3. 2 La naissance des intellectuels

En effet, au 12e siècle, la société féodale est en pleine mutation :

Les premiers progrès de la technique rurale, qui permettent un essor démographique, et qui augmentent le rendement individuel du paysan, libèrent de ce labeur des champs toujours plus d’hommes. La division du travail s’accentue, la société s’articule de façon plus complexe (Wolff, 1971 : 195).

Une nouvelle classe sociale apparaît : les intellectuels. Ces hommes dont le travail correspond à une activité de l’esprit se différencient des clercs, certes détenteurs de la culture, mais qui appartiennent à la religion :

Auparavant, c’est à peine si les classes sociales distinguées par Adalbéron de Laon : celle qui prie : les clercs, celle qui protège : les nobles, celle qui travaille : les serfs, correspondaient à une véritable spécialisation des hommes. Le serf, s’il cultivait la terre, était aussi artisan. Le noble, soldat, était aussi propriétaire, juge, administrateur. Les clercs – surtout les moines – étaient souvent tout cela à la fois. Le travail de l’esprit n’était qu’une de leurs activités. Il n’était pas une fin en soi, mais ordonné au reste de leur vie, il était tourné par la règle vers Dieu (Le Goff, 1957 : 9), et Jacques Le Goff de signaler qu’Alcuin était avant tout un haut fonctionnaire, et Loup de Ferrière, un abbé.

Les lettrés laïcs apparaîtront avec les villes. Les besoins en hommes des nouvelles justices, de l’administration de la ville, la nécessité pour les commerçants de maîtriser quelques notions de base65, la mutation du professorat, qui, avec l’essor des écoles urbaines, devient une activité à part entière66, inaugurent une nouvelle période dans les rapports de l’homme à la connaissance : celle-ci n’est plus l’apanage du seul clergé67, et vecteur de promotion sociale, elle peut désormais être liée à une activité professionnelle :

Souvenons-nous également qu’à cette époque l’instruction constituait un privilège et un avantage social considérable. Les antagonismes de la société médiévale ont été exacerbés et complexifiés par une dichotomie extrêmement importante entre érudits (instruits et ordonnés) et ignorants (illettrés et non ordonnés) ... Comme le dit un auteur anonyme du XIIIe siècle dans son traité Sur le clergé : ‘« Qui est lettré [i.e. : connaît le latin] est maître naturel de qui est ignorant »’ (Gourevitch, 1981 : 24)68.

À partir du 13e siècle, donc, une troisième classe apparaît. Celle-ci n’est pas totalement homogène et peut être divisée en trois sous-classes : celle qui sait lire à peu près, celle qui connaît éventuellement un peu de latin pour avoir reçu un enseignement élémentaire à l’école épiscopale, paroissiale, voire au petit degré d’une ville universitaire, et celle qui en connaît davantage pour avoir eu un précepteur clerc. Cette classe est politiquement et militairement forte, ou économiquement puissante (notamment à travers les corporations et grâce aux chartes urbaines). C’est elle qui s’intéresse à l’histoire, voire à la philosophie, et va réclamer des traductions et des écrits en langue moderne. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que, dès le règne de Philippe-Auguste, l’administration se complique, se centralise ; le roi a besoin d’écrits, d’inventaires, de règlements pour améliorer la gestion de son territoire. Ses conseillers ne sont pas des clercs, mais des nobles issus des grandes seigneuries. Il est donc à peu près certain que la plupart d’entre eux ne connaissent pas couramment le latin, et ont recours à des condensés fait par des légistes, rédigés dans la langue française alors en plein développement.

Notes
65.

Les écoles urbaines donnent quelques cours en langue vulgaire pour les marchands.

66.

Les chanoines, les écolâtres et les chanceliers s’occupent le plus souvent de la gestion de l’école, confiant l’enseignement à des magistri. L’apparition de la licentia docendi, mesure de contrôle des enseignants est un signe de la spécialisation de cette tâche en activité professionnelle.

67.

Il souligne également que le nombre des médecins augmente.

68.

Il cite M. Richter, 1976, « Kommunikationsprobleme im lateinischen Mittelalter », Historische Zeitschrift, 222 : 43-80.