1. 3. 2. L’adaptation des envahisseurs à la latinité

Après avoir lutté contre les invasions, l’Église compte en son sein des membres qui espèrent rallier les souverains barbares à la religion chrétienne (cf. Riché (1962 : 73)). En effet, leur conversion ne manquera pas d’entraîner celle de leurs sujets. Inversement, les envahisseurs, afin de se faire accepter des populations, mais aussi par admiration pour la civilisation des vaincus, adoptent les structures et les méthodes de gouvernement de l’Empire, donnant ainsi naissance à des États que Michel Rouche (1982 b : 87-89) qualifie de dualistes. Les chefs barbares ont des conseillers romains et singent les moeurs des vaincus. Le système juridique romain est toléré, mais les chefs germaniques chargent les clercs d’en élaborer une version simplifiée. Ainsi, Alaric II fait abréger le Code Théodosien, donnant ainsi naissance à la Lex romana Wisigothorum (ou Bréviaire d’Alaric), les Burgondes faisant de même avec la Lex romana Burgundiorum 26 ; en Italie, le droit romain subsiste tardivement, et la monarchie germanique utilise la conception romaine de l’État ainsi que la pratique du fonctionnariat rémunéré27.

Cependant, même dans les lois wisigothiques (Code d’Euric, vers 470-480) et burgonde (lex Gundobada « loi Gombette » vers 501-515), l’influence du droit romain est importante, et le concept romain de territorialité supplante dans la loi la notion wisigothique de personnalité. D’autre part, l’intérêt d’une législation écrite apparaît à ces peuples dont le corpus juridique, attaché à la personnalité, se transmet oralement. Ceux-ci choisissent alors tout naturellement le latin comme langue scripturaire28 : la loi Gombette (qui régit les lois des Burgondes, mais aussi les rapports entre les Burgondes et les Romains) est rédigée en latin, comme le sera, sous Clovis, la loi salique. En effet, ces transcriptions sont l’un des signes de la fin de l’intercompréhension germanique, processus qui s’amorce au 5e siècle et s’achève à la fin de la période carolingienne.

La faible influence ethnique et linguistique des tribus germaniques – et ceci quel que soit leur mode d’implantation : infiltration lente comme les Francs, ou États-garnisons voués à une disparition rapide comme les Vandales ou les Ostrogoths – contribue également à la pérennisation du latin. Le léger recul de celui-ci évoqué par Michel Rouche (1982 b : 100) est en fait une faible avancée des langues germaniques29. Au 5e siècle, Théodoric développe l’érudition latine et fonde une culture intellectuelle barbare ; les classes dirigeantes alémaniques, bavaroises ou burgondes se frottent à la culture romaine. À la fin du 6e siècle, Chilpéric écrit en latin et tente de réformer l’orthographe ; les rois barbares du 7e siècle utilisent un latin ampoulé dans leurs écrits. Mais cette fusion des cultures germanique et latine n’est en rien une copie de la société impériale, les gens, la langue et la culture ayant évolué. Cependant, si les lois barbares sont consignées en latin, l’aristocratie refuse la culture classique, et alors que les empereurs romains confiaient les postes de responsabilité à des rhéteurs ou à leurs élèves, les rois barbares préfèrent les attribuer à des technocrates.

Après un dernier sursaut dans les deux derniers tiers du 6e siècle sous l’impulsion de Justinien – qui, constatant la faiblesse passagère des royaumes germaniques du sud de l’Europe, tente de reconstituer l’Empire Romain – la romanité se décidera à mourir enfin.

Notes
26.

Signalons aussi au nombre des codes romains rédigés sous la domination barbare : l’Edictum theoderici des Ostrogoths (6e siècle) et la Lex romana curiensium en Réthie (8e siècle).

27.

Cf. Michel Rouche (1982 b : 87-89). Car les traditions juridiques coexistent. En cas de conflit mixte, chacune des parties se réfère et se réclame de sa propre loi. Seule l’Espagne wisigothique adopte, au 7e siècle, une loi commune, issue de la fusion des deux modes juridiques qui vit le jour avec le Liber Judiciorum.

28.

Les premiers furent les Wisigoth avec le code d’Euric, puis les Burgondes avec la loi Gombette et les Francs, dont la loi salique fut rédigée en première version avant 511. À chaque fois, elles sont écrites en latin, y compris pour les Lombards avec l’édit de Rothari en 636-643. De même, vers 520, les Bretons continentaux mirent aussi leur loi par écrit en latin. Seuls les Anglo-Saxons gardèrent leur langue pour les lois d’Ethelbert, roi du Kent au début du VIIe siècle et celles d’Ina, roi du Wessex vers 690 (Rouche, 1982 b : 101-102).

29.

Le latin mentionné ici n’est plus le Sermo urbanus, mais plutôt le Sermo rusticus avec ses différentes variations géographiques.