1. 3. 4. 2. La naissance d’une langue juridique

La féodalité introduit non seulement des changements dans les mentalités, mais aussi dans le système juridique. Nous l’avons signalé précédemment (1. 3. 2), la coutume personnelle héritée de la période germano-romaine se mue en coutume territoriale, où la juridiction, comme l’homme, sont attachés à la terre. Cette mutation conduit, dans les régions du Nord, où le droit romain n’avait trouvé que peu d’emprise, à la transcription par écrit de textes jusqu’alors oraux, car issus ni du droit romain, ni de la loi salique.

Ces transcriptions des coutumes orales ne relèvent en rien des vastes travaux des souverains germaniques, qui durant le Haut Moyen Âge, avaient chargé leurs clercs les plus éclairés de transcrire les lois par écrit. Fort éloigné du droit romain, le droit coutumier, à caractère oral et en accord avec les préoccupations quotidiennes, est rédigé en langue vulgaire ou dans un latin émaillé d’expressions locales :

‘Dans le domaine juridique on adapte l’allemand pour composer des recueils de droits coutumiers et rédiger des actes (...) car avec l’importance croissante des villes et leur entassement de gens de toutes origines, avec le grand commerce et le début du capitalisme, le besoin d’une prose d’usage quotidien se fait sentir (Raynaud, 1982 : 73).’

Un siècle plus tard40, dans certains États, les langues vulgaires font leurs premiers pas de langue juridique41. Dans le Sud de la France, où la Renaissance Carolingienne avait eu moins d’influence, les scribes ont de plus en plus de difficultés à rédiger en latin, criblant les actes de mots issus de la langue d’oc ; des scriptae administratives apparaissent dans le pays d’oïl. Philippe Wolff (1971 : 179) signale que, dès 1100, la décision est prise de rédiger les actes juridiques entièrement en langue locale. Sous le règne de Saint Louis, la chancellerie commence à se servir du francien, et sous Philippe le Bel, cette langue devient courante dans les actes royaux. En Angleterre, l’anglo-normand est la langue professionnelle des juristes (baptisée le law French).

En terre allemande, les ‘« dialectes apparaissent dans le lyrisme, dans la poésie épique, dans les drames en vers et aussi dans les documents d’intérêt régional et citadin : les actes notariés, les annales, les archives. »’ (Raynaud, 1982 : 52). Les premiers documents écrits allemands, qui sont essentiellement des recueils de gloses, contiennent, entre autres, des actes juridiques. À partir du 13e siècle, dans certaines chancelleries princières, on se sert de plus en plus, voire complètement, de l’allemand dans les domaines juridiques et administratifs (la première loi écrite en allemand est la « Trêve de Mayence » (1235)). Sous le règne de Louis le Bavarois, au début du 14e siècle, l’allemand est définitivement employé par la chancellerie impériale.

Durant le 13e siècle espagnol, sous l’impulsion d’Alphonse X le Sage, le droit voit l’élaboration de ses premières productions écrites en castillan avec les Siete Partidas, et obtient au 14e siècle le statut de langue officielle.

Les langues locales accèdent peu à peu aux domaines jusqu’alors réservés au latin. L’écrit s’ouvre aux langues régionales, et le latin, langage technique de la pensée abstraite, est attaqué sur l’une de ses positions fortes : le domaine juridique.

Le droit devient une source majeure d’apport lexical pour les langues en formation ; une recherche systématique sur le lexique français antérieur à 1400 (entrées aa à ad du Petit Robert) indique que 14 % des entrées appartiennent au lexique de la justice (moins de la moitié entreront dans les langues scripturaires par emprunt) :

De même, lorsque l’on observe le vocabulaire juridique, on constate que beaucoup de termes sont entrés dans les langues scripturaires aux 12e et 13e siècles. Ceux-ci sont majoritairement empruntés au latin juridique classique ou médiéval.

français
droit (842)
jurer (842)
condamner (980)
loi (980)
justice (1050)
juger (1080)
coutume (12 e siècle)
justicier (1119)
contradiction (1120)
coutumier (1160)
réquisition (1160)
juge (1170)
complainte (1174)
inquisition (1175)
jureur (1174.)
procès (1178)
comparoir (13 e siècle)
condamnation (13 e siècle)
juridiction (1209)
requérir (1231)
code (1236)
enquête (1237)
allégation (1269)
alléguer (1280)
production (1283)
Δ : latin juridique, ΔΔ : latin juridique médiéval, ° : latin vulgaire ou bas latin

La culture des chancelleries des 12e 13e siècles entraîne une prolifération des écrits, et une entrée massive du vocabulaire juridique, comme l’illustre le tableau ci-dessus. L’allemand, peu équipé de termes latins pour les raisons que nous avons évoquées plus haut, n’empruntera que tardivement.

Dès le Ier siècle avant Jésus-Christ, les Romains ont emprunté massivement au grec pour traduire les grandes oeuvres « philosophiques » grecques qui englobaient les sciences dont les mathématiques ; les auteurs latins chrétiens continueront jusqu’au 3e siècle surtout, et plus partiellement jusqu’au 6e siècle, à avoir recours au grec pour enrichir le vocabulaire technique et scientifique du latin. Par la suite, avec la disparition des études grecques en Europe de l’ouest, le latin remplit le même rôle pour les langues en formation. Parallèlement aux apports lexicaux quotidiens, fruits de la créolisation du latin avec les langues locales, des ensembles terminologiques entrent dans les langues émergentes au fil de la conquête des territoires latins par celles-ci.

En effet, l’influence lexicale grecque, puis latine, est celle de structures cultuelles et juridiques qui ont survécu à la chute de la Romania, et dont le maintien est assuré par l’Église. Si celle-ci avait trouvé dans les structures romaines ‘« un cadre où se mouler, un fondement sur quoi s’appuyer, un instrument pour s’affirmer »’, elle sera par la suite ‘« le principal agent de transmission de la culture romaine à l’Occident médiéval »’ (le Goff, 1984 : 21). À la gestion des affaires célestes, les évêques ajoutent la gestion des affaires terrestres au nombre de leurs charges. C’est ainsi que deux domaines pourtant étrangers l’un à l’autre sont étroitement associés jusqu’à la réapparition d’organisation de structures politiques. Le retour de l’État et la résurgence d’un cadre juridique « laïque », provoqueront, à plus ou moins long terme, la transcription du cadre juridique en langue locale, et, par là même, l’entrée de la terminologie juridique latine dans celles-ci42.

Cependant, si les envahisseurs s’adaptent à la romanité, celle-ci doit s’adapter aux nouvelles réalités. Ces monuments romains, le christianisme, le droit et le latin ne survivront qu’au prix d’évolution, de fusion avec la culture des envahisseurs barbares : le prêche se fait en langue vernaculaire, le latin ne répond plus depuis longtemps aux critères des rhéteurs, et le droit est devenu germano-romain.

Notes
40.

Les premières chartes en langue vulgaire datent de 1204 à Douai : le Grand coutumier de Normandie (1235), les Établissements de saint Louis (milieu 13e siècle), le Conseil à un Ami (1253-1259), le Livre de jostice et de plet (1260), les Coutumes de Beauvaisis (1283) presque tous en français, si ce n’est la coutume normande dont il existe une version latine. L’occitan apparaît dans les actes notariés dès le 11e siècle, le français y apparaît au 13e siècle.

41.

Le latin persiste plus tardivement en Allemagne (16e siècle), en raison de la situation linguistique : bien qu’il existe des langues de diffusion écrites dans les différentes parties de l’Allemagne, aucune ne l’emporte, les différentes principautés préférant utiliser une langue étrangère plutôt que de laisser la langue de l’une des principautés concurrentes l’emporter. La langue allemande officielle et unificatrice de tout le territoire ne deviendra une réalité qu’au 19e siècle.

42.

En France, cette modification interviendra avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539).