5. 4. 1. Le malaise de la base : l’expression d’une foi en langue vulgaire

Dans sa première phase, le conflit sera avant tout intérieur, et ce sont les hommes d’Église qui secoueront l’édifice chrétien. Les vices de l’Église et le manque d’encadrement provoquent un sentiment d’angoisse chez les fidèles, qui, dans l’obligation de gérer seuls leur Foi et leurs rapports à Dieu, trouvent une réponse dans les phénomènes hérétiques. Les clercs qui ne peuvent ou ne veulent pas étancher cette soif de culture et d’éducation religieuses, les évêques indignes, provoquent le mécontentement d’une base chrétienne qui souhaite non seulement se rapprocher du Christ, mais aussi avoir une meilleure connaissance de la révélation. Cet extrait Piers Plowman (1362-1378-1398), oeuvre d’un obscur clair errant, William Langland, illustre bien le malaise du peuple à qui le clergé ne peut servir de guide. Piers Plowman (Pierre le Laboureur), qui apparaît en rêve au héros de ce poème allégorique, est une représentation du Christ, qui seul peut indiquer le chemin de la vérité, tant l’incompétence des prêtres est patente :

‘A priest only knows men by their words and actions. But Piers sees more deeply ; he understands the reasons and motives wich make so many folks assume an air of charity. Fot their are haughty men who yet speak patiently, and whose manners are gracious toward noblemen and burgesses, but they will fly out indiscriminately at the poor, and glare like lions, if anyone criticises them. There are also beggars and tramps who look like saints, as meek as lambs and godly in their manners, yet the poverty they so gibly assume is intended rather for getting food than to mortifying the flesh and seeking perfection. So you will never recognise Charity by appearances, or by learning, or by words and actions – but only by knowing the heart. And noone on earth, not even a priest, can know that, but only Piers the ploughman – Peter, that is, Christ (William Langland, Piers Plowman, version de 1378 traduite ; in Ginestier, Hoyles & Shephard, 1985 : 14-15)128. ’

Soulignons que la comparaison beggars and tramps who look like saints préfigure l’acception du verbe to saint « agir et vivre comme un saint » qui apparaîtra au siècle suivant (1460). En effet, la fin du Moyen Âge voit la multiplication des saints intercesseurs, pour remplacer un clergé en lequel le peuple n’a plus confiance.

Le mouvement mystique rhéno-flamand des 13, 14e et 15e siècles est une forme de réponse à ces attentes. Il lutte contre l’intellectualisme de la scolastique et se refuse à une religion élitaire accessible aux seuls clercs formés à la scolastique et maîtrisant le latin. Pour les tenants de ce mouvement, la contemplation et l’introspection permettent l’union avec Dieu tout autant (voire plus sûrement) que la raison. Afin de communiquer leur expérience personnelle, les mystiques décrivent en langue vulgaire les sentiments et autres mouvements de l’âme éprouvés lors de la quête de cette union. Cette exposition, qui vise à ouvrir les voies de la religiosité et de la théologie au plus grand nombre, trouve un écho populaire favorable, à tel point que son représentant le plus prestigieux, Maître Eckhart, sera soupçonné d’hérésie par deux fois. Dans leur volonté d’exprimer leur expérience dans une langue accessible au plus grand nombre, les mystiques forgent tout un vocabulaire abstrait, inexistant dans la langue allemande. En cela, il est, selon certains spécialistes dont Franziska Raynaud (1982 : 87) se fait l’écho, une forme de continuation du mouvement courtois du 12e siècle. L’idéal aristocratique allemand et ses valeurs chevaleresques font place à un mouvement de respect des lois religieuses porté par la noblesse, qui reprend le vocabulaire de la langue courtoise, puis par la bourgeoisie. Cet équipement lexical est à la base du vocabulaire philosophique et religieux utilisé par le clergé dans les sermons et la littérature didactique.

Afin d’exprimer l’inexprimable, les mystiques s’appuient sur les prépositions et les particules verbales (durch-, ûber-, ent-, ver-) qui leur permettent d’exprimer la pénétration, le débordement de la grâce divine (durchmeistern, übervliezen, überkreftic), ou l’abandon de l’homme au surnaturel (entzücken, entwerden, versinken), que seules peuvent exprimer les formes négatives (abondance des formations en -lôs comme namelôs « inexprimable », sittenlôs « immoral », willelôs « sans volonté, passif »). Les substantifs abstraits sont formés grâce aux suffixe -keit/-heit (demuotecheit « humilité », geistlichkeit « spiritualité », grundlichkeit « profondeur, fondement », trukenheit « ivresse », vergeslichkeit « distraction »), et -unge (anschouwunge « contemplation », auflösunge « dissolution », entgiezunge « immersion », înbildunge « imagination, configuration », înfliezunge « introspection », înliuhtunge « illumination », schuolunge « formation ») et -nisse (bekantnisse « connaissance »), ou par dérivation passive (das durchbrechen « l’apparition », das bekennen « la connaissance ») (cf. Raynaud (1982 : 88)).

Mais l’institution réagit également, et, pour répondre à cette demande, elle crée des petites écoles, édite des traités en langue vulgaire, traduit la Bible. Cependant, les clercs sont hostiles à ces mesures qui demeurent, en outre, sans grande portée : les Bibles et les traités sont des versions expurgées qui ne peuvent endiguer l’atomisation de la structure chrétienne. Les élites laïques locales réagissent en créant des structures religieuses, préparant ainsi la Réforme. Le délabrement des structures chrétiennes aux 14 et 15e siècles, est aussi un des éléments révélateurs de la dissolution de la vision médiévale du monde.

Notes
128.

Le soulignement simple indique les mots apparus durant la période, le double soulignement indique l’apparition du sens durant la période. À noter l’importance des termes issus du français et/ou du latin. Soulignons que la charité est une valeur très importante en cette fin de Moyen Âge, et sera souvent personnifiée (Charity) dans les textes. À noter également les topoï religieux : l’agneau et le lion, lexicalisés en anglais.