1. 2. La christianisation mixte et les traductions

Si ce n’est au sein de quelques élites cultivées, l’enseignement du grec ne s’est guère pérennisé dans l’Empire romain. Sont issus de ce milieu Jérôme8 et Augustin, qui tiennent leurs compétences hellénistiques de l’enseignement de la grammaire grecque répandu dans la bourgeoisie cultivée. Mais les grandes invasions donneront un coup d’arrêt à la pérennité de l’enseignement grec. Par la suite, si les échanges avec Constantinople continuent d’alimenter la culture occidentale, l’hellénisme profane est sévèrement proscrit : Jérôme condamnait la pensée philosophique grecque9. Mais les relations avec le grec ne seront pas coupées dans la nouvelle période. C’est par la voie des textes religieux comme les commentaires exégétiques d’Origène que le lien avec le grec est maintenu. En effet, afin de répondre aux besoins des juifs hellénophones, la Bible est traduite en grec dès le 3e siècle avant Jésus-Christ : il s’agit de la version des Septante, composée des Évangiles et du Nouveau Testament. Dans l’empire Romain, le grec sera le principal véhicule du message chrétien. Jusqu’en l’an 400 de notre ère, le christianisme savant s’exprime en grec.

En effet, les premières versions latines de la Bible (Vetus Latina) entreprises dès le 2e siècle, dont les préoccupations sont beaucoup plus pratiques que stylistiques, rebutent tout lecteur un tant soit peu cultivé. La version de Jérôme, d’abord à partir de la Bible des Septante, puis dans la confrontation directe avec les textes en hébreu et en araméen commencée vers 391 (juxta hebraica veritatem), à laquelle sera réservée par la suite l’appellation de Vulgate, l’élévation du catholicisme au statut de religion d’État (391), ainsi que le renouveau rhétorique chrétien de la seconde moitié du 4e siècle concourront à donner un caractère savant à la prose latine chrétienne, et à faire du latin la langue du christianisme savant occidental. De manière concomitante, la proscription de la culture grecque profane entraîne une éclipse progressive de la langue, et donc de la théologie grecque en Occident, laissant peu à peu émerger une théologie latine. Le grec semble alors devoir disparaître de la culture chrétienne.

Ainsi, si les premiers Pères de l’Église, comme Hilaire, Ambroise, Jérôme, étaient bilingues, la compétence hellénistique se perd au fil du relâchement des liens entre l’Orient et l’Occident : Grégoire le Grand, malgré un séjour de six ans à Constantinople, ne cherche en aucune façon à apprendre le grec. Les traducteurs auxquels il fait appel se contentent de transposer mot à mot, à l’aide de glossaires bilingues, des textes qu’ils ne comprennent pas. Comme d’autre part, le latin s’étiole en Orient, l’accès aux textes devient de plus en plus difficile10. Cependant, on trouve encore beaucoup de mots grecs chez Grégoire de Tours, sans compter ceux que l’acclimatation à la langue latine ne faisaient plus appréhender comme des xénismes. Grégoire n’était pas helléniste, et ces emprunts ne sont pas de son chef : d’un usage courant, ils ne sont pas perçus comme des hellénismes. L’antique tradition gréco-romaine, encore florissante à la fin du 4e siècle, s’éteint au 6e siècle, après une brillante résurgence sous l’impulsion de Théodoric, comme en témoignent le bilinguisme savant de Boèce ou de Cassiodore11.

Mais, la traduction des textes sacrés fait émerger une variante spécifique du latin, le latin chrétien, caractérisée par des tournures et constructions propres à la langue populaire, comme par des éléments grecs et sémitiques empruntés ou calqués. C’est encore une manne non négligeable de vocables grecs qui entre alors dans les langues en gestation. Dans la mesure où les mots grecs indispensables à la connaissance des Écritures sont souvent des termes spéciaux, ils sont empruntés, faute d’équivalents latins12. En effet, le bas latin, langue – dans sa variante « latin vulgaire » – devenue de plus en plus rurale, est incapable de transcrire les concepts bibliques et a fortiori théologiques que les intellectuels d’Alexandrie et d’Antioche dominaient parfaitement. Quant aux lexèmes « laïques », les Pères de l’Église, se contenteront souvent de les adopter, tant par manque d’équivalents latins que par révérence envers un texte dont ils craignent de dénaturer le sens.

Si les terminologies scientifiques grecques ne touchent qu’une partie restreinte de la population, le vocabulaire religieux chrétien prend une toute autre extension. En effet, au fil de la complexification du christianisme, sa masse lexicale devient de plus en plus importante. Certains termes, en raison de leur fréquence d’usage, entreront très rapidement dans les langues.

L’émergence, au milieu du 7e siècle anglais, d’une poésie biblique en langue vulgaire qui influence l’Allemagne du 9e siècle (le Heliand (830) et le Livre des Évangiles (après 850) de Otfrid von Wissembourg13), facilite vraisemblablement leur adoption. D’autre part, en vue de simplifier l’étude de textes sacrés aux clercs et aux moines, certains recueils de mots latins venus de Lombardie, de Gaule ou d’Angleterre, sont traduits dans les monastères allemands. L’Abrogans allemand (Der deutsche Abrogans, vers 770), compilé à l’instigation d’Arbeo, l’évêque de Freising, est un exemple de ce type de recueils. À la même époque, les abbayes de Murbach, Saint-Gall et Reichenau (domaine alémanique), Tergernsee (Bavière), Lorsch et Wissembourg (Rhénanie), Fulda (Thuringe), obéissant en ceci aux prescriptions des Capitulaires de Charlemagne, entreprennent de traduire et de commenter les textes les plus importants de la religion chrétienne comme les éléments quotidiens du rite chrétien (le Pater, le Credo, des formules de confession)14. Il leur faut alors forger tout un vocabulaire nouveau pour transcrire les concepts théologiques. Ainsi, vers 830, les moines de Fulda tentent de traduire l’Harmonie des Évangiles, oeuvre de Tatien, chrétien de Syrie qui vécut au 2e siècle de notre ère. Citons également Nokter le Lippou, qui, au siècle suivant, traduit Boèce, Martianus Capella et le Psautier. Cet écrivain et bénédictin suisse a su rendre, avec les ressources de la langue allemande, des notions complexes de philosophie et de théologie. Cependant, comme le latin demeure le médium des écrits théoriques et scientifiques jusqu’aux abords de la Renaissance, d’autres lexèmes ne feront leur apparition qu’avec la grande période d’équipement de la langue des 14e, 15e et 16e siècles :

français
Christ (881)
ange (980)
clerc (980)
paradis (980)
français
patriarche (980)
pape (1050)
martyr (1050)
baptême (1050)
abbé (1080)
apôtre (1080)
moine (1080)
apocalypse (1085)
Antéchrist (12esiècle)
hérésie (1118)
allégorie (1119)
paroisse (1155)
eucharistie (1165)
évangile (1174)
mystère (1174)
épiphanie (1190)
épiscopal (v.1200)
christianisme (1250)
canon (1259)
apostat (1265)
parabole (1265)
théologie (v. 1270)
ecclésiastique (1284)
orthodoxe (1431)
hagiographe (1455)
apologie (1488)
synode (1511)
pneumatique (1520)
oecuménique (1547)
dogme (1570)
liturgie (1579)
gnostique (1586)
† : latin chrétien, ‡ : latin ecclésiastique, # : existence d’un sens spécialisé

À la lecture de ce tableau, on perçoit l’influence lexicale de cette poésie biblique sur l’allemand et l’anglais qui s’équipent très tôt de termes chrétiens. La seconde grande période d’équipement de l’allemand sera le 16e siècle, grâce à l’oeuvre de Luther. L’anglais connaît un apport lexical massif aux 14e et 15e siècles à la suite de l’hérésie de Wyclif et des Lollards, d’une part, et de la naissance de l’anglicanisme, d’une autre (cf. infra. 5. 4. et 2e partie, 7. 1.).

Le français connaît en revanche un afflux continu de vocabulaire, grâce aux mouvements hérétiques cathare et vaudois, – les premiers sermons (conservés) en français datent du 12e siècle – mais aussi grâce aux psautiers et aux hagiographies (Passion du Christ, Vie de saint Léger, La Vie de saint Alexis, La vie de sainte Marguerite, La vie de saint Nicolas, etc.).

Mais ce latin chrétien va peu à peu évoluer : aux vulgarismes syntaxiques et lexicaux issus de l’Itala (autre nom de la Vetus Latina)16, s’ajouteront les lexèmes grecs empruntés aux traductions d’Origène ou autres Pères orientaux, puis les vocables hébreux importés par la traduction de l’Ancien Testament par saint Jérôme, et les dérivations créées par saint Augustin (destructor, examinator, mediator, operator)17.

Au cours de la période du 3e au 5e siècle, en créant leur propre stylistique, les clercs donneront un caractère savant au latin chrétien, oeuvrant ainsi à différencier le latin écrit du latin parlé par la masse18. Ainsi, Claudien, Sidoine Apollinaire pratiquent une langue artificielle, incomprise du vulgaire et de la moyenne de leurs contemporains, que seuls quelques évêques aristocrates cultivés peuvent comprendre. Parallèlement, la langue latine se scindera en latin littéraire d’une part, et en latin officiel d’une autre19. Cette dernière n’est autre que cette langue administrative à laquelle seront confrontés les habitants du vaste territoire conquis par la légion romaine. Quant à la variante littéraire du latin, elle ne servira de support qu’à des écrits techniques d’étude de la langue, de droit et d’école.

Ce latin chrétien perdurera d’autant plus qu’il ne sera pas mis en péril par les envahisseurs. Ces derniers, en raison de certaines connivences entre leur aristocratie et celle des vaincus, se fondent rapidement dans la culture autochtone, ou du moins, n’imposent pas la leur. Les premiers envahisseurs, convertis à l’arianisme par Wulfila, donnent le jour à des cultures séparatistes, où Gallo-Romains catholiques et Goths ariens cohabitent avec plus ou moins de bonheur (la fin du royaume ostrogothique d’Italie en témoigne). La seconde génération d’États barbares, quant à elle, se convertit un peu plus tardivement au catholicisme. Ainsi, Clovis se fait baptiser pour se rapprocher du pape et bénéficier du soutien des populations gallo-romaines, ceci dans le but de soumettre les Ostrogoths et les Burgondes (comme le fera Charlemagne par la suite). S’installe alors une lutte entre l’Occident catholique et latinophone et l’Orient « hérétique » et hellénophone : les querelles religieuses masquent déjà largement des rivalités politiques20. Grâce à la rhétorique chrétienne, la langue de l’empire brise les liens avec le moule classique que les écoles lui imposaient. Chrétienté non hérétique et romanité sont désormais associées, au plan linguistique tout du moins. Le latin chrétien, qui régénère une langue qui aurait disparu faute de locuteurs, est donc un trait d’union entre trois variantes du latin :

Notes
8.

Né en Dalmatie orientale (en 347), et certainement bilingue, il a fait ses études à Rome et vécut très longtemps à Bethléem. Jérome est célèbre comme érudit en trois langues : hébreu, grec, latin.

9.

Cependant, Jérôme est un personnage complexe et son érudition profane lui est souvent reprochée.

10.

Bien que le latin demeure la langue officielle de l’Empire d’Orient, et qu’au 6e siècle, les actes judiciaires et les cadastres soient encore rédigés en latin, comme sont conservés les commandements et les termes militaires romains.

11.

Si les Ostrogoths, en raison d’une alliance avec les empereurs Zénon puis Anastase, sont ouverts à la culture grecque, les Francs et les Vandales, convertis au catholicisme latin, y sont réfractaires.

12.

On peut certes citer le cas de testamentum, calque maladroit de διαθηκη, ou verbum pour λογος, et de parascève, calque de παρασκευη.

13.

Il s’agit d’une transposition de Évangiles en allemand intercalée avec des digressions à portée logique et morale.

14.

Comme l’écriture en usage chez les Germains, le runique, n’avait été employée qu’à des fins épigraphiques et magiques, il leur fallait noter approximativement, à l’aide de l’alphabet latin, les sons des divers dialectes allemands.

16.

Vulgarismes qui sont le fruit de la volonté des premiers chrétiens, ceux-ci recherchant ainsi à se doter d’un instrument propre à transcrire l’idéologie chrétienne comme à respecter les paroles du Christ suivant lesquelles « ceux qui auront cru parleront en langues nouvelles » (Marc 16, 17).

17.

Les textes de la seconde moitié du 4e siècle se caractériseront par un retour à la tradition rhétorique gréco-romaine, qui adoptent ainsi une tournure littéraire en opposition avec les écrits des premiers chrétiens.

18.

Ce qu’il est important de retenir est la notion de variation de niveau de langue et de situation de communication. Les prêcheurs s’adaptent à la situation de communication et au niveau de langue du public, même si, globalement, le latin chrétien devient châtié et qu’émerge la notion d’éloquence chrétienne.

19.

L’Espagne, l’Afrique, le Sud de la Gaule adopteront le latin comme langue première au bout de quelques générations ; en Rhétie, Dacie, Grande Bretagne, Gaule du Nord, la romanisation est plus tardive et une situation de bilinguisme dans laquelle le latin joue le rôle de langue seconde s’installe (cf. Dangel (1995 : 41)).

20.

Les Francs seront les premiers au 5e siècle, puis ce sera le tour des Ostrogoths, des Wisigoths et enfin des Lombards au 7e siècle.