4. 2. La traduction arabe

Du 8e au 9e siècle, les Arabes, qui avaient pu sauver les manuscrits grecs, traduisirent dans leur langue une science toujours étudiée par les Byzantins. Durant les 10e et 11e siècles, les Abbassides avaient fait traduire la quasi-intégralité des textes philosophiques et scientifiques grecs (souvent par l’intermédiaire du syriaque). En effet, les Arabes bénéficient d’une koinè qui permet d’assurer la diffusion de la science, et qui, dotée d’un système morphologique à racines trilitères, favorise la dénomination de concepts. Ils pratiquent les commentaires de l’Almageste et de l’optique de Ptolémée, de divers textes d’Aristote, de la pensée de Galien, et de quelques travaux arabes tels que l’Algèbre de Al-Khwarizmi et l’Optique de Ibn al-Haytham. En effet, l’arabe devient alors une étape obligée pour accéder aux textes grecs : le schisme de 1053 entraîne une rupture de contact avec Byzance et le grec n’est plus parlé en Occident que par une minorité d’intellectuels d’Italie du Sud.

Le monastère espagnol de Ripoll effectue au 10e siècle des traductions de l’arabe (en géométrie et astronomie). À la fin du 10e siècle, Gerbert d’Aurillac utilise les contacts de l’Église dans le Nord de l’Espagne pour acquérir quelques traités arabes en traduction latine, ce qui permet de faire découvrir à l’Occident l’abaque et l’astrolabe. Au 11e siècle, des informations sur l’astrolabe arabe étaient connues de Hermann le Contrefait. Mais il ne s’agit que d’épiphénomènes.

La première grande vague de traduction de la première moitié du 11e siècle concerne essentiellement la médecine. Circonscrite à l’Italie du Sud, où les influences culturelles orientales étaient encore perceptibles, elle donne une impulsion décisive à celle qui allait devenir la célèbre école de Salerne. Le royaume de Sicile, après une longue domination byzantine puis arabe, est reconquis dans la seconde moitié du 11e siècle par des mercenaires normands installés depuis une cinquantaine d’années au Nord de l’Italie. Mais cette nouvelle domination ne peut effacer les traces d’une culture brillante, alimentée par les apports grecs et arabes (la chancellerie rédige ses ordres en trois langues : arabe, grec et latin). Les poètes et savants de langue arabe y sont protégés et côtoient les écrivains latins à la cour.

Cette reconquête, comme celle de l’Espagne qui surviendra au 12e siècle, permet un accès aux documents grecs qui ont survécu en langue arabe, comme l’astronomie de Ptolémée et la physique d’Aristote. Les activités de traduction se massifient entre 1120 et 1200, puis s’amplifient au 13e siècle. En effet, la chute de Constantinople (1204) et les croisades permettent le transfert des manuscrits grecs en Occident. Ce sont alors des traités de mathématiques, de géométrie, d’astronomie et d’astrologie grecs, mais également arabes, qui entrent dans le corpus des connaissances occidentales.

En effet, surviennent des quatre coins d’Europe des intellectuels désirant profiter de cette manne scientifique et qui se repartissent entre deux foyers de traduction, l’Italie du Sud et la Catalogne : Platon de Tivoli, Gérard de Crémone, Adélard de Bath, Robert de Chester, Hermann de Carinthie, Domingo Gundislavo, Pedro Alfonso, Savasorda et Jean de Séville, Alfred de Sareshel, Michael Scot.

Sont alors traduites les parties manquantes de Galien et Hippocrate, qui n’étaient connues que de manière fragmentaire dans l’Occident chrétien, ainsi que les oeuvres des médecins andalous de Cordoue (Chirurgie d’Abucassis et Canon d’Avicenne), des traités de mathématiques grecques (Éléments d’Euclide) ou arabes (Algèbre d’Al-Kwarizmi, l’Optique d’Ibn al-Haytham), des traités d’astronomie et de géométrie (Almageste de Ptolémée, Tables de Tolède), mais également l’ensemble des textes aristotéliciens et leurs commentaires (entre 1150 et 1230). À ceux-ci sont également associés des textes d’autres Arabes moins importants et que l’on attribue aux grands auteurs classiques.

Rapportés sous forme de commentaires, de résumés, ou de traductions complètes, les textes découverts en Espagne et en Italie entrent progressivement dans le corpus de la science occidentale : Robert Grosseteste est influencé par l’Optique de Al-Haytham, Roger Bacon se sert des observations du même Al-Haytham, mais aussi de celles d’Euclide et de Ptolémée. Puis, à l’instigation d’Alcuin de York, qui, malgré les oppositions, introduit les sciences grecques et arabes dans les universités d’Europe occidentale, le public touché est de plus en plus important.

Au 12e siècle, on voit apparaître les premiers grands traducteurs. Mais il ne s’agit que de traduction littérale : même en Espagne, où elle se fait en deux étapes (un premier traducteur traduit mot à mot le texte de l’arabe au castillan, le second, un clerc, traduit du castillan au latin), et où elle est pratiquée dans un contexte quasi manufacturier (les grands traducteurs dirigent des équipes), elle ne demeure qu’un premier traitement, la matière brute dégagée étant retravaillée dans les grandes universités.

Cette parcellisation de la traduction n’est pas sans provoquer une certaine entropie, car la plupart des mozarabes ou juifs bilingues (hébreu-arabe, castillan-arabe) ignorent le latin des clercs. Richard Lemay (1970 : 101-123) en fait la typologie suivante :

Citons ainsi quelques erreurs de traduction :

Guy Beaujouan (1970 : 145-152) expose les trois moyens choisis par les traducteurs lorsqu’ils ne trouvent pas d’équivalent à un terme technique ou ne reconnaissent pas la forme grecque originelle :

Ainsi, un aphorisme d’Hippocrate (II-40 cité p. 150) « Si la langue devient soudainement impuissante ou si quelque partie du corps souffre d’une attaque de paralysie, cela tient de la mélancolie » est traduit par Martin de Saint Gille en 1362-1365 par « S’aucun a soudement la langue desatrempee, c’est signe d’apoplexie ou de mellencolie ». Il ne fait que reproduire l’erreur existante dans la traduction latine antérieure, et sur laquelle s’est basé ledit de Saint Gille : « Si lingua intemperata repente fiat aut apploplecticum aliquid corporis aut melencolicum huiusmodi ». Ces erreurs de traduction rendent les maladies mystérieuses (comme amour véhément pour « évanouissement » et qui fait passer ce sentiment comme une des conséquences de la bile jaune). Cependant, bon an, mal an, beaucoup de vocables d’origine arabe entrent dans le vocabulaire médical du Moyen Âge, ce qui entraîne floraison de dictionnaires dont le plus important est le Clavis sanationis de Simon de Gènes.

Citons, parmi les termes issus de l’arabe (directement, ou via le latin) les plus connus :

français allemand
algorithme (13 e siècle) Algorithmus (mil. 13e siècle)
camphre (13 e siècle)
ambre (1200)
chiffre (1220), Chiffre (18e siècle)
alambic (1265)
alchimie (1275) Alchimie (mhd)
syrop (1275)
élixir (1269-1278) Elixier (16e siècle)
algèbre (14 e siècle) Algebra (milieu 15e siècle)
almanach (1300) Almanach (16e siècle)
alcaly (1363) Alkali (debut 16e siècle)
zénith (1370-1527) Zenit (15e siècle)
athanor (15e siècle)
alidade (1415)
azimut (1415)
amalgame (1431) Amalgam (16e siècle)
zéro (1485< ;italien< ;arabe)
alcool (16e siècle) Alkohol (1526, Paracelse)

Ce qui frappe, à la lecture de ce tableau, c’est que ces termes entrent assez rapidement dans les langues, et ceci à une période où la langue scripturaire scientifique est toujours latine.