5. 4. 3. Des universités de moins en moins religieuses

Au 14e siècle, l’Université connaît en fait une période de stagnation, voire de régression. Le nombre des maîtres et des étudiants est en baisse ; les études étant de plus en plus coûteuses, les étudiants pauvres qui bénéficiaient de la gratuité du cursus, et qui concouraient à son dynamisme, sont en nombre de plus en plus restreint. L’enseignement se sclérose et la profession tend à l’hérédité. L’Université souffre de sa puissance et de sa richesse : les docteurs, en voulant se constituer en aristocratie du savoir, singent les pratiques de la noblesse131 et s’insinuent dans les affaires de l’État.

Bologne, Paris et Oxford, et plus particulièrement leurs facultés d’art et de théologie, demeurent cependant des centres prestigieux. L’écroulement des structures concurrentes et le rôle joué par les universitaires dans la résolution du Grand Schisme renforcent leur position : l’extension de leur autorité par delà le domaine de la foi (dans le droit et la politique), leur volonté de rétablir l’harmonie politique et l’ordre social, en font des outils de conseil des rois. Enfin, leur rôle nouveau de formateur de la récente élite administrative leur donne une puissance jusqu’alors inégalée.

La démesure des prétentions de l’Université l’amène peu à peu à délaisser ses fonctions pédagogiques au profit de préoccupations plus politiques. Mais, après quelques échecs dans ce domaine (l’épisode malheureux de la soustraction d’obédience et surtout le discrédit jeté sur l’Université après la crémation de Jeanne d’Arc), l’Université voit ses privilèges réduits. Des voix s’élèvent en faveur de la mutation : certains universitaires, le roi de France luttent contre les privilèges des maîtres, et enfin, le public qui se montre plus circonspect envers la parole professorale. Une réforme est alors entreprise, et aux 14e et 15e siècles, 40 nouvelles universités créées à l’initiative des princes fleurissent sur le territoire européen. Ce phénomène qui connaît un grand succès s’est amorcé dans l’Espagne de la fin du siècle précédent (Valladolid, Lisbonne, Lerida).

En fait, l’Université se heurte à une crise de croissance liée à la diversité de son public et à la multiplication des missions que celui-ci lui impose : sa traditionnelle mission de formation des élites religieuses, son rôle récent de pépinière des administrateurs de l’État, et sa fonction grandissante de propagatrice de connaissances auprès d’un nouveau public assoiffé de culture. Il est clair que ces attentes vont dans des directions opposées. L’État, dans une optique de spécialisation et de professionnalisation de l’enseignement, souhaite que le droit occupe une large place dans le cursus. De leur côté, les classes aisées désirent accéder aux langues anciennes et aux Belles Lettres. Enfin, la formation des clercs nécessite le maintien de la scolastique et de la théologie132.

Cette multiplicité des tâches de l’Université n’est pas sans avoir des conséquences sur l’institution elle-même. Alain de Libera estime que la célèbre crise de la scolastique si souvent invoquée n’est pas le fruit de la contradiction entre la raison et la foi soulevée par Guillaume d’Occam, mais la conséquence de la naissance des intellectuels, nouvelle catégorie sociale issue de la tension universitaire133 :

Quelque chose, cependant, s’est passé au début du XIVe siècle, (...) : un débordement de l’université sur la société. Ce virage, (...), est difficile à expliquer. Naturellement les idiosyncrasies individuelles comptent, qui sont aujourd’hui bien lointaines et quasi effacées. Reste le fait de structure, que l’on énoncera ainsi : dans sa contradiction interne, le projet universitaire, a, même si ce n’était pas son objectif, permis l’apparition d’un nouvel idéal, combattu, condamné et, dans cette mesure même, persistant ; c’est lui qui, à l’université, mais aussi hors de l’université, a suscité cette figure nouvelle : l’intellectuel, que, parmi les premiers, Dante et Eckhart ont célébré dans le monde non universitaire (Libera, 1991 : 136-137).

En effet, sur les traces d’Averroès, certains ont commencé à s’adresser au vulgaire, ont coexisté avec lui, ont déprofessionnalisé la philosophie, ont laïcisé la connaissance.

L’indépendance des universités avait été jusqu’alors garantie par la Papauté, qui avait trouvé là un moyen de contrecarrer le pouvoir des évêques en assurant une formation du clergé loin des écoles cathédrales. Cependant, le pouvoir terrestre comprend le prestige que ces institutions peuvent lui apporter, et elles deviennent l’outil des ambitions princières. Le mouvement amorcé au siècle précédent se confirme, et les universités entrent peu à peu dans le giron étatique. Les États en formation ont besoin de juristes et de lettrés pour former l’administration qu’ils mettent progressivement en place. Les universités, afin de s’attirer leur protection et d’acquérir les avantages liés au service du pouvoir, acceptent d’apporter leur pierre à l’édification de celui-ci. Cette contribution se traduit par un enseignement conforme aux vues princières ainsi que par une mutation progressive en centres de formation des élites locales.

La fin du Moyen Âge est donc marquée par une laïcisation de la civilisation, une volonté accrue de l’homme d’imposer sa marque à la nature, une dissociation des champs politique et moral. Cette philosophie, dans un climat où les juristes, fer de lance du pouvoir centralisateur, prennent une importance croissante, conduit à l’affirmation de l’autonomie de l’État. La formation de l’idée de res publica, débutée au siècle précédent grâce à la résurgence des études aristotéliciennes et la redécouverte du droit romain, atteint son point d’aboutissement.

Notes
131.

Instauration d’une forme d’hérédité dans le recrutement, possession de terres, armoiries, tenues et train de vie luxueux.

132.

Dans sa ballade le Bonheur des commis aux finances, Eustache Deschamps, poète de cour de Charles V, souligne avec pragmatisme l’importance nouvelle que la société de cette fin de Moyen Âge accorde aux commis du royaume :

Aucuns parlent d’onourer advocas,

Et les autres, clercs en théologie,

Mais ce sont ceuls qui ont plaiz et debas,

Car chascun ne les honoure mie.

On se retrait souvent de seignourerie,

Mais je ne voy grace avoir entre gent,

N’oneur donner a nul, quoy que l’en die,

Fors aux Commis a departir argent.

Dieux sont mondains, qui ont argent en tas,

Et aourez tant comme ydolatrie ;

On les poursuit humblement, pas a pas ;

Si grant n’y a qu’a eulx ne s’umilie,

En deffublant, a genoulz on les prie,

Obeissant a leur commandement,

Ne secours n’est qu’aucuns ait ne aïe,

Fors aux Commis a departir argent

(Eustache Deschamps, Bonheur des commis aux finances ; in Pauphilet, 1979 : 972-973).

Après avoir raillé les clercs en théologie, le même Eustache Deschamps, dans une lettre au Pape, où il le prie d’accorder un canonicat à son fils, vante les compétences de ce dernier. Celui-ci, ayant étudié la théologie pendant 6 ans, maîtrise aussi bien le droit civil que le droit canon.

133.

Qu’il place, notons-le, deux siècles après Jacques Le Goff.