4. 1. L’enseignement scientifique

En effet, si les auteurs latins avaient été remis à l’honneur pendant la période carolingienne, leurs homologues grecs n’étaient toujours appréciés qu’à la lueur de la langue de Rome, et il n’était que fort peu question de sciences92. Seule l’Italie, demeurée en contact avec la Grèce à la suite de la longue occupation byzantine, la Sicile et la Calabre qui ont subi la présence temporaire des musulmans, et l’Espagne, en raison de la cohabitation arabe, sont perméables aux sciences grecques, directement, ou par l’intermédiaire des arabes. En 1142, Daniel de Morley apporte à l’évêque de Norwich un témoignage de cet état de fait :

‘Je restai quelque temps à Paris. Je n’y vis que des sauvages installés avec une grave autorité dans leurs sièges scolaires (...). Ayant compris la situation, je réfléchis aux moyens (...) d’embrasser les « arts » qui éclairent les Écritures autrement qu’en les saluant au passage ou en les évitant par des raccourcis. Aussi comme de nos jours c’est à Tolède que l’enseignement des Arabes, qui consiste presque entièrement dans les arts du quadrivium, est dispensé aux foules, je me hâtai de m’y rendre pour y écouter les leçons des plus savants philosophes au monde (cité par Le Goff, 1957 : 23).’

Bien que Daniel de Morley signale que de retour en Angleterre, il se sent « le seul Grec parmi les Romains » et que « l’enseignement des arts libéraux était inconnu », les contacts intellectuels et politiques que l’Italie et l’Espagne entretiennent avec l’Angleterre – les Normands, qui conservent des liens avec les Normands d’Angleterre, attaquent la Sicile en 1052 – en font un pays dont la vocation scientifique va prendre un réel essor au 12e siècle, vocation sans démenti jusqu’à notre période.

On peut voir dans cette pauvreté de l’enseignement scientifique gréco-arabe l’empreinte de l’Église qui n’apprécie guère la diffusion d’une culture profane de plus en plus importante, et dont le souci premier est de maintenir les moines loin des tentations du monde afin de les ramener à leur mission divine93. Là encore, on peut évoquer le témoignage de Daniel de Morley :

‘Que personne ne s’émeuve si traitant de la création du monde j’invoque le témoignage non des Pères de l’Église mais des philosophes païens car, bien que ceux-ci ne figurent pas parmi les fidèles, certaines de leurs paroles, du moment qu’elles sont pleines de foi, doivent être incorporées à notre enseignement. Nous aussi qui avons été libérés mystiquement de l’Égypte, le Seigneur nous a ordonné de dépouiller les Égyptiens de leurs trésors pour en enrichir les Hébreux. Dépouillons donc conformément au commandement du Seigneur et avec son aide les philosophes païens de leur sagesse et de leur éloquence, dépouillons ces infidèles de façon à nous enrichir de leurs dépouilles dans la fidélité (Le Goff, 1957 : 23).’

Une telle justification ne peut que signaler la défiance de la hiérarchie cléricale, que certains intellectuels, désireux de connaître les auteurs païens, tentent de combattre, tout en se gardant des sanctions potentielles. La physique et la métaphysique d’Aristote sont interdites à l’Université de Paris en 1210, décision étendue par le Saint-Siège en 1215 et 1229. Nous l’avons signalé, H. Grundmann que citent Christophe Charles et Jacques Verger (1994 : 14) y voit même une des causes de l’avènement des universités (cf. supra, 3. 2. 1). Jacques Le Goff signale que certaines d’entre elles, dont Toulouse, font de l’étude des textes interdits un argument publicitaire.

Mais l’Église finit par céder, et, au milieu du siècle suivant, le champ des autorités étudiées s’élargira : la physique, la morale, et la métaphysique d’Aristote accéderont au corpus bibliographique universitaire. Sous l’influence anglaise, le quadrivium entre dans les cursus ; bien qu’il s’agisse d’activités lucratives, le droit et la médecine ont désormais droit de cité, en raison de leur dimension éthique et intellectuelle. Toute l’étendue de la culture savante de l’époque est couverte, et seuls les arts mécaniques et les sciences lucratives sont rejetés94.

Mais la part belle sera faite à l’astronomie, même si l’on s’intéresse également aux mathématiques d’Euclide, à la médecine de Galien et Hippocrate, à la physique et la logique d’Aristote. La réputation des sciences gréco-arabes est telle que toute découverte mathématique, astronomique ou médicale est imputée, à tort ou a raison, aux contacts avec les Arabes.

Notes
92.

Gerbert d’Aurillac, qui fit considérablement progresser l’arithmétique, et qui écrivit un traité de géométrie s’avère être un précurseur ; de même, Chartres, où le quadrivium est enseigné, constitue une exception. Les textes grecs ne furent traduits que de manière parcellaire.

93.

Cette explication est valable pour les seuls monastères, et explique en parti leur déclin intellectuel.

94.

Les sciences exactes demeurent cependant marginales.