milieux théorico-scientifiques. En effet, l’avènement du christianisme réquisitionne les forces vives de l’Église pour effectuer des missions pastorales, organiser de nouvelles structures en l’absence d’un cadre disparu avec l’Empire, mais aussi pour se consacrer à la réflexion sur la doctrine et à la contemplation. Cependant, si cette phase de transition n’est pas une période de création scientifique, elle est une période de conservation des textes qui permettra leur résurgence sous des auspices plus cléments. Si l’accomplissement des grands esprits ne se fait plus dans l’observation des choses de la nature, mais dans l’observance des préceptes de la religion, la défiance envers la science antique n’est heureusement pas de mise, si ce n’est dans les courants gnostiques, très minoritaires. Ainsi, Justin Martyr ou Clément d’Alexandrie tentent d’utiliser la philosophie grecque comme un outil de compréhension de la théologie chrétienne. Et avec saint Augustin, le quadrivium (i.e. : la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie, la musique) connaît un retour en grâce ; en effet, celui-ci établit la nature divine du savoir, et considère l’observation de l’oeuvre divine comme un acte de piété au même titre que la contemplation.

Quoi qu’il en soit, l’étude des textes antiques constitue désormais la seule possibilité de progrès scientifique. Les sciences, et, par là même, les textes anciens, connaissent un certain regain d’intérêt aux 5e et 6e siècles. Apparaissent alors les grandes encyclopédies à la base du savoir médiéval : la traduction de l’Introduction à l’arithmétique de Nicomaque de Gérase par Boèce, mais aussi de plusieurs traités de logique d’Aristote, les Institutiones divinarum et saecularium litterarum – où il est traité des sept arts libéraux – de Cassiodore, le De natura rerum et les Etymologiae d’Isidore de Séville (arts libéraux, médecine, zoologie), le De natura rerum, le De temporibus et le De temporum ratione de Bède le Vénérable. Ces ouvrages, tous en latin, marquent la lente distance qui s’instaure entre les oeuvres et la source : Boèce, excellent helléniste, travaille sur les oeuvres originales, Cassiodore se fait aider par une équipe de traducteurs, et la connaissance du grec de Bède, d’éducation gaélique et celtique6, ne semble pas certaine.

Ces ouvrages constituent pratiquement la somme de la connaissance scientifique médiévale7. Ajoutons à ceux-ci les compilations de Pline, divers traités de logique, d’arithmétique et de musique de Boèce, l’Arithmétique de Bède le Vénérable, Les commentaires du Timée de Chalcidius – largement inspirés de Théon de Smyrne –, le De divisione naturae de Jean Scot Erigène et l’encyclopédie de Martianus Capella (Noces de mercure et de philologie)– inspirée partiellement de l’astronomie héliocentrique d’Héraclite du Pont – et nous obtenons l’ensemble des textes qui domineront la science médiévale jusqu’au 11e siècle et les premières traductions du grec grâce aux documents conservés par les Arabes.

Les textes grecs, repris dans les manuels latins, puis dans les grandes encyclopédies, contiennent un grand nombre de termes, qui seront souvent réempruntés au fil de l’histoire des langues européennes.

Citons :

apogée (Ptolémée) acmé
arctique adénoïde
astrologie (Tertullien) allantoïde (Galien)
atlantique (Pline) anesthésie
angine
adamantin (Lucrèce) anthracose
agathe aorte,
anaimia (Aristote) apophyse (Hippocrate)
archal « laiton » artère(Hippocrate, Aristote)
asphalte « bitume » arthrite « la goutte »
asphyxie (grec médical)
arsenic atrophie
astragale « vertèbre »
paracousie (Galien)
anthologie synarthrose (Hippocrate)

Notes
5.

Gréco-latins.

6.

Éducation qui maintient le flambeau du grec.

7.

La figure qui domine cette science médiévale est celle d’Aristote, qui, avec ses disciples, a traité, superficiellement ou non, l’ensemble des sciences étudiées au Moyen Âge.