5. 3. 3. La planification de statut

Cependant, l’émergence d’un anglais des chancelleries n’aurait pu se faire si des décisions importantes n’avaient vu le jour en Angleterre. La langue officielle de l’île, rappelons-le, était, depuis la Bataille d’Hastings, le français. Cette Chronique du moine Robert de Gloucester (vers 1300) témoigne de la situation de bilinguisme qui règne sur l’île comme des sentiments générés au près de la population par cette langue imposée :

Πus com to engelond in to normandie hond.
& Πe normans ne couΠe speke Πo bote hor owe speche
& speke french as hii dude atom, & hor children dude also teche ;
So Πat heiemen of Πis lond Πat of hor blod come
HoldeΠ alle Πulke speche Πat hii of hom nome.
Vor bote a man conne frenss me telΠ of him lute.
Ac lowe men holdeΠ to engliss & to hor owe speche gute
Ich wene Πer ne beΠ in al Πe world contreeyes none
Πat ne holdeΠ to hor owe speche bote engelond one.
Ac wel me wot uor to conne boΠe wel it is,
Vor Πe more Πat a mon can, Πe more wurΠe he is
(cité par Crepin, 1968 : 122)121.

Lorsque les Normands perdent l’Angleterre, les premières décisions prises concernent la langue. En 1356, on donne l’ordre d’utiliser l’anglais dans les cours des shérifs du Middlesex ; en 1362, les Statuts de Pleading enjoignent d’employer la langue du pays dans les cours de justice122. À partir de 1400, les gouvernements locaux ont de plus en plus recours à la langue anglaise ; en 1430-35, le latin et le français sont d’un emploi de plus en plus rare dans les documents officiels et finissent par en disparaître. Enfin, en 1485, l’anglais est utilisé avant le français dans les statuts du parlement.

Comme le souligne Daniel Baggioni (1997 : 88), ces langues officielles ne sont pas phénomènes spontanés : en effet, les langues nationales sont toujours le fait d’individus, travail que prolonge une planification de corpus, puis une planification de statut. Les individus à l’origine de l’émergence des langues nationales sont des intellectuels proches du pouvoir, ou des hommes de pouvoir éclairés, qui voient dans les politiques linguistiques des instruments de construction étatique particulièrement efficaces.

En effet, le Moyen Âge avait perçu, dès le 13e siècle, que la diversité linguistique signifie la diversité des nations : comme le souligne Serge Lusignan (1999 : 110), l’étranger est avant tout celui que l’on ne comprend pas. Inversement, celui qui parle la même langue appartient à la même nation. La communauté politique se fonde donc sur la communauté linguistique. Oresme, dans son commentaire de la Politique d’Aristote souligne aussi ce fait :

‘Et donques la division et la diversité des langages répugne à la conversation civile et a vivre de policie. Et a cest propos dit saint Augustin ou .xix. livre de la Cité de Dieu que .ii. bestes mues de diverses especes s’accompaignent plus legierement ensemble que ne fut .ii. hommes dont l’un ne congnoist le langage de l’autre. Et dit assés tost pares que un homme est plus volentiers ovec son chien qu’ovecques un homme des estrange langue (cité par Lusignan, 1999 : 110-111). ’

La situation française sert d’exemple à John de Trévise, qui, en 1385, se console ainsi de l’atomisation linguistique anglaise, fort handicapante pour la communication à l’intérieur du pays :

‘Hit semeth a grete wonder that Englyssmen have so grete dyversyte in theyr owne langage in sowne end in spekyng of it/wiche is all in one ylond. And the langage of Normandye is comen oute of another lond/and hath one maner soune among al men that speketh it in englond For a man of Kente Southern/western and northern man speken Frensshe al lyke in sowne & speche. But they can not speke theyr englyssh so Netheles ther is as many dyverse manere of Frensshe in the Royamme of Fraunce as is dyverse englysshe in the Royamme of Englond Also the forsayd tong wiche is departed in thre is great wonder/for men of the este with the men of the west acorde better in sownyng of theyr speche than men of the north with men of the south (Polychrinicon Ranulphi Higben, version de John de Trevisse imprimée par Caxton (1482) ; in Mossé, 1949 : 329). ’

La constitution d’une identité nationale que nous avons évoquée plus haut (cf. supra, 5. 2. 3.) passe, entre autres, par la langue, et conduit à une série de décisions officielles en faveur de celle-ci : les souverains ne doutent pas que l’instauration d’une langue unique sur leur territoire constitue le passage obligé pour le processus d’identification à la nation. Cette langue se doit également de représenter l’État, cette construction n’est pas seulement nationale, mais aussi étatique. Or, depuis Charlemagne, l’instrument du pouvoir terrestre étant la loi, c’est par la « vulgarisation » des textes que passera l’instauration de la langue officielle123 :

Cette politique linguistique ne vise pas seulement à consolider le pouvoir à l’intérieur de son territoire. La traduction religieuse va à l’encontre de pouvoir papal. En effet, l’Église est loin d’être favorable à la propagation de la Bible auprès d’un public non-clerc, et ne la conçoit pas dans une langue autre que le latin :

‘Traduire la Bible serait une curiosité déplacée qui met en péril l’intermédiaire clérical (Beaune, 1999 : 326). ’

Quelques traductions parcellaires circulent pourtant. Mais ce n’est qu’avec le règne de Saint Louis qu’est achevée une traduction intégrale glosée en français. Apparaissent alors des versions luxueuses à destination des princes, comme des Bibles abrégées pour les pauvres qui connaissent un grand succès au 14e siècle. Les autres traductions intégrales sont réservées au seul public princier : la version de 1355 par Jean de Sy est destinée à Louis d’Orléans, Charles V en commanda une à Raoul de Presles (qui ne la termina pas). En Italie, les premières traductions de la Bible en toscan et en vénitien datent du milieu du 14e siècle ; en Allemagne, les premières traductions datent de 1380 (cf. Beaune (1999 : 326-327))125. Bien que l’Église n’ait pas toujours une politique de prohibition stricte (en 1200, Innocent III concède l’accès aux laïcs des récits historiques et moraux : Évangiles, Psaumes, Épîtres à l’exclusion de saint Paul), les textes dogmatiques et prophétiques, en tant qu’arcana dei sont réservés aux clercs, et doivent rester strictement latins.

Notes
121.

Ainsi passa donc l’Angleterre dans la main de la Normandie/et ces Normands ne savaient parler alors que leur propre langue/et parlèrent le français comme ils le faisaient chez eux, et à leurs enfants l’enseignèrent aussi ; /si bien que les grands de notre pays, issus de leur race,/gardent tous cette même langue qu’ils reçurent d’eux./ Car à moins que l’on sache le français on compte peu auprès d’eux./ Pourtant les gens inférieurs restent attachés à l’anglais et à leur propre langue encore./J’imagine qu’il n’y a par tout le monde de pays une qui ne restent attachés à leur propre langue – hormis la seule Angleterre./ Pourtant l’on sait bien que connaître les deux langues est bien, /car plus un homme a de connaissance, plus il a de valeur (cité par Crépin, 1968 : 122).

122.

Les Statuts de Pleading signalent notamment : « On devra utiliser la lange du paiis car la lange français, q’est trop desconue ».

123.

Serge Lusignan (1999 : 119) souligne que la première charte royale en français date de 1254, mais que sous Charles IV, seulement 1 charte sur 10 utilise le vernaculaire, le changement s’étant produit sous Philippe VI : au début de son règne, le latin domine, à la fin de celui-ci, 3/4 des chartes sont en français.

124.

Ordonnance de Louis XII, qui stipule que la langue vulgaire est obligatoire pour la procédure criminelle et pour les enquêtes.

125.

Mais Franziska Raynaud (1982 : 75-76) signale que les premières traductions de la Bible en allemand sont datées du 13e siècle.