5. 2. 3. Le roi, incarnation du sentiment national

La concentration du pouvoir entre les seules mains du roi, la répartition des responsabilités entre les puissances terrestres et spirituelles, renforcent le prestige du souverain auprès du peuple. Il devient le point de convergence du sentiment d’appartenance à une communauté politique, sentiment répandu en France, en Espagne et en Angleterre.

Laurence Minot premier auteur de poèmes patriotiques, célèbre Richard III dans plusieurs chansons. Son poème sur la bataille de Bannockburn est en fait une célébration de son roi, vainqueur de la bataille de Halidon Hill 1333, revanche d’une défaite essuyée contre les écossais 9 ans auparavant :

Scotts from Berwick and Aberdeen,
At Bannockburn so fierce and keen,
You killed the innocent, as was seen ;
But now King Edward’s avenged it clean :
Avenged it clean, and well worth while.
But watch the Scots, they’re full of guile.
Where are you Scots of St John’s town ?
Your banner’s boast is beaten down ;
Sir Edward’s ready for your bragged renown :
He’ll kindle your care and crack your crown.
(Laurence Minot, The Battle of Bannockburn, Orthographe modernisée, in Medieval English Verse : 113-114).

Ce phénomène est illustré par le sens du terme nation, qui, comme État, est emprunté au latin.

Le français l’emprunte en 1120 ; il signifie alors « naissance, nativité » ; au siècle suivant, il signifie « rang, famille, lignée » ; le moyen français (1470) l’utilisera pour désigner les divisions de l’université de Paris, divisions effectuées selon un découpage linguistique : les Anglais (incluant les Allemands), les Picards, les Normands, et les Français (incluant les Espagnols et les Italiens) ; en 1475, il désignera les colonies de marchands se trouvant en pays étranger (1475). En moyen anglais, il a le sens de « groupe caractérisé par une ascendance, un langage, une histoire commune ». En 1584, il prend le sens latin de « clan, famille ». L’utilisation universitaire est également effective dans cette langue. L’allemand l’emprunte au 14e siècle avec le sens latin de « peuple, tribu, espèce, race, classe ». Utilisé sous sa forme latine, c’est au 15e siècle qu’il sera germanisé en nacion, nation, et au 16e siècle qu’il renverra à tous les gens nés dans un même pays.

Les intellectuels jouent un rôle important dans l’exacerbation de la personne royale, phénomène particulièrement prégnant en Allemagne et Italie, où l’unification et la centralisation, encore en devenir, ne permettent pas l’incarnation du pouvoir royal, sa personnalisation et sa personnification. En l’absence de pouvoir central, cette notion s’y voit intellectualisée, élevée au rang de mythe. En effet, la fin du Moyen Âge est une période où sont exaltés les hommes, la réussite individuelle, les personnalités puissantes104. Le nouveau cadre des structures étatiques offre des possibilités, jusqu’alors inenvisageables, d’ascension sociale qui récompensent la valeur personnelle plutôt que la naissance.

Cet individualisme ne manquera pas, outre d’asseoir la personne royale, d’avoir des conséquences sur le fonctionnement même du pouvoir : de féodal, celui-ci devient centralisé, le roi ne consultant plus ses vassaux105.

Afin de renforcer la cohésion de l’État, les rois utilisent l’histoire comme artefact politique. Suger, abbé à Saint-Denis, écrit la biographie des rois, Saint Louis commande au moine Primat une histoire nationale en français intitulée Roman des rois (offert en 1274 à son successeur Philippe III)106, le chancelier Philippe d’Orgemont décrit le règne de Charles V. En Angleterre, le moine Robert de Gloucester rédige sa Chronique vers 1300, et le Polychronicon de Higden est traduit par John de Trévise (version achevée en 1387) (cf. supra, 5. 1.).

La personne royale y est idéalisée, comme elle l’est dans l’Histoire de saint Louis (1305-1309), commandée par la reine Jeanne de Navarre à Joinville ; même les diverses options politiques que prend Froissart sont au service de maisons princières ou royales. Car, à partir du 13e siècle, l’historiographie n’est plus l’apanage des seuls moines, tout monarque a des scribes, des spécialistes de l’écriture, des notaires, des secrétaires de chancellerie, des légistes à même de prendre en charge ce type de travail. La tradition de la littérature historique de propagande est inaugurée en 1270 par Alphonse X. Il charge une équipe anonyme de notaires et de secrétaires royaux de rédiger une histoire de l’Espagne. Dans ce but, ceux-ci traduisent en castillan le De Rebus Hispanie de Rodrigue Ximenes de Rada. Une seconde équipe se sert de cette base pour rédiger la Primera crónica general chronique où domine la volonté de donner un sens unitaire à l’histoire de l’Espagne. Cette oeuvre est continuée en 1344 par des laïcs, puis en 1390 par le chancelier Pedro Lopez de Ayala.

Le but de cette littérature est avant tout de fonder l’identité nationale et d’assouvir la curiosité d’un public pour lequel elle répond aux mêmes aspirations que les chansons de geste. Tout d’abord destinée à la noblesse dont elle vise la fidélité, elle touchera progressivement un public bourgeois. Ainsi, l’édition de 1380 de l’histoire du règne de Charles V, en bonne place dans toutes les bibliothèques nobiliaires, ne sera accessible aux bourgeois que sous forme d’abrégés. C’est seulement en 1450 qu’ils pourront se la procurer sous sa forme intégrale107.

Notes
104.

La Renaissance accentuera ce culte des fortes personnalités, de la valeur personnelle.

105.

Mais il lui faut cependant s’attacher la noblesse, afin de maintenir la cohésion de son État. Pour cela, il crée les ordres honorifiques :

à travers les organes de bureaucraties encore très incomplètes, les États de la fin du Moyen Âge se sont établis sur un jeu complexe de serments et de contrats, relais des anciennes structures féodales, pour assurer la cohésion des multiples groupes hétérogènes qui les constituaient (Verger, 1983 : 176).

106.

En fait, l’histoire à la gloire des Capétiens débute avec la collection d’informations et la rédaction d’une chronique par les moines de Fleury-sur-Loire, puis ceux de Saint-Denis, et qui sera traduite en langue vulgaire sous le nom de Grandes Chroniques de France en 1274.

107.

Il ne faut pas oublier que le règne de Charles V aura assuré l’avènement de la puissance bourgeoise : son entourage politique est composé, pour une grande part, d’officiers issus de la bourgeoisie ou de familles récemment anoblies. En Allemagne, en raison de l’atomisation du pouvoir, cette littérature de chroniques est au service des princes ou des villes.