2. 2. La mort du latin

Aux tentatives de restauration de la romanité succède une période de crise des nouveaux royaumes germaniques (de 650 à 750). Le fragile équilibre qui s’était instauré dans la civilisation germano-romaine est rompu sous la poussée d’une classe sociale disparue, et qui resurgit alors : l’aristocratie. Celle-ci refuse le joug de la monarchie et des institutions héritées de l’Empire que les souverains ont prudemment adoptées afin de bénéficier du soutien de l’Église, véritable État dans l’État50. De même, elle n’est que peu sensible à la culture et à l’éducation classique. Conservant ses particularismes culturels, sa christianisation n’est en aucune façon un facteur d’intégration, dans la mesure où les chefs germaniques, à l’exclusion des Francs, étant avant tout des Ariens. Les États germano-romains sont fragiles, car les barbares singent la vie romaine sans en assimiler les principes : ils ne reposent que sur l’ascendant des chefs, et non sur des institutions. Il en résulte un morcellement des royaumes, et la disparition des structures juridiques, dernier élément de maintien du latin. L’Église subit alors une éclipse qui contribue à mettre sa langue en péril.

Le passage du statut de langue vivante à celui de langue « morte » est progressif, s’étendant entre le 5e siècle (chute de l’Empire romain), et le 8e siècle (fin de la crise des royaumes barbares nés des grandes invasions dont seuls émergeront les Francs, les Lombards et les Anglo-Saxons)51. Les bornes temporelles sont variables en fonction des auteurs : Dangel (1995 : 43) la fixe aux environs de 750, J. Herman (1967 : 115-121) situe la phase décisive de sa disparition entre les 6e et 7e siècles, Marc Van Uytfanghe cité par Bernard Cerquiglini (1991 : 35) signale que c’est seulement à partir du 7e siècle qu’il est possible de localiser un texte grâce à ses particularités dialectales52.

Il est évident que la date de « mort » du latin correspond à la rupture de l’intercompréhension entre les lettrés, les semi-lettrés qui maîtrisent plus ou moins bien le latin, et les illettrés qui ne le comprennent plus53. La ruine de l’enseignement et l’inculture généralisée du 5e siècle sont à l’origine de l’évolution phonétique rapide du latin vulgaire. À cette période, le nombre des lettrés susceptibles de comprendre le latin classique se réduit considérablement pour disparaître à partir du 6e siècle (Grégoire le Grand est traditionnellement jugé comme le dernier lettré a avoir connu l’éducation classique antérieure à la restauration carolingienne) ; à la fin du 7e siècle, le latin devient incompréhensible pour ceux qui ne l’étudient pas54. Dès lors, le statut de langue véhiculaire du latin est remis en question.

Or, c’est durant la période du 6e au 8e siècle que l’oralité en correspondance avec l’écriture cesse d’être compréhensible par les tenants de l’oralité pure55. Le Concile de Tours56 (813), qui ordonne au clergé de prêcher en langue courante, n’aurait fait qu’entériner une situation existante, à l’instar du concile de Mayence (813)57.

Le latin ne se maintient donc que tant que le cadre administratif et juridique fait de même. Cent années de troubles ont porté le coup d’arrêt à une langue qui n’a subsisté qu’artificiellement depuis deux siècles, employée dans ses formes « pures » et maîtrisée uniquement par une population lettrée.

Parallèlement, Charlemagne, met en place une entreprise de restauration de la langue latine. En effet, le latin est le lien le plus manifeste entre son empire et celui de ses prédécesseurs romains. Dans sa volonté d’asseoir sa légitimité, l’empereur tient à ce que le niveau culturel de son administration politique et religieuse soit réévalué. Car cette renaissance est également une renaissance culturelle, tant l’Empire se doit d’être digne de son illustre ancêtre. De fait, la rénovation des études latines ne peut se faire sans une relatinisation, comme la relatinisation est impossible si elle ne passe pas par l’étude des textes anciens. Mais où trouver les instruments de celle-ci ?

Notes
50.

Ferdinand Lot (1968 : 59-60) montre que l’Église perçoit rapidement la nécessité de s’attacher aux États, afin d’obtenir de ceux-ci la puissance permettant de lutter contre ses dissidents, et contre l’Islam. Elle perçoit aussi la nécessité de réguler la vie sociale, reprend le droit romain, et se fond dans le cadre juridique antique, tout en se créant un droit spécifique.

51.

Bien que des philologues, s’appuyant sur certaines mutations phonétiques, placent la mort du latin dès le Haut Empire.

52.

Ce qui n’est pas forcement significatif, car les textes dialectaux sont toujours très mal transcrits, la conscience de la phonétique étant très peu développée et ceux qui transcrivent n’étaient presque jamais originaires de l’endroit où ils écrivent du fait de la migration des clercs. On écrit très tôt dans un véhiculaire qui est un pidgin élaboré avec 20 % à peu près de particularités dialectales au maximum et des traces importantes de morpholexicologie et de lexicologie gréco-latine.

53.

Bien que Grégoire de Tours rende obligatoire, dans ses écrits, l’utilisation du Sermo rusticus ; rusticus prend alors le sens d’« illettré ».

54.

Phénomène avéré pour une certaine partie de la population au moins dès le 3e siècle, peut-être même à Rome dans la considérable population immigrée (juifs, grecs, berbères, égyptiens, germains, slaves, etc.). Les premiers chrétiens de la région de Macon, Dijon, etc. prêchent en grec démotique à la fin du 2e siècle.

55.

Pierre Riché (1962 : 162-165) explique que certaines hypothèses philologiques montrent que latin écrit et latin parlé ne sont pas si différents qu’on ne le pense, et que les innovations grammaticales sont liées à la nouvelle attitude de l’homme face au monde. Pour lui, le latin mérovingien ne doit pas être jugé selon les lois de la philologie classique, mais selon son contexte social et psychologique.

56.

« transferre in rusticam Romamam linguam aut Thiosticam » (cité par Auroux, 1994 : 88).

57.

« justaquod intellegere vulgus possit » (cité par Auroux, 1994 : 88).