3. 2. 3. La naissance des scriptae

Le 12e siècle voit le développement de l’écrit dans les langues scripturaires. Bien sûr, les premières traces écrites des différentes langues européennes remontent au 9e siècle avec la Glose de Reichenau et les premiers poèmes épiques et religieux sont datés d’avant 900 (sous le règne d’Alfred le Grand)82. Mais tout ceci ne fait pas une accession à l’écrit. Les lettrés, désormais forts de leurs connaissances grammaticales acquises dans l’étude du latin, font des tentatives d’amélioration de la langue, afin de la hausser à la dignité de langue littéraire et d’en faire un outil culturel alternatif. En effet, la compétence latinographe, à l’origine du fossé clercs/laïcs, conduit ces derniers, – qui, ne connaissant pas le latin, n’ont pas accès aux textes –, à développer leur propre culture, fondée sur l’oral, la symbolique et la gestuelle (comme les cérémonies d’adoubement). En effet, jusqu’au 13e siècle, les nobles et les bourgeois ne sont pas beaucoup plus cultivés que les paysans. Mais à partir de ce siècle, une fraction de plus en plus importante d’entre eux va vouloir accéder à la culture antique sans pourtant connaître les langues anciennes. En effet, jusqu’au 12e siècle, nobles et bourgeois sont de culture « populaire », donc illitterati :

‘appliquée au Moyen Âge proprement dit, la notion de « culture populaire » reste assez vague. Doit-on entendre par là la culture du bas peuple, des classes opprimées ? Ou bien la culture des illettrés opposée à celle des gens cultivés ? (À cette époque, on le sait, les catégories des opprimés et des illettrés ne se recoupaient pas, car les classes possédantes se composaient aussi essentiellement d’illettrés) (Gourevitch, 1981 : 13).’

Cette culture propre à la noblesse se développe dès le 10e siècle. Afin de ne pas perdre toute influence sur les classes dirigeantes, les clercs élaborent pour elle une littérature en langue vulgaire, tout d’abord religieuse (Cantilène de sainte Eulalie, Chanson de saint Alexis, Chanson de sainte Foy), puis profane, par la transcription des chansons de geste (Chanson de Roland, Guillaume au Court Nez)83 dont ils accentuent les valeurs chrétiennes (victoire sur les musulmans, protection des faibles, etc.), et soulignent la vertu et la fidélité qui y sont exaltées.

Comme le fait remarquer Jacques Le Goff, le prosélytisme religieux lui-même rend indispensable la diffusion d’une plus haute culture :

‘La prédication chrétienne fut presque toujours un échec quand elle chercha à s’adresser aux peuples païens et à persuader les masses. Elle ne réussit en général que lorsqu’elle gagna les chefs et les groupes sociaux dominants (Le Goff, 1964 : 172).’

Cette littérature connaîtra un immense succès aux 12e et 13e siècles. En effet, la noblesse, à qui les croisades avaient fait découvrir un mode de vie différent et raffiné, est désireuse d’avoir également accès à la culture :

‘Un certain progrès du bien être, des moeurs et de la curiosité intellectuelle font maintenant foisonner tout un public qui, sans vouloir ou pouvoir apprendre le latin, recherche tout de même des loisirs de qualité : nobles surtout, et puis bourgeois (Wolff, 1971 : 178)84. ’

Comme elle s’était forgé sa propre culture en réaction à la culture écrite, la noblesse, face à la position monopolistique des clercs, se crée ses propres idéaux. Ainsi naîtra le mouvement courtois, qui exalte les valeurs de la chevalerie, la fidélité à la parole donnée, l’amour hors mariage, la dévotion à la dame85. Dans le Nord, cette littérature, dans la droite ligne de la Chanson de Geste, demeure toutefois le fait de clercs attachés aux seigneurs. Mais dans le Sud, les auteurs sont laïcs, et c’est le fin amor qui est exalté. André Vauchez estime :

‘la naissance de cette littérature profane en pays d’Oc, et le succès qu’elle connut ensuite en France, en Italie et dans le monde germanique, ne sont pas étrangers à l’état de tension permanente entre la basse noblesse et la haute féodalité dans leur vie commune à la cour, et à la nécessité historique de neutraliser par un idéal commun les divergences qui régnaient sur le plan existentiel entre les intérêts des deux groupes. Le paradoxe amoureux qui est à la base du système courtois – renoncer à la jouissance immédiate pour acquérir plus de mérites aux yeux de la dame que l’on veut conquérir – n’est-il pas la projection sublimée des aspirations des petits vassaux qui, ne disposant ni de fiefs ni d’argent, cherchent à s’affirmer par la vaillance et la séduction ? (Vauchez, 1982 b : 384).’

La langue profane a accès à l’écrit, grâce à l’avènement d’une forme de culture totalement indépendante de la religion. Le latin n’a donc plus le monopole de l’écrit, et le clergé n’a plus celui de la connaissance86. Ces mouvements conjoints d’avènement d’un écrit en langue vulgaire et d’affranchissement de la tutelle cléricale, d’origine aristocratique, auront pour conséquence de marginaliser les autres formes de culture : les genres bourgeois et populaires (cf. Vauchez, 1982 b : 386-389).

Car cette vue des choses est pleinement valable jusqu’au début du 13e siècle, et l’on peut penser que jusque là les bourgeois des villes, les chevaliers, voire les seigneurs importants appartiennent largement aux illitterati. Mais à partir de cette époque, ces trois castes veulent indiscutablement être distinguées des « frustes paysans ». On peut en juger par le Dialogue sur les miracles de Césaire de Heisterbach, que relève Aaron Gourevitch :

‘L’attitude de Césaire envers les différents groupes sociaux n’est pas la même. Dans les cas relativement rares où il parle des paysans, il ne cache pas son mépris et son aversion : ils sont décrits comme des êtres grossiers, ignorants et bagarreurs, ils cherchent à s’enrichir aux frais d’autrui et mènent une existence condamnable. En cela Césaire se démarque de ses prédécesseurs, probablement parce que son Dialogue s’adresse avant tout aux moines et aux habitants des villes. Au XIIIe siècle, on était déjà obligé de tenir compte du public urbain et de la chevalerie (Gourevitch, 1981 : 54 )87.’

La définition médiévale des litterati devient alors caduque.

Notes
82.

La tradition anglaise de l’épopée biblique apparue au milieu du 7e siècle et qui influença l’Allemagne du 8e siècle (cf. supra). Mais notons également le Hildebrandslied (Chant de Hildebrand) (820), poème profane composé par deux moines de l’abbaye de Fulda.

83.

Chanson de Roland qui connaît un grand succès en Angleterre comme en France, et est traduite pour les seigneurs germains.

84.

Philippe Wolff (1971 : 178-179) signale que le développement de la littérature en langue profane est plus important dans les zones géographiques où l’Église est moins présente.

85.

La culture laïque écrite en langue vulgaire voit le jour principalement en Allemagne, en France, puis en Italie et en Espagne. Cependant, dans la haute aristocratie issue des Carolingiens et dans les cours, les valeurs restent chrétiennes. Ce mouvement vient de la base de l’aristocratie, qui, contrairement à la haute aristocratie, n’a pas de pouvoir et n’entretient pas de relations de bonne intelligence avec le clergé.

86.

Ce phénomène sera plus précoce en Allemagne, et plus tardif en Italie et en Espagne.

87.

Voir Geremek B., 1978, Kultura elitarna a kultura masowa w Polsce póznego sredniowiecza, Wroclaw : 1978, 53-54.