5. 3. 2 Les langues des cours et des chancelleries

Si les cours de justice infléchissent fortement les orientations du lexique, les chancelleries occuperont un rôle majeur dans l’instauration d’une langue étatique :

* L’Italie joue un rôle précurseur dans l’instauration d’une langue nationale commune. Mais cette démarche, pour autant qu’elle constitue un précédent, restera longtemps une vue de l’esprit, l’unification linguistique italienne n’étant apparue dans les faits qu’au 19e siècle. En effet, le choix d’un dialecte comme langue de référence est l’occasion de nombreux affrontements dans la péninsule.

Au 14e siècle, Dante, comme Boccace, ou encore Pétrarque, mettent en avant le florentin en l’utilisant comme langue littéraire. Dante, dans son célèbre De vulgari eloquentia, (en 1303-1304) défend l’idée d’une langue nationale, qu’il rattache à un pouvoir central dont il déplore l’absence :

Par ailleurs, nous l’avons défini « royal »114, c’est parce qu’il aurait sa place au palais royal, si nous en avions un. Car, si le palais est la maison commune de tout le royaume, et l’auguste pilote des diverses parties de ce dernier, toute chose qui est commune à tous sans appartenir à quelqu’un en particulier doit fréquenter le palais et y habiter, et il n’y a point d’autre habitation digne d’un si prestigieux habitant : et tel est assurément le vulgaire dont il est question ici. Il en résulte que tous ceux qui fréquentent les palais royaux parlent toujours le vulgaire illustre ; il en résulte aussi que notre vulgaire illustre erre en pays étranger et trouve hospitalité dans d’humbles asiles, car nous n’avons pas de palais royal115 (Dante, De l’éloquence en langue vulgaire, 1, XVIII : 410).

Car le vulgaire illustre exalté par Dante est une langue poétique virtuelle, constituée d’un florilège d’expressions répondant à des critères d’harmonie, d’euphonie et d’ordre et provenant de poèmes en dialecte sicilien, lombard, romagnol, ou des Pouilles.

* En Allemagne, si la fin du 14e siècle est une période de propagation des langues des chancelleries, la fin du siècle suivant inaugure leur rapprochement avec la langue de la chancellerie impériale116. Un changement dans les mentalités, matérialisé par une uniformisation de la graphie des actes officiels, s’amorce. Le mérite semblerait en revenir à Charles IV, ou plutôt à sa chancellerie, qui, la première, aurait pris l’initiative de cette harmonisation, et aurait été suivie en cela par ses pairs. Sa situation géolinguistique centrale aurait été un facteur déclenchant, pensait-on au 19e siècle. Les hochspräche ainsi créées ne sont que des langues à caractère pratique, ne possédant aucune des utilisations et des caractéristiques des langues littéraires et de savoir.

Héritier de la couronne, Maximilien 1er entend fédérer son royaume et mettre fin à l’anarchie politique par des réformes juridiques et constitutionnelles. Une langue commune est indispensable à l’accomplissement de ce projet. La langue des chancelleries viennoises se voit donc épurée des expressions dialectales trop marquées et des graphies excentriques afin d’être compréhensible sur tout le territoire. Une langue spécifique, utilisée pour tous les documents officiels et diffusée grâce à l’imprimerie, voit ainsi le jour. Par la suite, cette graphie aurait été imposée et serait devenue, grâce à différents apports, la hochsprache, langue officielle. Fait rare, l’allemand standard se serait imposé par l’écriture :

C’est une langue littéraire qui est devenue une langue commune et s’est imposée comme langue parlée au cours du dernier siècle (Raynaud, 1982 : 79).

De manière concomitante, une langue commune se crée à partir de la chancellerie de Meissen. Placée dans une aire géolinguistique centrale, à la fois carrefour commercial et creuset de population, la Marche de Meissen développe un dialecte allemand moyen relativement neutre. Cette langue se diffuse dans les chancelleries saxonnes et concurrence l’allemand de la chancellerie impériale. Il est vraisemblable que des accords aient été établis entre ces deux langues, dans la mesure où la Saxe occupait un rôle de premier plan, ainsi que l’attestent ces propos de Luther :

Ich habe keine gewisse, sonderliche, eigene sprache im deutschen, sondern brauche der gemeinen deutschen sprache, das mich beide, Ober- und Niederlender, verstehen mögen. Ich rede nach der sechsischen cantzlei, welcher nachfolgen alle fürsten und könige in Deutschland ; alle reichsstedte, fürstenhöfe schreiben nach der sechsischen und unsers fürsten cantzelei. Darumb ists auch die gemeinste deutsche sprache. Kaiser Maximilian und churfürst Fridderich, hertzog von Sachsen, haben im römischen reiche die deutschen sprachen also in eine gewisse sprach gezogen117 (orthographe modernisée ; cité par Tonnelat, 1927 : 124-125).

Cette seconde hochsprache, dont la diffusion est assurée par l’oeuvre de Luther, a également marqué l’allemand juridique, politique et judiciaire de l’époque.

* À la fin du 14 e siècle, on constate une résurgence de l’anglais, sous la forme d’une langue commune essentiellement écrite, le Chancery Standard, dont le développement s’achèvera au 15e siècle pour donner naissance à l’anglais standard. Cette langue commune est le fruit de la conjonction de plusieurs influences :

Notes
114.

Aulique, de aulicum, traduit par royal.

115.

Danielle Trudeau (1992), dans son annexe, (p. 205-206) donne une meilleure traduction de ce passage, et y parle de cour, et non de palais royal ; en effet, dans l’original latin, Dante utilise le mot aula « cour, palais ».

116.

Sans oublier l’influence des Marches de Meissen ; le mouvement centralisateur n’a en effet subi qu’une temporisation, la tendance générale demeurant. Il convient également de signaler l’existence d’une hochsprache parlée dans la région des Flandres et qui servira plus tard de langue officielle aux Afrikaans (cette langue était écrite), et du Yiddish qui ne sera transcrit à l’écrit qu’à la fin du 19e siècle.

117.

Je n’ai pas en allemand de langue déterminée, particulière et qui me soit propre, mais je me sers de la langue allemande commune, afin que les habitants de Haute et de Basse Allemagne puissent les uns et les autres me comprendre. Je parle selon l’usage de la chancellerie saxonne, sur laquelle se règlent tous les princes et tous les rois en Allemagne ; toutes les villes impériales, toutes les cours princières écrivent selon l’usage de la chancellerie saxonne, qui est celle de notre prince. Aussi cette langue est-elle la plus répandue en Allemagne. L’empereur Maximilien et le prince-électeur Frédéric, duc de Saxe, ont de la sorte, dans le Saint Empire Romain, ramené les diverses langues allemandes à une seule langue bien fixée (cité par Tonnelat, 1927 : note 1 ; 125).

118.

On a longtemps cru que Wyclif avait créé cette langue qui se serait standardisée par la suite.

119.

Dans la mesure où celui-ci bénéficie d’une situation géographique plus centrale et d’une diffusion importante grâce aux hérétiques.

120.

Il introduit des traits de l’anglais de Londres dans le Chancery Standard. La triglossie latin/français/anglais aurait facilité la création d’une langue semi-artificielle, indépendante des dialectes. John H. Fisher signale que :

the use of English in speaking and Latin French in administrative writing had established a clear dichotomy between the colloquial language and the official written language, which must have made it easier to create an artificial written standard independent of the spoken dialects when the clerks in Chancery began to use English in their official writing after 1420 (cité in Glanville, 1984 : 178).