5. 3. 1. La naissance d’une classe de lettrés laïques

Une alliance de circonstance se noue alors entre le pouvoir et les intellectuels. Nombre d’entre eux sont hommes de pouvoir ou attachés à celui-ci : Oresme, Salutati, Pierre d’Ailly, Leonardo Bruni. Ainsi, en 1328, Guillaume d’Occam, pour porter secours à Louis de Bavière qui l’avait défendu, soutient l’omnipotence de l’État en matière civile et politique, et, avec Marsile de Padoue – accueilli à la cour impériale à la suite de la parution du Defensor pacis (1324) – écrit nombre de textes polémiques sur la papauté et les ingérences de l’Église dans les affaires temporelles ; en France, Charles V s’entoure de lettrés, dont Oresme, qui se fondant sur les ouvrages de l’Antiquité, élaborent une doctrine politique. De part et d’autre, on trouve son intérêt dans une telle alliance : la pensée humaniste naissante apporte un appui et une illustration au nouvel ordre politique (cf. Danielle Trudeau (1992 : 19)), et les intellectuels bourgeois accèdent au pouvoir et à la reconnaissance sociale108. Car, comme le signale Jacques Le Goff (1957 : 138), les hommes ambitieux de cette fin de Moyen Âge ont compris que c’est en servant le Prince que l’on réussit, si bien que la figure de l’intellectuel ne tarde pas à devenir prestigieuse109.

En effet, ce pouvoir s’appuie en partie sur une administration centralisée, hiérarchisée, efficace et spécialisée, résurgence de l’administration romaine, et qui sera instituée au 15e siècle par ... les intellectuels eux mêmes.

Le développement du terme administration et de ses dérivés indique l’inflexion alors prise par la vie publique :

  • En français, administration apparaît sous la plume de Froissart comme réfection de amenestraison, emprunt au dérivé latin administratio « fait de s’occuper de quelqu’un » et « gestion », et, notamment, « gestion des affaires politiques ». Il se spécialise au 15e siècle dans la justice. Administrer prend au 16e siècle le sens « exercer une fonction ». Le sens de « s’occuper des affaires publiques » apparaît au 13e siècle, puis entre au 14e siècle dans le contexte juridique, domaine dans lequel administrateur entrera au 15e siècle.

  • En allemand, le verbe administrieren sera emprunté au 15e siècle, après le substantif Administrator (14e siècle). En revanche, Administration apparaît au 16e siècle.

  • En anglais, alors que le terme administration apparaît au moyen anglais, il ne concerne la gestion des affaires publiques qu’au 17e siècle. Les acceptions juridiques datent en revanche du 16e siècle, tout comme le verbe administrer. Seul le substantif administrator, emprunté au latin en 1514 concerne la chose publique.

Il ressort de cette rapide analyse que la notion de gestion des affaires publiques apparaît progressivement, et notamment par l’intermédiaire du domaine judiciaire. Ainsi, dès le 14e siècle, se développent parlements et cours de justice, fers de lance du pouvoir royal. À partir du 15e siècle, le roi désigne les gens de justice, et les place auprès des organes de justice locale110. Le domaine judiciaire ne tarde d’ailleurs pas à accaparer la force vive des clercs qui travaillent à la transcription des coutumes, comme à la rédaction de manuels et de traités de justice. Émerge alors une classe cultivée laïque, liée à la nouvelle nécessité de culture dans de multiples professions111. Parmi ceux-ci, une nouvelle catégorie de clercs, attachés à la cour, fortement spécialisés, et au service de la chose publique.

Le nombre croissant de gens de justice dépouille alors les grands de leur fonction de gestionnaires du pouvoir, et cette nouvelle classe de décisionnaires laïcs bouleverse les règles et l’ordre social. Ce sont eux qui déclarent le roi empereur en son royaume, indépendant et souverain. Les légistes, férus de droit romain, et ceci tout particulièrement dans le Sud, se moquent du doigt de Dieu, et soutiennent l’idée d’un prince qui serait législateur, détenteur du pouvoir, et juge112.

En 1348, les Ordonnances d’Alcala imposent l’oeuvre législative d’Alphonse X, le Livre des Siete Partidas, écrite en castillan. Cette compilation, inspirée d’Aristote, des Pères de l’église, du droit romain comme du droit canon réunit tous les aspects du pouvoir et passe en revue les principes de la loi, les procédures, le droit privé et le droit féodal, le droit du commerce, le droit des héritages et le droit pénal. À n’en pas douter, c’est alors une manne lexicale qui entre dans le castillan. Mais, comme dans les autres royaumes, la pratique scripturaire en langue vulgaire n’évince pas le latin. Si celui-ci abandonne peu à peu son rôle de langue de rédaction, il entre dans les idiomes sous la forme d’emprunts massifs et de calques. En France, il imprègne la langue et la syntaxe juridique (vu que, au cas que, afin que, combien que, attendu que, pour ce que, à cette fin que, à cette cause que) :

‘Traducteurs, techniciens, juristes créent ainsi une langue : la nature du sujet implique un ton ; le choix des mots est imposé par la matière ; et de même dans une large mesure la syntaxe, ici logique, là oratoire, etc. (Guiraud, 1963 : 31). ’

Cette pratique linguistique sera caricaturée au siècle suivant par Rabelais dans le Tiers livre. Fils d’avocat, Rabelais connaît bien le milieu juridique et se moque de l’incompétence des juges qui citent sans cesse les jurisconsultes du Moyen Âge, alors qu’ils ignorent le grec et le latin. En effet, la pratique nouvelle de la justice fait entrer massivement dans la langue des termes issus des langues anciennes, termes qui sont parfois à peine adaptés et qui demeurent en usage au siècle suivant :

‘Ayant bien veu, reveu, leu, releu, paperassé et feueilleté les complainctes, adjournemens, comparitions, commissions, informations, avant procédez, productions, alléguations, intendictz, contredictz, requestes, enquestes, répliques, dupliques, tripliques, escriptures, reproches, griefz, salvations, recollemens, confrontations, acarations, libelles, apostoles, letres royaulx, compulsoires, déclinatoires, anticipatoires, évocations, envoyz, renvoyz, conclusions, fins de non procéder, apoinctemens, reliefs, confessions, exploictz et aultres telles dragées et espisseries d’une part et d’aultres, comme doibt faire le bon juge (Rabelais, Le tiers livre, 39 : 512-513).’

commission est emprunté au latin commissio (13e siècle), et en 1311 signifie « exécution », puis « infliger une peine » (1360) ; information : du latin informatio, prend un sens juridique en 1274, en 1323 l’expression faire des enformations signifie faire des enquêtes judiciaires ; enqueste : du latin populaire inquoesita a le sens d’ « investigation de justice »(1237), en 1549, il signifie « témoignage » ; réplique est formé en 1310 d’après répliquer ; triplique est une francisation du latin triplicata (copie en trois exemplaires), tout comme duplique est celle de duplicata, emprunt au latin médiéval (1528) ; confrontation est un emprunt au latin confrontatio (1341) et entré dans le lexique du droit pénal en 1585 ; intendit semble être une adaptation de intendo (dont le sens juridique est « intenter un procès »), sur le modèle de contredit ; apostole est une adaptation du latin apostoli (lettre qui renvoie à une cause, une juridiction supérieure) ; déclinatoire (1380) ; anticipatoire est construit sur anticiper, verbe emprunté en 1355 à anticipare (anticiper un appel (1508)) ; évocation est emprunté au latin au début du 14e siècle et signifie en droit « appel en justice »; renvoi entre dans le domaine juridique en 1396 dans l’expression faire renvoy qui signifie « avoir recours » ; exploit, du latin explicitum se spécialise en droit au 14e siècle et désigne un acte judiciaire signifié par huissier pour saisir, et signifie « assigner » en 1353 (exploit de justice) ; procéder, du latin procedere est synonyme de procédure (1344) ; réplique est construit au 14e siècle sur répliquer, du latin replicare ; salvation est un emprunt au latin salvatio et prend un sens judiciaire en 1340 (« document par lequel on réfute les objections ») ; recollemens est construit sur récoler en 1389 et signifie « dénombrement opéré par un fonctionnaire » ; apointement : (1388) « accommodement dans un différend » puis « jugement mettant fin à un procès » (1397).

Cette accumulation de termes juridiques qui vise à ironiser sur le jargon du droit est essentiellement constituée de termes récents, et pour certains, non assimilés et simplement parés des couleurs françaises113. Le lexique juridique est à l’origine du développement des mots en -ataire, -itaire, -atoire, -itoire (dépositaire, légataire, dérogatoire).

Cette tendance passe en Angleterre, par une normandisation qui crée une situation de bilinguisme dont les effets sont très sensibles à partir du 12e siècle. Les études statistiques, selon Jean-Jacques Blanchot (1995 : 108) mettent en évidence une croissance très rapide des emprunts entre 1175 et 1375. Les apports linguistiques sont liés aux occupations de la classe dominante, c’est-à-dire qu’ils sont essentiellement actifs dans les domaines administratifs (ministration, ministry, parliament) et judiciaires (accessary, bar, evident, judicial, jurisdiction, jurist, juror).

Dans l’Allemagne de la fin du Moyen Âge, le droit coutumier cède le pas au droit romain et le latin entre en même temps que celui-ci dans la pratique juridique, dont il devient le lecte. De nombreux substantifs, mais aussi quelques verbes sont adoptés durant la période :

  • Advokat, appelieren, Appelation (appel), Audienz, Caution, Codiziil, inquieren, juristisch, Konfiszieren, Kontrakt, Magistrat, Protokoll, prozedieren, Prozess.

Mais, la langue allemande s’équipe également en la matière par recours à la néologie passive et active :

  • Anklage (« accusation », de klagen « se plaindre »), Civilsache (calque de res publica), Gerichtshof (« cours de justice », de Hof « cour » et Gericht « justice »), gerichtlich (judiciaire), Richtstatt (« lieu de jugement », de richten « juger » et Stätte « lieu »), urteilen (juger).

Notes
108.

C’est dans cette classe sociale de juristes et autres notaires que naît à la fin du 13e siècle le mouvement humaniste : à Florence, 40% des humanistes sont notaires, 32 % marchands banquiers, 16 % rentiers (cf. Beaune (1999 : 174)). Beaucoup exercent une charge publique.

109.

Mino da Colle, grammairien de Bologne, signale à ses élèves :

La possession si recherchée de la science vaut plus que n’importe quel autre trésor ; elle fait sortir le pauvre de sa poussière, elle rend noble le non-noble et lui confère une réputation illustre, et permet au noble de dépasser les non-nobles en appartenant à une élite (cité par Le Goff, 1957 : 144).

Le Goff signale par ailleurs que c’est au 14e siècle que magister prend le sens de dominus.

110.

En Angleterre, le roi possède le contrôle complet de la justice, dans les autres pays européens, l’implantation du pouvoir royal dans les cours locales s’avérera plus difficile.

111.

Mais cette avancée vers le centralisme ne se fait pas sans obstacles : au début du 14e siècle apparaissent des micro-États (principautés) qui sapent l’idée de pouvoir central, alors que les justices locales, logiquement amenées à être supplantées par la justice royale, tiennent bon, faisant échec à l’expansion de cette dernière, et entraînant son démembrement :

dans la plupart des principautés des organes pratiquement libérés de tout contrôle de l’autorité centrale sont mis en place au milieu du XIVe siècle ou dans sa deuxième moitié (Fossier, 1983 a : 113-114).

Le pouvoir central fait alors de la fiscalité l’instrument de son assise ; cependant, à partir du 15e siècle, de meilleures conditions économiques permettront une mise en place définitive de la technocratie judiciaire, la justice étant le rôle premier du roi, et non celui des nobles.

112.

En Italie, la situation est légèrement différente : on constate l’absence de candidats au pouvoir central, le Pape ayant fui à Avignon.

113.

Rabelais, comme Budé, prônera la rénovation du droit par l’étude directe des textes juridiques latins et grecs.