4. 3. L’émergence de textes didactiques en langue vulgaire

En effet, les 12e et 13e siècles voient apparaître les premiers textes scientifiques en langue vulgaire, qu’il s’agisse de langues de rédaction ou de traduction. Dans le domaine de l’alchimie, il convient de citer, au nombre des intellectuels en contact avec la science arabe, Ramon Lulle, le premier auteur à écrire en langue vulgaire, et considéré comme le fondateur de la langue catalane. Il convient également de ne pas oublier que le passage par l’espagnol comme langue de transit n’est pas sans laisser transpirer des termes dans cette langue : au 13e siècle, l’école de traducteurs d’Alphonse X contribue à l’enrichissement de la langue, par la nécessité de rendre en castillan des textes écrits en arabe ou en grec. Le souverain castillan fait passer dans la langue espagnole non seulement de nombreux latinismes, mais aussi des arabismes, voire des hébraïsmes.

Ainsi l’Espagne compile une anthologie de philosophes grecs et arabes, les Dits d’or (Bocados de oro, vers 1250), traduits du médecin égyptien Mubassir ibn Fatik, et le Livre des bons proverbes (Libro de los buenos proverbios, vers 1250), traduction d’Hunayn ibn Ishâq, un des plus grands savants arabes.

Cette période inaugure la diffusion à un public plus large et cultivé d’un savoir formulé en latin, par adaptation et compilation, et, à partir du 13e siècle, par traduction sous l’instigation des monarques : Alphonse X, préoccupé d’astronomie et d’astrologie comme de littérature, fait traduire en castillan des ouvrages érudits par l’école de Tolède (les Tables alphonsines réalisées par les savants juifs, le Piccatrix, texte d’astrologie et de magie, le Livre des savoirs réunissant une quinzaine de traités scientifiques), de même qu’il produit des traités scientifiques (Lapidario, consacré aux pierres, Setenario sur la vertu du chiffre sept).

Ce phénomène prend ses racines au 12e siècle avec l’apparition des cours nobiliaires : tout seigneur s’entoure d’un clerc lettré qui célèbre la messe et lui sert de scribe, d’un médecin, d’un astrologue ou d’un secrétaire possédant les quelques notions de droit nécessaires à la gestion et la pérennisation du domaine. Adélard de Bath ne se contente pas de traduire en latin l’Almageste de Ptolémée et les Éléments d’Euclide pour ses frères du couvent de Coventry, il écrit des dialogues vulgarisants en latin destinés à la formation de la jeunesse de la cour de Henry II (Questiones naturales et le Traité de l’astrolabe dédié à Henry le Jeune). Au 13e siècle, la science devient un phénomène de mode et permet aux souverains, comme l’empereur Frédéric II, d’affirmer leur supériorité culturelle, chacun tentant d’attirer les savants européens les plus réputés.

Citons, dans le domaine français95 : le Bestiaire de Philippe de Thaon dédié à la femme de Henri Ie r d’Angleterre (1121), puis le Comput (1120) à l’usage des gens du monde, Le Livre du trésor (1268) de Brunetto Latini, le maître de Dante96, l’Introductoire d’astronomie (1270), la traduction des Météores d’Aristote par Mathieu le Vilain (1270), la traduction en français de Lulle (fin 13e siècle), et les Images du monde, premières encyclopédies. Ces oeuvres vulgarisatrices font entrer de nombreux mots savants par calque, les traducteurs, en regard de la langue savante, prenant conscience des lacunes du français.

D’autre part, l’alphabétisation laïque, qui apparaît au 11e siècle, et qui s’accroît considérablement au 13e siècle, fait émerger une nouvelle classe de lecteurs : la bourgeoisie, classe montante. Certains lettrés, comme Jean de Meung, adoptant les vues de celle-ci, veulent permettre aux laïcs d’accéder aux connaissances des clercs. Non seulement il traduit Boèce, mais sa continuation du Roman de la Rose expose, sous forme d’allégories, des spéculations proches de l’alchimie. Son souci de vulgarisation inspirera la démarche didactique d’oeuvres comme le Trésor de Brunetto Latini, certaines encyclopédies, Li Fet des Romains (1213-1214), ou le Der Naturen Bloeme (L’Enseignement de la nature) de van Maerlant qui s’inspire de modèles latins et français.

Cette vulgarisation fait entrer nombre de termes savants dans les langues en formation ; ainsi, Jacques Chaurand (1969 : 40) signale une nette augmentation des termes savants français entre le 12e et le 13e siècle.

Prenons l’exemple des termes d’astronomie et d’astrologie :

français
équinoxe (12e siècle)
planète (1119)
vernal (1119)
zone (1119)
méridien (1120)
comète (1140)
augure (1150)
éclipse (1150)
astrolabe (1155)
astronomie (1160)
sphère (1165)
révolution (1190)
écliptique (13 e siècle)
géomancie (13 e siècle)
pôle (1220)
zodiaque (1240)
horizon (1250)
astrologie (1260)
conjonction (1270)
météore (1270)
constellation (1278)
solstice (1280)
* : mot d’origine grecque

La seconde vague de traduction des textes arabes, qui débute vers 1120, s’intéresse à l’astronomie et l’astrologie. La vogue dont bénéficient ces disciplines ne manque pas de faire entrer les termes dans les langues en formation. Il est difficile de dater l’entrée des termes dans la langue anglaise, cependant, il convient de se souvenir que le français étant la langue de la cour, il est vraisemblable que l’équipement moyen anglais soit essentiellement dû à l’influence française. L’allemand emprunte un certain nombre de termes, mais il le fera à la Renaissance. En effet, l’humanisme provoque un regain d’intérêt pour les langues et les connaissances antiques. Il convient de ne pas négliger l’influence du français qui a remplacé la langue de Luther dans le domaine des sciences.

D’autre part, la lecture bourgeoise, importante en Italie et en Allemagne, introduit une brèche dans le monopole latin des ouvrages non littéraires. En effet, l’alphabétisation d’une classe travailleuse est liée au savoir faire fonctionnel (juges, notaires, marchands, artisans, comptables) ; l’urbanisation, la technicisation entraînent un accroissement des besoins en écrits et ouvrages professionnels (à l’instar du traité de mathématiques et de comptabilité de Leonardo Fibonacci (1202) qui privilégie le zéro, les chiffres romains, la règle de trois et les calculs d’intérêt). Cette alphabétisation est concomitante de l’essor des petites écoles qui, en Italie, prodiguent un cursus en vulgaire, et où l’enseignement de la lecture et de l’écriture est complété par l’apprentissage des quatre opérations et des chiffres, auxquels s’adjoignent parfois les bases du dictamen permettant de rédiger des lettres marchandes ou de chancellerie97.

Les premiers livres non littéraires en langue vulgaires du 13e siècle sont essentiellement des livres de remèdes, de chirurgie, mais aussi d’astrologie et de calcul pratique, ce qui ne manque pas de faciliter l’entrée dans les lexiques de termes de géométrie et d’algèbre :

français
géométrie (1150)
arithmétique (1156)
abaque (1165)
multiplier (1172)
superficie (1200)
cube (13 e siècle)
équation (1250)
oblique (1250)
obliquité (1250)
circulaire (1265)
circonférence (1267)
triangle (1270)
diagonal (1275)
diamètre (1275)
division (1275)
diamétral (1282)
géomètre (1300)
mathématiques(13e siècle)
multiplication (13e siècle)
quadruple (13e siècle)
* : mot d’origine grecque

Comme le souligne Colette Beaune (1999 : 62), si le 12e siècle est celui de la traduction, le 13e siècle est celui de l’assimilation des connaissances acquises, et donc de la percolation du vocabulaire dans les langues. Les termes mathématiques entrent cependant beaucoup plus précocement en français que dans les langues anglaise et allemande. Ce phénomène peut paraître surprenant en ce qui concerne l’Angleterre, île qui a donné le jour à l’un des rares traducteurs à s’être intéressé aux mathématiques anciennes, Adélard de Bath98. Cependant, Philippe Wolff (1970 : 166) souligne que les apports français – et donc latins par l’intermédiaire du français – se multiplient à partir des 13e et 14e siècles, en raison de la cessation de la crise ouverte en 1066. Il semblerait plutôt qu’il faille décaler cette borne temporelle d’un siècle, la guerre de Cent ans s’achevant en 1453. Soulignons d’autre part que l’influence de Fibonacci est essentiellement perceptible dans la moitié Sud de l’Europe.

Au chapitre des nouvelles professions apparaissant avec l’essor urbain, il convient de citer les médecins. Peu nombreux jusqu’au début du 12e siècle, dans la mesure où il n’existait pas d’enseignement médical spécialisé, ils ne réservaient leur pratique qu’aux seules élites en mesure de payer leurs soins coûteux. La plupart des praticiens étaient formés sur le tas : sages femmes, moines-médecins également apothicaires, barbiers et chirurgiens.

Au début du 12e siècle, l’Église juge la pratique de la médecine et de la chirurgie incompatibles avec la mission religieuse. L’étude de la médecine est interdite en 1130, et le Concile de Tours (1163), arguant que « l’Église abhorre le sang », met au ban la pratique de la chirurgie. En 1215, la médecine est réservée aux laïcs. L’accès aux sciences gréco-arabes fait progresser de manière importante la médecine qui devient une discipline universitaire (dispensée à Montpellier, Bologne, Paris) et intégrée au quadrivium avec la physique, les sciences de la nature et de l’homme, et l’astronomie pratique. La pratique de la chirurgie est classée dans les arts mécaniques, et, de ce fait, rejetée hors du cursus universitaire et abandonnée aux laïques illitterati. Assimilés aux barbiers, les chirurgiens ne sont pas pour autant incultes : Henri de Mondeville rédigera sa Chirurgia en latin (de 1306 à 1312), et Jean Pitart fonde une école en 1268. Cette pratique qui connaît ses premiers traités en langue vulgaire au 14e siècle (comme l’indiquent les datations de certains termes dans le tableau ci-dessous), n’est cependant pas sans influence sur le lexique des langues qui voient peu à peu apparaître les termes les plus « courants » :

français
complexion (1120)
lèpre (1120)
médecine (1121)
conception (1140)
fièvre (1155)
chirurgie (1175)
ablation (13 e siècle)
hermaphrodite (13 e siècle)
artère (1213)
médicinal (1225)
anatomie (1250)
abortif (mil. 13 e siècle)
clystère (1256)
diète (1256)
épidémie (1256)
digestion (1278)
digérer (1288)
cautère (fin 13 e siècle)
claudication (fin 13 e siècle)
concussion (1300)
nutrition (1370)
° : latin vulgaire ou bas latin, ≈ : latin médiéval, * : mot d’origine grecque

La première vague de traductions de l’arabe, au 11e siècle, essentiellement préoccupée de médecine, se déroule en Italie du Sud, terre occupée par les Normands qui entretiendront des relations durables avec les Normands d’Angleterre, ce qui explique que les termes médicaux, contrairement aux termes mathématiques, entrent relativement précocement dans le lexique anglais. En ce qui concerne l’Allemagne, le nombre restreint d’emprunts au latin médical est essentiellement lié à l’absence de traducteurs allemands dans les péninsules ibérique et italienne.

Dès lors, tout est en place pour le mouvement massif du 14e siècle : traduction curiale, extension du lectorat, vulgarisation scientifique. Au plan de la langue, les scriptæ vulgaires sont entrées dans les domaines divers comme la littérature, le droit, et les textes de vulgarisation. Les équivalences clerici/litterati d’une part et laïci/illitterati, pertinentes en l’an 1000, ne le sont plus trois siècles plus tard.

Notes
95.

N’oublions pas qu’à l’époque, le domaine français concernait l’Angleterre, la Belgique, la Suisse, où le français est la langue des chancelleries, mais aussi les Pays Bas, l’Allemagne où le français, grâce à la culture courtoise, bénéficiait d’un certain prestige. On doit également noter l’influence française en Espagne. Comme le souligne Brunetto Latini :

se aucuns se demandoit pourquoi cis livre est escris en romanc–selon la raison de France, puis ke nous sommes italien, je diroie que c’est pour II raisons, l’une que nous somes en France, l’autre pour çou que la parleure est plus delitable et plus commune a tous langages (cité par Guiraud, 1966 : 20).

96.

Celui-ci inclut la rhétorique, la politique, la physique et la morale, dans une somme de « sagesse » entendue comme « science » universelle.

97.

Dans les petites écoles, l’enseignement en langue stato-nationale interviendra durant le 14e siècle anglais, le 15e siècle allemand et le 17e siècle français.

98.

En effet, les mathématiques sont considérées comme ne possédant que peu pas d’utilité pour les théologiens, contrairement à l’astronomie.