3. 1. 2. Une renaissance latine non romane

La politique caroline de rénovation des lettres ne peut donc aboutir qu’avec l’aide des Anglo-Saxons et d’autres intellectuels germaniques. Il fonde alors des académies et y attire des clercs venus de toute l’Europe afin de mettre en place les bases de ce nouvel élan culturel et cultuel. Paul Diacre est lombard (son vrai nom est Warnefried), Pierre de Pise est italien, Alcuin est anglais.

Cette renovatio studii n’est donc pas une renaissance romane, dans la mesure où ses principaux ouvriers sont anglo-saxons (Alcuin) ou germains (Charlemagne) : le latin est une langue savante, artificielle, étrangère, et qui était pour eux la langue du savoir et de l’administration (Balibar, 1985 : 27).

Renée Balibar ajoute :

‘Il était aussi, dans la tradition culturelle chrétienne occidentale, la langue des plus hautes activités de l’intelligence : théologie et en même temps philosophie, exégèse et en même temps grammaire, rhétorique, poétique, selon un double enseignement des lettres sacrées et profanes (Balibar, 1985 : 27). ’

La stratégie des grands clercs conduit à l’instauration du latin comme un symbole de leur légitimité. Protégé par cette légitimité comme par sa reclassification, il subit un net recul et n’est plus pratiqué que dans des domaines délimités : la philosophie et l’enseignement, et devient le support écrit du savoir et de la religion.

Selon Claude Buridant (1986 : 12), ce recul du latin est confirmé par la création, dès le 8e siècle, de gloses textuelles bilingues latin/langues vivantes. Celles-ci se transforment peu à peu en nominalia, recueils onomasiologiques thématiques à caractère encyclopédique qui évoluent en lexiques alphabétiques. Les gloses, destinées à aider les étudiants dans leur compréhension du texte ont avant tout un but rhétorique, celui de former les clercs à penser en latin. En revanche, les nominalia constituent des outils d’apprentissage de la langue, et les lexiques alphabétiques, des ouvrages de consultation pour élucider des problèmes de traduction59. L’évolution de ces outils lexicographiques permet d’évaluer le fossé qui s’approfondit entre les compétences spontanées et savantes.

La spécialisation du latin est quasi volontaire dans la mesure où, contrairement à leurs prédécesseurs, les instigateurs de la rénovatio studii ne rejettent pas leur propre langue maternelle (Charlemagne élabore même des projets de grammaire du francique). Revenu à des formes plus pures sur le modèle de la langue classique, protégé par des domaines d’emploi spécifiques et par l’action des clercs qui désiraient préserver l’écrit (le latin60) de tout contact avec le bas langage (c’est à dire l’oral), le latin se différencie de plus en plus du latin à caractère idiomatique des clercs les plus humbles, et se spécialise61. Cette relatinisation, dont nous avons montré les limites, touche peu les laïques et prend fin en même temps que le règne de l’empereur. En effet, les clercs sont les seuls à être diglosses (les aristocrates francs abandonnent certes le germanique, mais n’apprennent pas le latin pour autant62). Ils perçoivent l’écart qui se creuse, et en tirent les conséquences. Il faut prêcher dans une langue intelligible de tous. Le concile de Tours (813) propose le prêche en lingua romana rustica, celui de Mayence souligne que le prêche doit être compris des fidèles63.

À ce propos, Vivian Law (1992 : 92) signale que c’est la diminution spectaculaire des lettres latines qui pousse Ælfric à rédiger un ensemble de lectures chrétiennes en vieil anglais, afin de garantir les connaissances de la Foi dans un climat d’incompréhension grandissante de la langue latine. Sa grammaire, qui permet un accès à la langue de l’Église, connaîtra une diffusion importante au 11e siècle64.

Le latin devient une langue artificielle. En effet, en voulant donner aux lettrés le goût du latin correct, on reporte tous les efforts sur la grammaire et l’écriture. Celle-ci devient le fer de lance de cette programmatique : le paragraphe 71 de l’Admonitio Generalis (capitulaire du 23 Mars 789), qui insiste sur la correction à apporter aux livres religieux, fait apparaître pour la première fois le mot grammaticam. C’est en étudiant cette Admonitio Generalis que Holtz (1992) met en évidence les processus qui ont fait du latin une langue de culture : enseigné selon une pédagogie qui fait triompher la norme, qui met l’accent sur les déclinaisons, les conjugaisons, fixe la morphologie, et reporte tous ses efforts sur la grammaire, le latin développe le sens de l’abstraction. Les références de ces grammaires sont avant tout des références classiques, et même si le corpus s’est élargi à la Vulgate, aux Pères de l’Église, aux poètes chrétiens, aucun auteur contemporain n’est intégré dans le corpus. D’autre part, bien que ces grammaires intègrent des commentaires sur l’accent et la lettre, la langue parlée et la prononciation ne sont pas prises en compte, ce qui pose un problème dans un empire d’aussi vastes dimensions et où les clercs sont germains, romans, anglo-saxons et irlandais.

De par ses domaines d’emploi, le latin est de plus en plus abstrait, conceptualisé, ce qui oriente son futur rôle de langue des sciences. En effet, son équipement lexical – et cet argument sera utilisé pendant de nombreux siècles – en fait l’unique langue qui permette de transposer les concepts :

‘Aussi les moines devaient-ils demeurer jusqu’au XIIe siècle les principaux dépositaires de la culture savante (Vauchez, 1982 a : 104). ’
Notes
59.

Ces gloses apparaissent plus tôt dans les pays germaniques et anglo-saxons (6e siècle), que dans les pays romanophones (10e siècle), en raison de l’écart plus important qui existe entre la langue de l’ancien empire et les langues locales.

60.

Ou plutôt, principalement le latin, car le germanique gotique et le norrois s’écrivaient en caractères runiques et la Bible y avait été traduite par Wulfila, clerc de langue gotique et de langue grecque d’obédience arienne.

61.

Renée Balibar estime que le Concile de Tours avait pour objet la protection du latin écrit. En effet, il n’est pas fait mention, dans les actes de traduction, mais de transposition, d’adaptation.

62.

Sauf dans une bonne partie de la Gaule et de la Belgique où les dialectes néerlandais descendent directement du francique.

63.

Le concile d’Arles ne se prononce pas, ce qui signifierait que le latin est compris.

64.

Il y a donc rupture latinité/romanité, mais aussi désancrage du latin de son contexte géographique, puisque c’est par les Anglo-Saxons que la reclassification a été possible. D’autre part, il est choisi comme facteur du maintien de la cohésion de l’Empire parce qu’il est connu des intellectuels de tout l’Occident. Le latin prend alors une dimension qu’il n’avait pas, ou plutôt qu’il possédait de manière sous-jacente : celle de langue véhiculaire.