1. 3. 3. La coopération des structures de maintien du latin

À l’instar de ses prédécesseurs, Charles Martel, puis Pépin, qui s’étaient appuyés sur les structures catholiques pour asseoir leur pouvoir, Charlemagne a conscience que la solidité de son imperium passe par une religion commune : l’unité de son territoire doit être scellée par l’unité liturgique. Il est donc nécessaire que tous les prêtres soient en mesure de mener à bien une action pastorale semblable et qu’ils aient à leur disposition un corpus identique, ainsi que le texte intégral et exact de la Bible. En effet, afin de chasser les reliquats du paganisme et lutter contre les hérésies, principales menaces contre la cohésion évangélique, il convient d’améliorer l’évangélisation de son peuple. Et c’est au prix de l’instruction du clergé, de son initiation à l’étude des Écritures, que la mission pastorale d’évangélisation réussira. Ces prélats doivent non seulement jouir d’une solide moralité, mais doivent être également de bons latinophones.

Cette réorganisation de l’Église, à laquelle il convient de donner un poids nouveau, est également fondée sur l’idée qu’il faut la doter de son droit propre :

‘ À l’époque carolingienne elle [l’Église] s’est profondément réorganisée pour contrôler les rapports sociaux. Partenaire de Charlemagne dans la création d’institutions unificatrices et centralisatrices, mais partenaire autonome, ayant son champ réservé : le gouvernement des âmes et des intelligences ; son administration à part ; son appareil de langues exerçant le monopole de la validation des échanges (Balibar, 1985 : 32-33).’

Car dans un État réorganisé, c’est l’Église, qui, en tant que représentante de la continuité spatiale et temporelle de l’Empire – dont elle forme la structure administrative – relaie le Palais sur le terrain. Afin d’associer plus étroitement le Royaume et la Papauté, Alcuin et ses pairs réforment le statut du Pouvoir, qui n’est plus seulement terrestre, mais tient sa légitimité de Dieu. Le pouvoir temporel s’en trouve donc étendu et prend des dimensions universelles et sacrées. Mais, dans un territoire de vastes dimensions, les rapports oraux ne peuvent plus suffire à l’administration. Charlemagne fait donc consigner par écrit les ordres oraux afin d’en augmenter et d’en prolonger la portée (les capitulaires).

Ce terme, qui entre en français au 13e siècle (10e siècle en allemand, 1611 en anglais), est emprunté au latin médiéval capitularis « qui se rapporte au chapitre d’un couvent » (9e siècle), et devient un terme de droit canonique qualifiant tout ce qui se rapporte à un chapitre, glissement de sens qui indique l’interpénétration entre l’Église et le droit.

C’est donc une culture de l’écrit que le roi des Francs développe. Mais pour mener à bien une telle programmatique, il faut des hommes instruits ; dans ce but, il perpétue et généralise la restauration des écoles paroissiales et épiscopales du 7e siècle. Ce rétablissement ne concerne cependant que l’élite, à savoir la partie de l’aristocratie franque chargée de responsabilités politiques et qui concourt à l’unité de l’empire30.

La religion, ciment de cette unité, passe par une langue : le latin. Celui-ci, avec la culture dont il est le médium, contribue, par sa neutralité, à la cohésion de l’Empire. Il est non seulement la seule langue écrite mais également la seule langue connue de tout l’Empire ; il est donc tout indiqué pour cette rénovation du pouvoir dans la mesure où, en tant que langue de l’Écriture, il détient la légitimité religieuse, comme la légitimité juridique – le droit canon étant hérité du droit romain31. Se développe alors « un latin rival du latin de l’Église proprement dite  »32, le latin juridique.
Car, comme le souligne Bernard Cerquiglini, ‘« les responsables politiques, (...) se considèrent comme les dignes descendants des romains (Charlemagne’ ‘ se fait couronner à Rome) »’ 33 ‘ ; or’ ‘, « le lien le plus manifeste qu’ils ont avec cet Empire »’ (Cerquiglini, 1991 : 39), c’est la langue. Cette rénovation achève ainsi le processus d’association de la latinité à la chrétienté, sans toutefois le couper de ses origines romaines.

Notes
30.

Ce concept de Renaissance Carolingienne est remis en question par certains historiens comme Jacques Le Goff et Georges Duby qui la minimisent et y voient un phénomène de reclassification du latin ne touchant que les clercs, idée à laquelle adhère Michel Rouche. Nous utiliserons le terme par commodité, mais aussi parce que le sens propre de renaissance n’est pas éloigné de notre propos.

31.

Bien que chacun des peuples de l’Empire conserve sa loi, les influences romaines sont décelables en matière juridique. Ainsi, Charlemagne, à l’instar des empereurs, fait rédiger les lois des Saxons et des Frisons. Les clercs essaient de restaurer la conception romaine d’État avec la notion de respublica, qui, sous Louis le Pieux deviendra la respublica christiana.

32.

En Angleterre et en Germanie, cette renaissance se fait dans un premier temps en langue vernaculaire, puis en latin. Louis Holtz (1992 : 100) souligne que la solution de Smaragde – à savoir l’adaptation des grammaires par le remplacement des exemples classiques par d’autres tirés de la Vulgate (805) – vise à relancer les études latines que ces exemples classiques rendaient rebutantes ; cependant, la campagne de copie des textes anciens court-circuite cette proposition qui cantonnerait le latin en latin d’église.

33.

Il semble que ce soit plutôt à l’instigation du Pape Léon III qui cherche à mettre de son côté les puissants du moment ; par ailleurs Charlemagne qui possède les États pontificaux en est le chef réel.