3. 2. 1. 1. La laïcisation des écoles

Le nombre des écoles et le niveau d’instruction des maîtres augmentent. À l’origine de cette augmentation, il y a le désir de culture d’un public en constant accroissement, mais aussi l’essor d’une urbanisation liée à un déplacement du pôle de culture des campagnes vers les villes, des monastères où était enfermée la connaissance depuis la période carolingienne69, vers les écoles cathédrales. En effet, les historiens soulignent que le rayonnement des monastères, malgré la vogue que connaît alors la vie monastique, va déclinant70, ceux-ci n’étant plus des foyers de progrès culturel. Seules les églises urbaines peuvent assumer matériellement comme intellectuellement l’éducation du flot croissant des étudiants, souligne Philippe Wolff (1971 : 196). En effet, la rentabilité accrue du travail de la terre fournit aux évêques et aux chapitres un revenu qui leur permet non seulement de bâtir des cathédrales, mais aussi d’entretenir des professeurs. La Papauté encourage ce mouvement et en fait même un impératif : en 1079, les chapitres cathédraux sont tenus d’ouvrir des écoles ; un siècle plus tard, les évêques sont dans l’obligation de recruter un théologien. Ce phénomène entraîne l’avènement d’écoles privées tenues par des intellectuels de renom, comme Abélard71.

Ces écoles drainent un vaste public, aux origines de plus en plus diverses. Ce ne sont plus seulement de futurs membres du clergé qui fréquentent ces lieux, mais aussi des laïques ; dans les écoles des villes de taille moyenne, de moindre réputation, l’enseignement élémentaire est prodigué à des paysans aisés, des commerçants dont l’activité nécessite des notions pratiques de comptabilité et de droit. Ces enseignements sont alors dispensés en langue scripturaire, ce qui constitue une nouveauté :

Les laïcs ignoraient le latin ; seule sa connaissance ouvrait les portes du savoir. Conséquemment, la division des gens en litterati et illitterati, qui date de la fin de l’Antiquité, demeurait pertinente. Les premiers, hommes instruits, étaient ceux qui connaissaient le latin ; les seconds étaient des ignorants, des idiotæ. Idiota désignait un individu qui se contentait de sa fruste langue maternelle, apprise dès l’enfance, tandis que la connaissance du latin ne pouvait s’acquérir que moyennant de longues et patientes études (Grundmann H., 1958, « Litteratus–illitteratus. Die Wandelung einer Bildungsnorm vom Altertum zum Mittelalter », Archiv für Kulturgeschichte, 40 : 1–65 ; cité par Gourevitch, 1981 : 21).

Cette « explosion scolaire », comme la nomme André Vauchez (1982 b : 409), va en s’amplifiant avec le siècle, à tel point que les écolâtres, clercs chargés par les évêques de la gestion de l’école cathédrale, ne se chargent la plupart du temps que de leurs tâches administratives. Ils confient l’enseignement à des clercs qu’ils ne contrôlent que de loin en loin. Dès lors, les liens avec les structures ecclésiastiques se relâchant, une plus grande liberté de pensée et d’expression règne sur les écoles liées au chapitre.

Ainsi, bien qu’elle encourage ce phénomène dans le but de relever le niveau culturel du clergé, l’Église sera bientôt concurrencée dans un domaine où elle possède pourtant une position quasi monopolistique.

En effet, dans la seconde moitié du 12e siècle, les écoles cathédrales vont subir un déclin, et les centres qui ont survécu, vont, après une période de mutation, prendre un nouvel essor. Ce phénomène voit le jour à la fin du 12e siècle, à Bologne, avec des regroupements d’étudiants à caractère corporatiste72, rassemblés par nationalités. Ces nations étudiantes se transforment peu à peu en universités73. Ce phénomène apparaît à Paris vers 1200 sous la forme d’une association de maîtres indépendants, professeurs des arts libéraux, puis de droit canon et de théologie. C’est à la même période que se constitue l’université d’Oxford. À ce propos, Christophe Charle et Jacques Verger (1994 : 12-13) signalent que la notion d’université ne renvoie pas à la même réalité dans le Nord et dans le Sud. Au Nord, les universités sont des associations de maîtres d’arts libéraux et de théologie, sur lesquelles l’Église possède encore beaucoup d’influence. En revanche, le Sud se caractérise par des regroupements d’étudiants en droit et en médecine.

Les causes supposées de cette mutation des structures d’enseignement sont multiples : Jacques Le Goff l’envisage comme une des conséquences du corporatisme de la période, H. Grundmann74 cité par Christophe Charle et Jacques Verger (1994 : 14) y voit une des suites logiques des traductions arabes du 12e siècle. Les maîtres, sachant les autorités ecclésiastiques peu favorables à ces textes anciens, cherchent à s’autonomiser afin d’accorder à ces auteurs qui les fascinent une place de choix dans les cursus. Ferruolo75, également cité par Christophe Charle et Jacques Verger (1994 : 14) l’analyse plutôt comme une nécessité de professionnaliser et d’ordonner l’enseignement que le bouillonnement du siècle précédent avait rendu anarchique et souvent peu efficace, voire désastreux.

L’influence et le recrutement universitaires sont beaucoup plus étendus que ceux de l’école cathédrale, et le mouvement d’internationalisation de la masse estudiantine va croissant ; c’est ainsi que la licentia docendi 76 devient la licentia ubique docendi à laquelle accèdent les diplômés des plus grandes universités. Alors que se poursuit le phénomène de diversification des origines sociales des étudiants77, le clivage traditionnel clercs/laïcs est dépassé par la création d’une nouvelle catégorie sociale, symbole de l’avènement de la classe des intellectuels : l’ordo scholasticus.

Ce nouvel ordre, conscient de son importance et de sa valeur se positionne rapidement comme un pouvoir avec lequel l’Église et l’État doivent compter. Bien que les autorités ecclésiastiques locales, voyant en lui un concurrent, lui soient hostiles, il bénéficie de l’appui de la Papauté et de la royauté, l’une pour former des clercs rompus à la théologie et à même de défendre la chrétienté en tant qu’entité, l’autre pour lutter contre le pouvoir des évêques. Ce soutien des autorités garantit l’indépendance des intellectuels par rapport aux évêques, mais non envers l’Église. La décision papale de la gratuité de l’enseignement place les maîtres, qui ne sont plus membres du clergé, sous la dépendance de l’Église qui prend en charge leur rémunération, le bénéfice.

Notes
69.

Ce phénomène ayant débuté au 6e siècle.

70.

Si ce n’est en Angleterre et en Italie, où les monastères jouissent d’une activité intellectuelle brillante jusqu’à l’avènement des universités. Ce mouvement scolaire débute en France et en Italie (dans les zones d’urbanisation intense comme la Toscane) à la fin du 11e siècle.

71.

Christophe Charle et Jacques Verger (1994 : 9) signalent que des écoles de droit et de médecine, plus laïques et indépendantes, apparaissent dans les pays méditerranéens.

72.

Dans le but de se protéger, de régler les conflits internes, de défendre leurs droits, d’organiser leur enseignement.

73.

Les Italiens forment l’université des Citramontains, alors que les étudiants étrangers se regroupent en Ultramontains.

74.

H. Grundmann, Vom Ursprung der Universität im Mittelalter, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchegesellschaft, 1964.

75.

S. C. Ferruolo, The origins of the University. The schools of Paris and their Critics, 1100-1215, Stanford, Stanford UP, 1985.

76.

Autorisation d’enseigner qui permet d’ouvrir une école.

77.

Depuis la décision de gratuité des études, le recrutement scolaire est ouvert aux étudiants pauvres.