5. 1. Les fonds gréco-latins au service des langues stato-nationales

Sont traduits des textes anciens du fonds arabe, juif ou chrétien100, les monarques voyant dans la lecture de textes en langue vulgaire un moyen d’éduquer cette noblesse tant désireuse d’accéder à la culture.

Mais ces traductions mettent à jour la défaillance lexicale des langues scripturaires. Elles introduisent alors dans le lexique des langues vulgaires bon nombre de termes abstraits : afin de combler les trous lexicaux, la vulgarisation de la pensée antique autorise les pré-humanistes à revendiquer le droit à la transposition directe du latin et du grec (ou à l’emprunt à ces langues). En effet, l’écart entre le latin et les langues émergentes est trop important pour traduire tous les termes sans difficulté ; cependant, la création d’un vulgaire illustre coupé de toute latinité n’est pas envisageable pour autant. Ce problème trouve sa solution dans la translatio studii qui repose alors, une fois de plus, sur le modèle antique : si le latin s’est équipé en puisant dans le fonds grec, le français, ou d’autres langues vulgaires peuvent et doivent le faire avec le latin.

* En France, ce phénomène, amorcé durant la période précédente, s’accentue : on francise massivement par calque les mots recouvrant les concepts abstraits, les terminologies scientifiques. Gaston Zink (1990 88) signale que 5/6e des emprunts sont des noms abstraits féminins, dont beaucoup sont en fait des anciens mots grecs. Mais, dans certains cas, les mots sont empruntés directement, sans francisation101. Le texte suivant illustre la densité de latinismes dans le vocabulaire abstrait :

Politique est celle qui soutient la cure de la chose publique et qui, par l’industrie de sa prudence et par la balance ou poids de la justice et par la constance et fermeté de sa fortitude et de la patience de son attrempance, donne médecine au salut de tous, en tant qu’elle peut dire de soi-même, par moi les rois règnent et ceux qui font les lois discernent et déterminent par moi quelles choses sont justes. Et aussi comme par la science et art de médecine les corps sont mis et gardés en santé, selon la possibilité de nature, semblablement par la prudence et industrie qui est expliquée et décrite en cette doctrine, les polities ont été instituées, gardées et reformées et principes maintenus, tout comme était possible (Oresme ; cité par Guiraud, 1963 : 31-32).’

Tous les mots soulignés sont des latinismes (ils constituent les 3/4 des mots du texte), la plupart apparaissent pour la première fois dans ce texte.

Un relevé des termes entrés dans la langue entre 1300 et 1400 (de aa à ad inclus) produit un ratio de 12 % de mots apparus durant la période. Sur ces 12%, 63% sont empruntés au latin. Les mots empruntés appartiennent quasi exclusivement au vocabulaire de la vie intellectuelle.

Ces emprunts, au départ spécialisés, entrent progressivement dans le fonds lexical courant. 35,6 % des éléments du corpus sont issus de langues spéciales : celle de l’Église (13%) et celle du droit (22%). Il convient de noter que beaucoup de termes relèvent des deux domaines, peu d’entre eux (0,8%) sont des termes scientifiques. Mais si la plupart ne sont adoptés que pour combler des trous lexicaux, d’autres sont à l’origine de doublets, car la tendance est à la relatinisation du vocabulaire ou encore à l’introduction de termes nouveaux :

  • blâmer (11e siècle)/blasphémer (14e siècle), challonge (12e siècle)/calomnie (14e siècle), chancre (13e siècle)/cancer (14e siècle), charte (13e siècle)/carte (14e siècle), chétif (11e siècle)/captif (14e siècle), épaule (11e siècle)/spatule (14e siècle), essaim (12e siècle)/examen (14e siècle), frêle (11e siècle)/fragile (14e siècle), moutier (10e siècle)/monastère (14e siècle), nager (11e siècle)/naviger (14e siècle), naïf (12e siècle)/natif (14e siècle), sevrer (12e siècle)/séparer (14e siècle).

Cette réfection touche également le système affixal : le suffixe -aison est relatinisé en -ation (amenestraison/administration (1300), arestoison/arrestation (1370)). Ce suffixe est très actif du 14 au 16e siècle : les nombreux emprunts au latin influencent la création par dérivation (accommodation (14e siècle), accumulation (1336), décoration (1393), excoriation (14e siècle)).

En effet, il est plus simple d’emprunter que de créer des néologismes avec les ressources de la langue nationale. Cette attitude tend à devenir un phénomène de mode, et ces procédés prennent une tournure systématique. Oresme s’en justifie dans son Escudation et commendation, en tête de la traduction des Éthiques :

‘Si comme entre innumérables exemples puent apparoir ceste très commune proposition : homo est animal. Car Homo signifie homme et femme, et nul mot françois ne signifie équivalent, et animal signifie toute chose qui a une âme sensitive et sent quant l’en la touche, et il n’est nul mot en françoys qui ce signifie précisément. Et ainsi de plusieurs propositions et autres, qui très souvent sont es livres dessus dis que l’on ne peut bien translater en français (cité par Brunot, 1947-1953 a : 568).’

Un traducteur lorrain de la Bible trouve donc la solution:

‘Quar pour tant que laingue romane, et especiaulement de Lorenne, est imperfaite et plus asseiz que nule autre entre les langaiges perfaiz, il n’est nulz, tant soit boin clerc ne bien parlons romans, qui bon latin puisse translater en romans, quant à plusour mos dou latin, mais convient que par corruption et per diseite des mos françois que en disse lou romans selonc lou latin si com : iniquitas, iniquiteit, redemptio, redemption, misericordia, misericorde, et ainsi de mains et plusours aultres tels mos que il convient ainsi dire en roman, comme on dit en latin (cité par Brunot, 1947-1953 a : 568-569). ’

* L’Angleterre a également recours aux textes sacrés pour étendre son lexique : la traduction glosée de la Bible produite par Wyclif permet l’entrée de beaucoup de mots latins dans le vocabulaire. La comparaison du texte original latin du Polychronicon de Higden (environ 1327) avec la traduction anglaise produite par John de Trevise (achevée en 1387) et la version qui en est donnée en 1482 par Caxton fait émerger les emprunts effectués au cours du siècle :

  • longage/lingua ; nacion/nationibus ; confederat/confoederati ; commyxstion/ commixtione ; garryn/garritus ; scole/scholis ; commpelled/compelluntur ; constru/construere ; scole/scholis ; dyvers/diversa ; mercii/mercii ; et les calques wonede wip/convistu ; unshape/incondita (de incolarum linguis, Lib.I, cap. LIX).

* En Allemagne, les emprunts au latin sont essentiellement des emprunts juridiques et pédagogiques.

Citons, pour la lettre A, les quelques emprunts suivants aux langues classiques :

  • Ablativ, Absinthium, Absolution, Administrator, Administration, adressieren, Advokat, Akzeptieren, Akzise, Algorithmus, Anthologie, Apotheke.

Ces mots prennent rapidement les flexions et les déclinaisons de l’allemand. Cette influence latine atteint son apogée à la fin du 16e siècle.

Il convient de noter que ces traducteurs ne sont plus des dignitaires de la cour, mais des clercs choisis par le roi : Oresme, Bersuire, le carme Jean Golein, le franciscain Denis Fouchelat, les maîtres de requêtes Raoul de Presle et Evrart de Trémaugon. Au nombre des traductions, des ouvrages scientifiques (le Quadripartitum de Ptolémée, le De caelo d’Aristote, des ouvrages d’astronomie, les tables alphonsines, des encyclopédies), des ouvrages religieux (la Bible, les textes de saint Augustin et de Grégoire), mais surtout des ouvrages à caractère politique et historique (la Politique, l’Éthique, et l’Économique, adaptations et commentaires des textes d’Aristote, les Décades de Tite-Live). Comme le souligne Colette Beaune (1999 : 273), ce ne sont pas tant les monarques, dotés d’une solide culture latine, qui profitent de l’effort de traduction, que les membres de la cour, les conseillers du roi et les laïcs attachés à la chose publique.

Notes
100.

Traductions qui deviendront beaucoup plus fidèles à la Renaissance, en raison de la résurgence des études classiques.

101.

Ces entrées sont suffisamment importantes quantitativement pour que les étymologistes du 16e siècle, oublieux de l’histoire de leur langue, y voient une preuve des origines grecques de la langue française. C’est Abel Matthieu, dans son Devis sur la langue françoyse, en 1559, et son Second devis et principal propos de la langue françoyse, en 1560 qui montrera la mystification (cf. infra, 2e partie).