1. 3. 4. 1. De l’Église à l’État

Les hommes de loi, juges, notaires, avocats appartiennent à la classe des travailleurs intellectuels, qui, possédant les arcanes des textes de lois et celles du latin, possèdent un pouvoir d’autant plus important que le droit va retrouver, à partir de la fin du 11e siècle, un caractère savant.

Le droit romain, qui avait survécu, sous une forme parcellaire et « barbarisée » (personnalité des lois, puis coutume territoriale), est redécouvert avec le texte authentique du Corpus juris civilis de Justinien (celui-ci avait fait codifier, classer, et surtout rassembler le corpus juridique). L’université de Bologne, en se servant principalement du Digeste (recueil des décisions de jurisprudence) comme base de son enseignement, remet à l’honneur, au 12e siècle, les études de droit :

Si ce droit n’était évidemment pas directement applicable dans les sociétés médiévales, il tirait son autorité à la fois de ses origines romaines et des grands principes juridiques qu’on pouvait en dégager pour distinguer le juste de l’injuste et réguler harmonieusement toute la vie sociale, tant privée que publique, en lieu et place des anciennes coutumes barbares ou féodales (Charles et Verger, 1994 : 27).

Le maître d’école à bolognais Irnerius est le principal artisan de la constitution du droit en discipline autonome. Il l’émancipe des arts libéraux, le dote de techniques et d’un langage qui lui sont propres. Le droit romain remis au goût du jour se diffuse dans le Sud de la France, où il influence la coutume. Dans le Nord de la France, bien qu’accueilli avec méfiance, il est à l’origine de la transcription de la coutume. En Allemagne, ce droit civil permet de rationaliser un droit reposant trop souvent sur des jugements ordaliques et des duels judiciaires.

Le droit canon, tiré du Décret de Gratien (Decretum Gratiani, ou Concordia discordantium canonum), compilation de textes religieux et juridiques et des décisions pontificales, est enseigné à Bologne. À la fin du 12e siècle, il s’autonomise de la théologie pour subir l’influence grandissante du droit civil. Si l’étude et l’enseignement de ce dernier sont interdits aux moines, ‘« les canonistes étaient sensibles à la précision du langage juridique romain et lui firent des emprunts massifs entre 1190 et 1215 »’ (Vauchez, 1982 b : 418).

Ces influences essentiellement linguistiques sont perceptibles dans le tableau suivant :

français
adoption (12e siècle)
concile (1120)
office (1160)
décret (1172)
bulle (1214)
bénéfice (1223)
acquiescer (14 e siècle)
abolition (1316)
accepter (1317)
absolutoire (1321)
absoudre (1340)
asile (1355)
violation (1355)
interdit (1366)
interdire (1376)
censure (1387)
abroger (1398)
† : latin chrétien, ‡ : latin ecclésiastique, Δ : latin juridique, ≈ : latin médiéval, ≠ : existence d’un sens non spécialisé

On constate la forte influence du latin ecclésiastique dans ce micro-corpus. Le français et l’anglais, plus précoces (n’oublions pas que le français et le latin sont les langues administratives de l’île britannique), s’équipent massivement au 14e siècle, période où se constitue l’État (cf. infra, 5. 2.). En revanche, on remarque que l’allemand, lorsqu’il emprunte, le fait beaucoup plus tardivement. En effet, les langues des chancelleries fournissent un équipement juridique plus précoce et en dehors de tout cadre latin.

Les juristes romains, de leur côté, subissent l’influence de la morale chrétienne. L’Église et l’État convergent donc dans une vision commune du droit39.

Notes
39.

En Angleterre, les lois écrites sont toujours utilisées, comme le sont, en Espagne, les lois Wisigothiques ; quant à l’Italie, elle n’a pas totalement oublié le Code Justinien, ce qui explique que la renaissance juridique voit le jour dans ce pays. Ce mouvement de rationalisation, qui s’achève au 13e siècle, donnera également naissance à l’idée de res publica, la nouvelle vision du droit autorisant le souverain à légiférer sur une portée nationale.