1. 3. 1. La christianisation de l’enseignement

De fait, l’Église assurera la permanence culturelle jusqu’au 7e siècle. Le latin des clercs joue un rôle linguistique centralisateur et unificateur22 au sens où, garant d’une norme juridique et religieuse, il se différencie des variations dialectales issues des contacts entre langues dans les différentes parties de la Romania. Du 5e au 7e siècle, en développant des missions dans des contrées que la légion n’avait pu toucher, l’Église réussit là où l’armée avait parfois échoué, et implante une romanité désormais attachée à la religion chrétienne. Avec l’idéologie du populus christianus, elle permet de dépasser les particularismes, et marque la fin du sentiment national franc. Cependant, le christianisme, en maintenant l’unité idéologique, provoque une balkanisation linguistique : alors que le rite est assuré dans un latin courant, les textes sont écrits en sermo humilis (style simple), et le prêche effectué en sermo rusticus (style des campagnes). La régionalisation de la pastorale au 6e siècle accentue la tendance aux variations diatopiques – apparue dès le 2e siècle après Jésus-Christ, l’Empire n’ayant plus l’autorité nécessaire pour imposer un mot d’ordre linguistique strict – et diastratiques – les premiers écarts sérieux entre l’oralité et la littéralité apparaissent durant le siècle d’Auguste, en raison de l’influence gréco-héllenique sur une littérature de plus en plus savante23. Le Moyen Âge marque donc le déclin de l’assimilation de la latinité à la romanité qui cède la place à une nouvelle association, à savoir celle de la latinité et de la chrétienté non romaine.

Ainsi, dès le 6e siècle, tout intellectuel de haut niveau appartient à l’Église. La culture s’éloigne peu à peu de la culture profane et classique. Les grammaires doivent répondre désormais à la double exigence d’enseignement du latin-langue étrangère et de christianisation des contenus (6e et 7e siècles). Ainsi, dans l’Ars minor de Donat, les villes et les fleuves mentionnés sont remplacés par les cités et les cours d’eau de Terre Sainte, alors que les héros bibliques sont substitués aux personnages romains (cf. Law (1992 : 83-84)). Certaines grammaires tentent de concilier l’usage déviant de la Bible avec les règles du Donat latin, signe d’une prise de conscience des différences linguistiques entre le latin des classiques et celui de la Vulgate (cf. Swiggers (1997 : 93)). Le style des écoles (sermo scholasticus) ne convient en rien aux buts pragmatiques des écoles qui sont avant tout des réservoirs de fonctionnaires de justice et de prédicateurs. Le sermo rusticus est progressivement étudié, alors que baissent les exigences linguistiques, l’Église ayant besoin de bras et ne pouvant se permettre de faire la fine bouche24. Au début du 5e siècle, la formation du futur diacre exige quatre mois de lecture de la Bible ; un demi-siècle plus tard, il suffit que l’étudiant connaisse le Psautier par coeur. Le Concile d’Arles (524) constate la multiplication des églises, et souligne le besoin croissant de clercs. En effet, il convient de lutter contre l’évangélisation irlando-anglaise, faite par des érudits formés à l’Antique, et à l’origine de la christianisation de la Gaule du Nord, de la Suisse de l’Allemagne, entre autres25. Leur mysticisme menace le pouvoir papal, plutôt « politique », et la prépondérance romaine. Afin de répondre au besoin de main d’oeuvre, des laïcs à la formation religieuse et morale imparfaite, et qui n’ont de prêtre que le nom, sont nommés.

Notes
22.

Les structures religieuses et juridico-administratives étant liées : le droit romain est le droit du clergé.

23.

Pierre Riché (1962 : 163) émet l’hypothèse d’une différence de niveau de langue : selon lui, Grégoire de Tours et ses contemporains cultivés pouvaient différencier les latins vulgaire et littéraire.

24.

V. Väänänen (1981 : 13) souligne que le niveau littéraire et grammatical de tous les écrits latins (oeuvres édifiantes et textes juridiques divers) baisse continuellement durant la période.

25.

Le prédicateur saint Colomban vient en Bourgogne (après 590) où il va fonder le monastère de Luxeuil, puis celui de Bregenz sur le lac de Constance (vers 610), et enfin celui de Bobbio en Italie (en 612) ; saint Gall, compagnon de saint Colomban, fonde en Suisse un ermitage (en 612) qui deviendra une abbaye bénédictine en 720.