3. 2. 4. L’équipement lexical

Les langues accèdent à l’écrit, augmentent leur aire d’emploi, une littérature en langue vulgaire émerge. Cependant, transcrire un schéma narratif, fût-il en vers, ou des sentiments, est une toute autre tâche que de transcrire des concepts abstraits, des faits relevant d’une culture étrangère, voire disparue. Le droit est hérité du droit romain, et la transcription des lois saliques s’est faite en latin. Il est fort probable que les langues locales, même romanes, ne disposent pas des représentations de ces concepts dans leur lexique.

Il existe plusieurs solutions en matière d’équipement linguistique : l’emprunt, le calque88, la création. Les langues vulgaires en pleine mutation en choisissent l’emprunt pour des raisons évidentes : les scribes et autres lettrés ou semi-lettrés manipulent quotidiennement le latin, et neuf siècles de colinguisme comme d’influence linguistique et culturelle laissent des traces. Ainsi, durant le 11e siècle, apparaît la mester de clerica, poésie savante qui introduit nombre de latinismes dans la langue espagnole, et dont le premier représentant est Gonzalo de Berceo, comme le feront les écrits d’Alphonse X, souverain érudit considéré comme le créateur de la prose castillane.

L’anglais, du 11e au 13e siècle, emprunte au latin, souvent par l’intermédiaire du français89 :

able
brief
courageous
eager
frail
horrible
moist
pliant
real
simple
sturdy

À noter que beaucoup de termes de ce tableau sont des emprunts au vocabulaire éthique et religieux (malicious, luxurious, sober, subtle; universal, gracious). En effet, c’est principalement par les terminologies juridiques, éthiques et religieuses que les langues en formation enrichissent leur lexique.

Durant tout le Moyen Âge, le latin ne cesse d’influencer directement ou indirectement la langue allemande. Le vieil haut allemand écrit (8e-11e siècles) se différencie du vieil haut allemand parlé en ce qu’il reste dépendant du modèle latin. À partir du 10e siècle, ce dernier apportera dans la langue des éléments lexicaux abstraits et religieux, qui seront progressivement assimilés ; on créera également des mots nouveaux à partir de matériaux latins, ce qui ne manquera pas d’être à l’origine de nombreux apports lexicaux. Au 12e siècle, les légistes s’inspirent non seulement du latin canonique, mais également du droit romain et de ses codes (cf. supra).

D’autre part, la littérature courtoise qui connaît une vogue extrêmement importante en Allemagne – à tel point que la linguistique diachronique subdivise la période du moyen haut allemand en moyen allemand précoce (1050-1150), moyen allemand courtois (1150-1250) et moyen allemand tardif (1250-1500) – fait entrer de nombreux termes français dans le lexique (Franziska Raynaud (1982 : 58) en dénombre 700 pour le seul 13e siècle). Ces termes sont en partie des mots d’origine germanique (harnais, javelot, danse bannière), mais pas seulement.

Comme l’indique le tableau comparatif ci-dessous, ils sont souvent issus du latin par l’intermédiaire du français. :

allemand français
Abenteuer aventure (1050)
Kastell castel (fin 10°siècle)
disputieren disputer
stiefel estival (1119)
Fantasie fantaisie (1200)
falsch faux (1080)
fein fin (2° moitié 12°siècle)
Forst (réemprunt) forêt (1121)
Kompanie compagnie
Lanze lance (1080)
Manier manière (1119)
Melodie mélodie (1112)
Palast palais (1050)
Plan (lice) plaine (1080)
Prärie> ;sens géologique prairie (1150)
Preis prix (1050)
prophetie prophétie (1119)
prüfen> ;« examiner » prouver (fin 11°siècle)
rivier> ; 0 rivière (fin 11°siècle)

D’autre part, la morphologie française influence l’allemand : la terminaison verbale -ieren est une appropriation de l’ancien français -ier, entré dans la langue avec les emprunts verbaux (logier > loschieren, reignier > reignieren), puis utilisé pour la formation de certains verbes (hausieren « colporter », buchstabieren « épeler », halbieren « partager en deux »). De même, le suffixe -ley « façon, manière », est adapté en -lei, et le suffixe -ie se diphtonguera en -ei (Bäckerei « boulangerie », Länderei « terre », Liebelei « amourette »).

Quant à la scripta française, elle s’équipe de latin. Notre enquête indique que 38, 5 % des termes entrés avant le 14e siècle sont des emprunts au latin :

adorer (10e siècle) absorber (1050)
absorber (1050) abattre (1080)
accorder (1080) adverse (1080)
abomination (12e siècle) abominer (12e siècle)
abstinence (12e siècle) abstinent (12e siècle)
accession (12e siècle) accusatif (12e siècle)
aconit (12e siècle) action (12e siècle)
adoption (12e siècle) adultère (12e siècle)
(s’) adonner (1140) adversité (1145)
actif (1160) abaque (1165)
administrateur (1180) admonition (1180)
admiration (1190) adulation (1190)
absinthe (fin 12e siècle) adapter (1270)< ;adjurer (13e siècle)
ablation (13e siècle) ablution (13e siècle)
acception (13e siècle) accidentel (13e siècle)
adjurer (13e siècle) adoptif (13e siècle)
acceptation (1262) addition (1265)
adolescence (1270) accusation (1275)
absent (fin 13e siècle)

L’observation de ce micro-corpus indique la large apparition des termes intellectuels, des apports juridiques (administrateur, admonestation), et chrétiens (ablution, absolution) dans la langue en formation (cf. supra).

Ferdinant Brunot signale que dès le 13e siècle, la romanisation du droit entraîne l’entrée des mots savants dans la langue française ; il estime que les latinismes sont empruntés dès les premières traductions latines. Zink (1990 : 82) considère pour sa part que la masse du vocabulaire s’est considérablement accrue durant la période du moyen français. Jusqu’à la fin du 13e siècle, on francise les réalités anciennes, les concepts scientifiques, les concepts abstraits, puis on élargit ces familles de mots par des créations savantes inspirées de ces néologismes ; sont également latinisés les mots du fond lexical. Mais ce mouvement demeurera limité jusqu’à la fin du 13e siècle, et ne connaîtra de véritable essor qu’au siècle suivant.

Les 12e et 13e siècles ne sont pas marqués par des changements radicaux dans le statut des différentes langues. Il s’agit plutôt d’une phase de transition durant laquelle s’amorcent les grandes tendances du 14e siècle et de la Renaissance et où se met en place le cadre socioculturel qui sera, par son influence sur les phénomènes de langue, à l’origine de ces changements : réaffirmation, après une crise passagère, de la collaboration de l’État et de l’Église90 qui tentent tout deux, après la crise de la féodalité, d’asseoir leur pouvoir émietté au profit des pouvoirs locaux ; mise en place des outils et des structure des institutions à rénover ; apparition d’une classe de travailleurs intellectuels – qui, grâce au vagabondage intellectuel, puis par l’internationalisation des lieux d’études – dépasse le cadre national embryonnaire ; amélioration des outils de la réflexion au regard des anciens redécouverts. Dans un tel contexte, le latin ne peut que voir diminuer ses contextes d’emploi, tout en s’ancrant de manière durable dans les domaines de la connaissance et de la culture.

La restriction des domaines d’emploi du latin est donc la conjonction de deux phénomènes : la disparition des structures de maintien du latin, et la montée des structures d’instauration des scripturaires.

Notes
88.

Déjà Ælfric, dans la première grammaire latine en anglais avait transposé par calque les termes techniques et les mots courants : citons praepositio calqué en foresetnys < foresettan « placer devant », synn qui signifie « hostilité » prend le sens de « péché » sous l’influence de peccatum « faute, action coupable, crime » (in Chevillet (1994 : 86)).

89.

Voir André Crépin (1967 : 94-95). Le cas de l’anglais est complexifié par le colinguisme normand/anglais.

90.

Le concordat de Worms date de 1122.