5. 4. 2. La nationalisation de la chrétienté : l’accès direct aux textes

Les hérésies, elles aussi, subissent une évolution. Les hérétiques sont traditionnellement considérés par l’Église comme illitterati, leur manque d’encadrement clérical ne pouvant en faire que des rustici et des idiotae 129. Mais, à la fin du 13e siècle, l’inquisiteur Bernard Gui est forcé de constater qu’il existe des lettrés parmi les hérétiques. En effet, les Cathares italiens sont des magistri latinistes qui ont une parfaite connaissance des domaines juridique et théologique, et ceci dès le début du 13e siècle.

Si aux 12e et 13e siècles, les hérésies stigmatisent un refus des institutions et sont le fait de chefs charismatiques à caractère messianique issus du peuple, au 14e siècle, dirigées par des lettrés et des universitaires, elles prennent un caractère savant. Ainsi, l’hérésie lollarde (1360-1384), liée à l’hérésie savante d’Oxford, compte dans ses ouvrages de référence 4 traités de logique, 12 de métaphysique, des sermons, des commentaires bibliques, et divers traités politiques. Recrutant, dans un premier temps du moins, dans les milieux universitaires oxfordiens, elle comprend des citadins aisés, des membres de la gentry et de l’entourages princier130. En effet, les chefs hérétiques se méfient des franges populaires susceptibles de radicalisation sociale.

Autre fait nouveau, les hérésies prennent également un tournant politique et nationaliste :

‘elle était aussi une manifestation d’identités nationales qui se cherchaient ; visant une Église fortement centralisée, elle s’affirmait nécessairement antiromaine (et anti-avignonaise) et cristallisait aisément bien des xénophobies latentes (contre les théologiens allemands en Bohème, contre les clercs italiens en Angleterre) ; elles pouvaient ainsi, bien plus qu’aux siècles antérieurs, susciter des sympathies dans toutes les couches de la société et spécialement dans celles dont l’essor était lié à l’apparition des États nationaux et s’assurer, par suite, des soutiens politiques et militaires durables. (...) Leur désir d’action politique et pastorale se greffait (..) sur des conceptions rationnelles de la réforme morale et institutionnelle, sur un programme précis, sur la conviction que l’exigence chrétienne fondamentale était de donner d’abord à chaque fidèle l’accès direct au contenu authentique de sa foi, c’est-à-dire à la Bible, largement diffusée, prêchée, traduite en langue vernaculaire (Verger, 1983 : 142). ’

Ainsi, Wyclif, théoricien de l’indépendance de l’État face à l’Église est un des hérétiques les plus actifs. Les Écritures Saintes sont peu à peu perçues dans sa pensée comme source et mesure de la foi (il s’intéresse assez tard à la prédication en vulgaire) à laquelle tous les fidèles doivent avoir accès. Dans ce but, il entreprend une traduction complète de la Bible avec Nicolas de Hereford, lourde tâche qui ne fut achevée qu’en 1392 par John Purvey. Bien qu’une destruction des manuscrits soit ordonnée, nombre d’entre eux en réchappent, tant cette entreprise répond à une demande du public. En effet, la doctrine de Wyclif trouve un écho chez les Lollards, membres d’une hérésie traditionnelle issue du peuple. Bien que ne possédant pas de liens directs de filiation avec la pensée du théologien, ce mouvement populaire lui emprunte certains de ses prédicateurs et de ses idées (retour à la Bible, et hostilité au cléricalisme). La conjonction de l’hérésie populaire des Lollards et de l’hérésie savante de Wyclif contribue à la structuration d’une église nationale anglaise. Le schéma anglais ne fera que se reproduire à travers l’Europe, les intellectuels prenant le relais de la base pour théoriser ce qui n’était qu’un malaise diffus, sapant ainsi l’édifice romain. Hommes de pouvoir, ou proches de celui-ci, mais aussi hommes d’Église, ils sont les plus à même de provoquer le délabrement de l’institution pontificale, qui sera peu à peu supplantée par ce que Wyclif appelle l’église invisible. Cette lutte contre les clercs et pour la liberté chrétienne ne peut que profiter au pouvoir séculier. Wyclif, tout comme Luther le fera plus tard, veut substituer une église nationale réformée et gouvernée par le droit biblique à une église hiérarchisée dominée par la curie romaine. Cet extrait deΠ e Grete Sentence of Curs Expouned indique clairement, par l’insistance qu’il a à souligner la pauvreté du christ et de ses apôtres, la critique latente de l’appareil clérical :

‘Πerefore Jesus Crist was pore in His lif, Πat He hadde no house of Hisowene bi wordly title to reste His heed Πerinne, as He Hymself seiΠ in Πe gospel. And Seynt Petir was so pore Πat he hadde neiΠer silver ne gold to feve a pore crokid man, as Petir witnesseΠ in Πe bok of Apostlis Dedis. Seynt Poul was so pore of wordly goodis Πat he traveiled wiΠ his hondis for his liflode and his felowis, and suffride moche persecucion, and wakyng of gret Πouft for alle chirches in Cristendom, as he hymself witnessiΠ in many placis of holy writt (in Mossé, 1949 : 322).’

Cependant, sa contribution linguistique à la langue anglaise sera mince : comme tous les théologiens de son temps, Wyclif pense prioritairement en latin. Le choix de l’anglais comme langue scripturaire est avant tout politique. Mais, contrairement aux mystiques, il ne produit pas un réel effort d’équipement de la langue. Sa traduction de la Bible est encore très proche de la version latine, et apporte peu d’innovations linguistiques.

Ainsi, le lexique qu’il utilise date majoritairement de l’ancien anglais (wordly, to reste, liflode, felow, wakyng, house, gold, silver, feve, man, bok, goodis) ou du moyen anglais (crokid, to witness, to traveil, place). Les termes mêmes du vocabulaire religieux sont empruntés à la tradition : gospel, (i. e. god > good « bonne », spel > spell « discours, nouvelle ») calque de bona annuntiatio, date de la période ancien anglais ; apostel est un emprunt au latin ecclésiastique du latin apostolus datant de l’ancien anglais ; to suffre est issu de l’anglo-français, d’après le latin suffere ; persecution : vient du latin ecclésiastique persecutio via le moyen français (à la période moyen anglais) ; christendom date du Moyen anglais.

Mais il ne faut pas dénigrer l’apport de cet encadrement intellectuel, sans lequel la traduction des textes saints n’eût pas été possible. Seule la direction par des intellectuels pouvait transformer radicalement les choses et mettre les textes sacrés dans une langue accessible au plus grand nombre. D’autre part, la traduction de la Vulgate par Wyclif et ses disciples permet non seulement de faire entrer dans le moyen anglais, directement ou via le français, bon nombre de latinismes religieux (diocese, Limbo, missal, pulpit, requiem), mais également d’équiper la langue en termes juridiques (exorbitant, implement, malefactor, testimony), scientifiques (ascension, concrete, dial, dissolve, tincture, ulcer, zenith), et surtout de tout un lexique abstrait, utilisé dans une langue littéraire allégorique (contempt, infinite, intellect, lapidary, moderate, polite, summary, tract) et de lexies grecques appartenant au vocabulaire intellectuel et scientifique (agony, alphabet, artery, asylum, chaos, character, cycle, demon, diet, diphtong, ecstasy, emblem, ethic, harmony, hero, idiot, logic, magic, meteor, mystery, rhetoric, schism, stratagem).

Notes
129.

Les hérétiques, qui se comparent aux apôtres, valorisent quant à eux leur statut d’illitterati, et privilégient la transmission orale ; d’autre part, la prudence incite à avancer que l’on ne sait pas lire, la maîtrise de la lecture étant un signe distinctif des hérétiques.

130.

L’hérésie d’Oxford ne deviendra populaire que dans les vingt dernières années du 14e siècle.