5. 5. Épistémè et langage : des traductions scientifiques

La politique de vulgarisation à culturelle mise en place par les souverains éclairés touche peu à peu les textes scientifiques. La forme vulgarisée du Liber abaci de Leonardo Fibonacci (1202), qui sera traduit tout au long des 14 et 15e siècles, propose une formation mathématique élevée aux marchands sous forme de résumés. La traduction en vulgaire des ouvrages médicaux concerne le public des barbiers et des chirurgiens désireux de se familiariser avec Galien et Hippocrate sans pour autant passer par l’exégèse universitaire. Les Antidotaires en français, la traduction des Aphorismes d’Hippocrate par Martin de Saint Gille (1362) visent un public d’apothicaires. À partir du 14e siècle, on traduit l’Anatomie de Galien (1320), et Évrard de Conti transpose en français, sur ordre de Charles V, les Problemata d’Aristote accompagnés des commentaires de Pietro d’Abano. D’autre part, il convient de noter qu’à la suite de la peste noire qui ravage l’Europe (1348), la médecine retourne à un enseignement à caractère pratique, ce qui permet à la chirurgie de gagner ses lettres de noblesse : en 1396, les médecins parisiens mettent en place un enseignement en latin qui donne accès à un diplôme de maître ès arts. Cependant, ce mouvement demeure majoritairement francophone.

Des ouvrages récents passent également en français : La chirurgie de Henri de Mondeville (rédigée de 1306 à 1312) est traduite en 1314 en français, faisant entrer de nombreux termes chirurgicaux dans la langue, comme l’indique le tableau ci-dessous. Mais on écrit également directement en vulgaire : Guy de Chauliac rédige en français et en latin l’Inventorium sive Collectorium artis chirurgicalis mediciane ou Grande Chirurgie (1363).

Ainsi, lorsque l’on observe le vocabulaire chirurgical et anatomique de l’époque, on trouve :

français
asthme (14e siècle)
asthmatique (14e siècle)
avulsion (14e siècle)
coagulation (14e siècle)
dessiccation (14e siècle)
corrosion (1300 )
mordication (1300 )
cautérisation (1314 )
cautériser (1314)
cicatrice (1314)
cicatriser (1314)
coaguler (1314 )
condenser (1314 )
contusion (1314 )
corrosif (1314)
dessicatif (1314)
diaphragme (1314)
dilatation (1314)
épiglotte (1314)
excroissance (1314 )
hydrophobie (1314 )
hydrophobique (1314)
incision (1314)
infection (1314)
médicament (1314)
nutritif (1314)
palliatif (1314 )
putréfaction (1314 )
réverbération (1314 )
spermatique (1314 )
ulcération (1314 )
ulcère (1314 )
cataracte (1340)
puberté (1362 )
sperme (1362-1365 )
congestion (1370)
iliaque (1370)
nutrition (1370)
contagion (1375)
pubère (1392 )
° : latin vulgaire ou bas latin, * : mot d’origine grecque

Ce micro-corpus n’a de langue vulgaire que l’apparence, et encore. Ces premiers équipements de la langue par adaptation de la langue latine sont en fait des xénismes devenus pérégrinismes.

Jacques Chaurand signale qu’à cette même époque, les terminologies vulgaires existantes sont relatinisées, ce qui provoque la disparition des systèmes antérieurs :

‘ainsi rotule et ventricule se sont substitués à roelle ou uil (oeil) du genou et à ventrail, tandis que cubitus et radius, repris tels quels au latin, faisaient oublier les grant et petit focile, femur et sternum les os de la cuisse et dessus la thorache (Chaurand, 1969 : 57). ’

Les datations des termes anglais sont plus tardives parce qu’en Angleterre les traductions des ouvrages de chirurgie se feront au siècle suivant, les grandes écoles de médecine étant françaises ou italiennes ; les termes entrent alors souvent dans la langue par l’intermédiaire du français. En Allemagne, les textes à caractère scientifique resteront majoritairement en latin, ce qui explique l’absence de termes dans le tableau ci-dessus, et les transpositions de termes se feront le plus souvent par calque : cautériser/ausbrennen (brennen « brûler ») ; congestion/Blutandrang (Andrang « affluence ») ; dessiccation/Trocknenheit (trocknen: « dessécher ») ; hydrophobie/Wasserscheu (Scheu « peur »).

Cependant, bon nombre des termes latins empruntés sont des créations tardives des médecins médiévaux.

À cette époque que la médecine, suivant en ceci les croyances aristotéliciennes, se rapproche de l’astrologie. Car le 14e siècle est une période durant laquelle l’astrologie et ses disciplines connexes occupent une place prépondérante. En effet, cette science n’est en aucune façon purement spéculative. Ses dimensions divinatoires et calendaires lui permettent de trouver des applications en politique et dans toutes les entreprises qui nécessitent une prise de décision, comme en médecine, en agriculture, et toute discipline en liaison avec la révolution astrale.

Le Livre du Ciel et du Monde (1375-1377), adaptation du De caelo et des Meteorologica d’Aristote par Oresme, le Quadripartitum de Ptolémée, les Tables alphonsines, mais aussi le Traité des monnaies (1355) de l’évêque de Lisieux – qui reprend l’essentiel de la Sphère, traité d’astronomie de Jean de Sacrobosco – permettent à la langue française d’adopter bon nombre de termes d’astronomie et d’astrologie :

français
rétrogradation (1300)
almanach (14e siècle)
astrologue (14e siècle)
astronomique (14e siècle)
rétrograde (14e siècle)
latitude (1314)
longitude (1314)
macrocosme (1314)
microcosme (1314)
hémisphère (1320)
uniforme (1370)
ascendant (1372)
tropique (1377)
orbiculaire (1378)
cosmique (1380)
équateur (1380)
antarctique (1388)
arctique (1388)
chiromancie (fin 14 e siècle)
collision (fin 14 e siècle)
° : latin vulgaire ou bas latin, ≈ : latin médiéval, * : mot d’origine grecque

Bien que la grande vague de traduction de traités d’astronomie anglaise ne survienne qu’aux siècles suivants, lorsque les traités français de Pierre d’Ailly, d’Auger Ferrier, d’Oronce Finé, de Claude Dariot passent en anglais, bon nombre de termes sont déjà entrés dans la langue anglaise (vraisemblablement à la suite des missions en Espagne d’homme comme Adélard de Bath, mais aussi des contacts entretenus avec la Sicile sous domination normande). Quant à l’allemand, il n’adoptera les termes que tardivement, le latin demeurant la langue reine en matière de textes scientifiques.

Le vocabulaire mathématique, discipline abstraite par excellence comprend beaucoup de termes concernant les méthodes de calcul ou les aspects de la géométrie ayant des applications pratiques :

français
innumerable (14e siècle)
équivalence (1300)
concave (1314)
concavité (1314)
cubique (1360)
équidistant (1360)
convexe (1370)
soustraction (1370)
tétragone (1370)
calculer (1372)
totalité (1375)
angulaire (1377)
triangulaire (1377)
trigone (1377)
cylindre (1380)
circonférentiel (1390)
algèbre (fin 14e siècle)
° : latin vulgaire ou bas latin, ≈ : latin médiéval, * : mot d’origine grecque

On le constate, le mécénat princier français porte ses fruits, puisque le français adopte des termes mathématiques deux siècles avant l’Angleterre et bien avant l’Allemagne.

Quant à la chimie, son lexique appartient tout autant à la pharmacopée, la médecine, la sidérurgie qu’au grand art :

français
calciner (14e siècle)
liquéfier (14e siècle)
mixtion (14e siècle)
coagulation (14e siècle)
salpêtre (14e siècle)
sublimation (14e siècle)
volatile (14e siècle)
antidotaire (1314)
condenser (1314)
corroder (1314)
liquéfaction (1314)
sublimé (1314)
incombustible (1361)
alcaly (1363)
condensation (1370)
dissoluble (1370)
dissolutif (1372)
distillation (1372)
vaporeux (1377)
élémentaire (fin 14e siècle)
° : latin vulgaire ou bas latin, ≈ : latin médiéval

Une fois de plus, force est de constater le retard de l’Angleterre et de l’Allemagne en ce qui concerne l’intégration de termes savants dans le corpus lexical.

En fait, la plupart des emprunts savants du 14e siècle sont des emprunts spécialisés des domaines de la chancellerie, de l’administration, de la médecine, du droit, de l’alchimie, de l’astronomie, de la physique, qui constituent, dans l’épistémè de l’époque des domaines plus proches de la technique que de la science.

En effet, en ce 14e siècle, certains termes sont entrés dans le lexique commun avant d’adopter une définition scientifique. Les néologismes techniques et scientifiques introduits par les intellectuels contribuent à équiper la langue :

‘Plusieurs de ces néologismes savants sont passés dans la langue commune, entre le XIVe et le XVIe siècle, par l’intermédiaire des gens de justice qui jouissaient d’une plus grande visibilité sociale que les universitaires. Au XVe siècle, le jargon des tribunaux et les latinismes pénètrent dans la littérature, en particulier dans la comédie (Trudeau, 1992 : 58).’

L’auteur des Inventeurs du bon Usage estime que la pratique de l’enrichissement de la langue française n’est pas d’origine littéraire, mais savante, fruit de la translatio studii, mouvement de traduction scientifique du 14e siècle :

‘époque où les traducteurs transforment profondément le vocabulaire du français écrit en introduisant des néologismes savants au lieu de leurs équivalents français qui ne paraissent pas convenables – impression qui résulte de la spécialisation des langues (Trudeau, 1992 : 58). ’

Cette remarque est également vraie pour les autres langues : les langues des chancelleries ne sont-elles pas à l’origine des langues allemande et anglaise ? L’équipement latin de l’allemand n’est-il pas conjoint à l’entrée du droit romain dans l’empire ? L’Angleterre n’a-t-elle pas emprunté massivement au latin juridique ?

Émerge alors la notion sociolecte sous la plume de Dante qui divise le vulgaire en illustre (éclairé, capable de diffuser sa lumière), cardinal (qui possède les vertus de régulation), royal (digne de prendre sa place dans le palais royal d’un royaume national) et curial (langage du gouvernement, du droit, de la sagesse), et décèle également la notion de langue de spécialité :

‘les activités humaines se déploient en des langues différentes et très nombreuses, au point que certains hommes ne se comprennent entre eux pas mieux avec des mots que sans mots... (Dante, De vulgari eloquentia, 1, VI : 392). ’

À l’origine du morcellement de la langue en jargons de métiers, il y a Babel. Dante, alors qu’il adopte une approche empirique et pragmatique lorsqu’il étudie les dialectes italiens, retourne aux hypothèses mythiques dès qu’il aborde les langues européennes :

‘Ainsi, presque tout le genre humain s’était rassemblé pour la construction de l’inique ouvrage : qui donnait les ordres, qui préparait les plans, qui dressait les murs, qui les réglait au niveau, qui les enduisait de mortier à l’aide d’une truelle, qui fendait les rochers, qui les transportait par voie de mer ou de terre, tandis que des groupes divers s’attelaient à des tâches diverses ; c’est alors qu’ils furent frappés du haut du ciel d’une telle confusion que tous les travailleurs, qui jusqu’alors parlaient une seule et unique langue, se trouvèrent divisés par une multitude de langues, abandonnèrent l’ouvrage et ne purent jamais entreprendre quoi que ce soit en commun. En effet, la langue resta la même uniquement à l’intérieur d’un seul groupe professionnel : par exemple les architectes parlaient une langue, ceux qui roulaient les pierres une autre, ceux qui les taillaient une autre encore ; et ainsi de suite pour chaque catégorie de travailleurs. Le genre humain se trouva ainsi divisé en autant de langues qu’il existait de types de travail à accomplir à l’intérieur de la construction ; et ceux qui avaient mieux travaillé parlent maintenant d’une manière d’autant plus grossière et barbare (Dante, De l’éloquence en langue vulgaire, 1, VII : 394). ’

Si la réalité d’une dichotomie entre la langue spéciale et la langue courante est perçue très tôt, les enjeux liés à celle-ci n’échappent pas aux prescripteurs :

‘Une science qui est forte, quant est de soy, ne peut pas estre baillie en termes legiers à entendre, mès y convient souvent user de termes ou de mots propres en la science qui ne sont pas communellement entendus ne cogneus de chascun, mesmement quant elle n’a autrefois esté tractée et exercée en tel langage (Oresme cité par Brunot, 1947-1953 a : 568).’

Oresme sait de quoi il parle, il est à l’origine d’une grande partie de la terminologie mathématique, astrologique et astronomique française. Car ces mêmes intellectuels, qui, comme l’évêque de Lisieux, sont à l’origine des langues étatiques, ne l’utilisent que dans des emplois techniques et pratiques. En effet, seule la pression de certaines classes sociales alliées au pouvoir autorise l’expansion linguistique scripturaire dans des domaines qui demeurent toutefois étroitement circonscrits comme la littérature, le service de l’État, ou encore la technique.