2. 1. L’interpénétration romanité/chrétienté

Au sein de la Romania, l’instabilité politique entraîne des changements linguistiques dès le 2e siècle de notre ère : le continuum entre la langue littéraire et cultivée (sermo urbanus, qui connaît d’importantes variations historiques, notamment sur le plan syntaxique) et la langue parlée (sermo rusticus, qui, en tant que telle, est dotée de propres variations géographiques et sociales) est rompu44. Jusqu’alors, les deux registres de langue s’influençaient mutuellement, le sermo urbanus – en tant qu’il était la langue des écoles en imitation des anciens – assurant la pérennité du latin classique, tandis que le sermo rusticus était la forme vivante et évolutive de la langue, qui apportait un sang neuf à la variété haute. C’est à la fin de cette période qu’apparaissent les premiers auteurs chrétiens tels que Minucius et Tertullien. L’avènement d’une culture chrétienne écrite n’est pas sans être un des multiples facteurs à l’origine de la déstabilisation de la structure de l’Empire. En effet, celui-ci s’appuyait, entre autres, sur son unité linguistique comme sur la pérennisation de la culture antique. Toutes deux étaient assurées par les écoles, qui, depuis de nombreuses générations, enseignaient les règles rhétoriques et la stylistique classiques. Mais au grès de la dislocation de l’Empire, celles-ci perdent de leur prestige.

En effet, l’esthétique chrétienne se place en opposition avec la doctrine classique : d’origine humble, elle défend une éthique de la rusticité et renonce à l’urbanité comme valeur suprême, car elle sait que pour convertir, elle se doit d’être accessible au plus grand nombre, et que, dans ce but, elle doit s’ouvrir aux particularismes linguistiques. C’est donc non seulement la langue latine – qui ne correspond plus aux besoins intellectuels et moraux – qui est remise en question, mais également les valeurs de la société, qui sont dominées par le christianisme savant de Constantinople, d’Antioche et d’Alexandrie. Dès le 5e siècle, les milieux chrétiens s’opposent à la culture classique45, dénonçant son paganisme et ses artifices de langue, qui, lorsqu’ils sont utilisés pour orner le sermon, le rendent incompréhensible au plus grand nombre. Certains des Pères de l’Église, à l’instar de saint Augustin et saint Jérôme, bien que possédant une solide culture classique et maîtrisant les arcanes de la langue, adoptent un style dont les vulgarismes des premiers chrétiens ne sont pas exclus. En ceci, il s’opposent aux tenants de la poésie chrétienne du 4e siècle qui, comme Prudence, s’en tiennent à la tradition romaine, et rejettent tous les traits spécifiquement chrétiens. À partir du 6e siècle, les évêques invitent à prêcher en style simple, le sermo humilis – celui dont Cicéron usait dans sa correspondance privée – que les Romains cultivés, aux dire de Bernard Cerquiglini (1991 : 30-31), jugent puéril46. Deux siècles plus tard, c’est le sermo rusticus qui sera utilisé. À tel point qu’au 7e siècle, le pape Boniface s’insurge contre certains prêtres incapables de prêcher dans un latin dont ils ne comprennent pas un traître mot47. Cependant, il convient de préciser qu’il s’agit des petits desservants, qui, ne parlant que leur langue vernaculaire, ne connaissent même pas le sermo vulgaris et ne peuvent donc lire les Évangiles ou les liturgies simplifiées à leur usage. Comme le souligne Bernard Cerquiglini (1991 : 37), la simple différence de niveau de langue, voire de style, devient, en trois siècles, une différence de langue48.

Nous avons signalé que les apports grecs sont depuis longtemps assimilés dans la langue latine chrétienne (cf. supra, 1. 2.) : saint Augustin dans le Contre litteras Petiliani (401-403) n’est plus capable de donner l’étymologie de termes comme évangile ou catholique (cf. Courcelle, 1947 : 142). Ce vocabulaire chrétien connaîtra une pérennité et une extension bien plus importante que les autres emprunts techniques effectués par la langue latine, et, s’il n’est pas familier, il est tout du moins intelligible aux non-hellénistes. Ces lexèmes grecs « laïques » évoqués précédemment (cf. supra, 1. 3. 4.), entrent d’autant plus facilement dans les langues en gestation qu’ils appartiennent à un christianisme quotidien : ainsi, la pénétration du latin ecclésiastique dans le vieil anglais résulte des efforts pastoraux et de l’habileté des traductions de l’Histoire ecclésiastique du peuple anglais (731) de Bède le Vénérable – transposé sous le règne d’Alfred le Grand (à la fin du 9e siècle) – qui font entrer dans la langue des termes comme :

  • alms (« aumône », du grec ελεημοσυνη), cowl (« capuchon (de moine) »), creed, (« credo »), idol (« idole », du grec ειδωλον), martyr (« martyr », du grec μαρτυρ), minster (« cathédrale »), monk (« moine », du grec μοναχος), noon (du latin nona [hora ], « neuvième heure, midi »), nun (« nonne », du grec νεννος), paradise (« paradis », du grec παραδεισος), pope (« pape », du grec παπας), psalm (« psaume », du grec ψαλμος).

mais aussi :

  • accent (« accent », calque du grec προσωδια « prosodie »), basilisk (serpent basilic du grec βασιλισχος), beet (« betterave »), camel (« chameau », du grec καμηλος), comet (« comète », du grec κομητης), cypress (« cyprès », du grec κυπαριοσσος), lily (« lis », du grec λειριον), paper (« papier », du grec παπυρος), pelican (« pélican », Jérôme, du grec πελεχαν), phoenix (« phoenix », du grec Φοινιζ), school (« école », du grec σχολη)

En allemand, citons :

  • Altar (« autel » ; du latin altare, 8e siècle), Kloster (« cloître » ; du latin claustrum, 10e siècle), Kreuz (« croix » ; du latin crux, 8e siècle), Küster (« sacristain » ; du latincustor, 10e siècle), Münster (« monastère » ; du grec μοναστηριον, 8e siècle), Nonne (« nonne » ; du grec νεννος, 900), Pilger (« pèlerin » ; du latin tardif pelegrinus, 8e siècle), predigen (« prêcher » ; du latin praedicare, 8e siècle).

En revanche, les emprunts de civilisation (cèdre, nécromancie), comme les termes les plus spécialisés, de fréquence moins importante, entreront plus tard dans les langues avec l’avènement d’une réelle culture scripturaire.

français
diable (881)
aumône (déb. 10e siècle)
prophète (980)
agonie (11e siècle)
idole (1080)
astre (12 e siècle)
blasphème (12 e siècle)
prêtre (deb. 12 e siècle)
idée (1119)
abîme (1120)
cèdre (1120)
orphelin (1120)
orgue (1155)
anathème (1174)
holocauste (1200)
exode (13 e siècle)
zèle (13 e siècle)
apocryphe (1220)
exorcisme (1250)
prosélyte (1250)
démon (déb. 14e siècle)
chaos (1377)
décalogue (1450)
magie (1535)
nécromancie (1546)
† : latin chrétien, ‡ : latin ecclésiastique, # : existence d’un sens spécialisé

À la lecture de ce tableau, on constate que les emprunts français datent majoritairement du 12e siècle, période de développement de l’écrit, et du 13e siècle, qui voit l’apparition des ordres mendiants. Les efforts de Wyclif et des Lollards sont vraisemblablement à l’origine des entrées du moyen anglais (cf. infra. 5. 4. et 2e partie, 7. 1.). Quant à l’allemand, il respecte la bipartition périodique soulignée précédemment (cf. supra, 1. 2.).

Mais le latin participe également à cette manne lexicale. En effet, les traducteurs ne se contentent pas d’emprunter, les concepts abstraits sont adoptés par calque. D’autre part, l’édification d’une littérature chrétienne pro-latine ne manque pas d’accroître le corpus du domaine lexical chrétien purement latin au moyen de divers procédés :

  • les glissements sémantiques et des spécialisations de sens :
    • beatus « heureux » > « bienheureux », caro « chair, viande » > « désir, péché de chair », gentiles « étranger » > « gentils, païens », dies judicii « jour de jugement » > « jugement dernier », inimicus « ennemi privé » > « le Diable » sans oublier la spécialisation de sens de salus « salut », spiritus « esprit », fides « foi », credere « croire [en Dieu] », deus « dieu »,

  • le passage d’un sens abstrait à un sens « concret »
    • creatura « acte de création » > « créature », caritas « tendresse, amour, affection » > « don, aumône », gloria « bonne renommée, réputation » > « auréole », memoria « mémoire » > « monument funéraire », passio « douleur morale » > « la Passion [du christ] », testimonium « témoignage » > « témoin », virtus « courage, énergie morale » > « miracle »

  • l’emprunt du suffixe verbal grec - ιζειν adapté en -izare

Pénètrent alors toute une série de termes relevant du discours religieux et éthique.

L’enquête menée sur le français citée précédemment signale que 21 % des termes apparus en français avant 1400 appartiennent au vocabulaire chrétien (2/3 d’entre eux étant issus du latin chrétien ; la plupart entrent dans les scripturaires par emprunt).

Observons maintenant un corpus comparatif des langues française, anglaise et allemande :

français
figure (881)
vérité (fin 10e siècle)
céleste (1050)
antiquité (1080)
confusion (1080)
discipline (1080)
signifier (1080)
ténèbres (1080)
adultère (12 e siècle)
abominable (déb. 12 e siècle)
multiplier (déb. 12 e siècle)
humanité (1119)
nature (1119)
précepte (1119)
qualité (1119)
question (1119)
génération (1120)
glorifier (1120)
habitacle (1120)
habitation (1120)
obstination (fin 12 e siècle)
opprobre (1120)
perfection (1156)
pétition (1120)
proposition (1120)
quotidien (1120)
rationnel (1120)
refuge (1120)
sacrifice (1120)
simplicité (1120)
substance (1120)
superbe (1120)
unité (1120)
vanité (1120)
corruption (1130)
tumulte (1131)
adversaire (1135)
cogitation (1150)
composition (1155)
indignité (13e siècle)
création (1220)
colloque (1495)
† : latin chrétien, ‡ : latin ecclésiastique, °° : variante tardive du latin, # : existence d’un sens spécialisé

Comme précédemment, la lecture de ce tableau met en évidence une forte domination des entrées françaises au 12e siècle, alors que l’anglais s’équipe principalement durant la période moyen anglais. L’allemand, qui emprunte peu de termes de civilisation, le fait principalement à la Renaissance. En effet, Philippe Wolff (1970 : 90) souligne qu’au 11e siècle, les écrivains de langue allemande tentent de vulgariser les histoires bibliques, et utilisent pour cela des termes du fond commun.

On le constate, tous ces termes n’ont pas gardé de sens spécialisés (abominable, adversaire, cogitation, composition), et certains quittent rapidement la couche du lexique intellectuel (habitation, nature, question...).

Notes
44.

Dans une société où la culture et le raffinement correspondent à l’urbanité (n’oublions pas que l’Urbs est le berceau de la civilisation romaine), la langue est un outil de démarcation sociale. En ce qui concerne la rusticitas, elle correspond essentiellement à des caractéristiques phonétiques (in Dangel (1995 : 30-31)).

45.

Ce mouvement se poursuivra puisque Grégoire le Grand et Isidore de Séville, au 8e siècle, condamnent les lettres classiques.

46.

Cependant, à l’écrit, le sermone rustico s’écarte des canons traditionnels au plan des techniques d’expression, et non à celui de la structure grammaticale. Ainsi, Grégoire de Tours, qui se prétend ignorant, pratique un stilo rusticari qui n’a rien de parlé (cf. Dangel (1995 : 44)).

47.

À propos de la rusticitas, Pierre Riché (1962 : 78) est critique : pour lui, des auteurs éduqués à l’école du rhéteur doivent avoir du mal à s’adapter à celle-ci, même s’ils se réclament de saint Augustin.

48.

À cette époque où le latin subit des mutations rapides, Pierre Riché (1962 : 10) signale que les traités grammaticaux se multiplient comme si on voulait arrêter la marche du temps (derniers siècles de l’Empire) et les grammairiens mettent en garde contre la langue parlée (milieu du 5e siècle).