Conclusion de la première partie

L’histoire de la pénétration du fonds terminologique gréco-latin est celle de l’influence des institutions politiques et religieuses antiques dans les territoires colonisés, puis dans les avatars de ceux-ci. Durant la lente dislocation de l’Empire, ce sont ces institutions, qui, sous une forme évolutive, remplissent le rôle de force de cohésion et concourent à la structuration des États en formation. Car l’histoire du latin est avant tout celle de son adaptation aux réalités politiques et culturelles.

Ce sont donc les parcours parallèles de la pénétration plus ou moins planifiée d’une langue intellectuelle, et de la créolisation du latin (et dans une moindre mesure du grec) avec les langues locales. Ces deux histoires se rejoignent parfois, ce qui permet au latin chrétien, de facture populaire, de devenir savant. Tout au long de la période, le latin évolue au prix de balancement entre ces pôles savant et populaire : l’évangélisation, qui bat en brèche le sermo urbanus sur le continent, lui permet d’y resurgir, préservé, dans les îles britanniques. Inversement, c’est la résurgence de ce latin préservé qui fait percevoir aux clercs, derniers latinophones classiques, la nécessité d’un prêche en langue vernaculaire, dissociant définitivement latinité et chrétienté.

Car le latin possède une force d’adaptation étonnante, qui le conduit, tout en intégrant le vocabulaire grec, à le supplanter dans ce domaine, alors qu’il est la langue de rédaction et de diffusion du christianisme. De même, il fait oublier l’altérité du christianisme dans une civilisation où la permanence romaine n’est désormais plus assumée par la seule militia officialis, mais également par la militia Christi. En ce sens, la religion prend tout son sens étymologique, reliant Antiquité tardive et Moyen Âge, romanité et germanité, structures cultuelles et structures juridiques.

Cependant, le christianisme, s’il assume la diffusion et le maintien d’un latin centralisé et unifié par sa prise en charge des fonctions juridiques et religieuses, concourt également à sa balkanisation par la pratique cultuelle. En effet, dans un souci d’efficacité prosélyte, il n’hésite pas à utiliser toutes les formes de variantes diatopiques et diastratiques de la langue de culte. La Rénovation carolingienne – dont les historiens s’accordent à souligner le latin rénové, assise d’une unité fondée sur la religion et le droit – concourra elle aussi à la différenciation domaniale entre le latin d’église et le latin juridique.

Ces deux domaines – qui ne cessent de se joindre et de se disjoindre - assument de fait le double rôle de force de dislocation et de puissance de cohésion de la langue. Si la pénétration lente par créolisation assure la percolation des terminologies chrétiennes et religieuses grecques et latines dans les premiers textes en langue profane, les rédactions juridiques en langue vulgaire laissent poindre par un phénomène inverse : les textes de droit coutumier sont émaillés d’expressions locales. Lorsque cette pratique se généralise, c’est un flot de termes juridiques qui entre dans les langues en formation. Car, parallèlement à la lente infiltration populaire par créolisation, l’équipement plus ou moins planifié par les intellectuels permet une pénétration rapide par emprunts et calques. En effet, les langues émergentes annexent les territoires du latin en recourant à ses propres tenants, les clercs latinophones, comme à son lexique. De même, alors que la dichotomie sociolinguistique entre litterati et illitterati se renforce, c’est grâce à la médiation des clercs que se développe une culture alternative en langue vulgaire, religieuse puis profane.

Cependant la double association clerici/litterati et laïci/illitterati va peu à peu évoluer. Progressivement, la Bible n’est plus la seule littera étudiée, et les centres scolaires s’ouvrent à un public laïque. Causes ou conséquences de cette évolution majeure, les études scientifiques se développent à la suite de la résurgence des traductions de l’arabe, et point une nouvelle classe travailleuse : les intellectuels. Cette cléricature laïque remplit un rôle de médiateur entre les textes et les illitterati tout différent de son alter ego ecclésiastique. Alors que les nobles et les bourgeois devaient passer par l’intermédiaire des clercs pour tous leurs rapports à l’écrit, les intellectuels contribuent à donner un accès direct à des textes vulgarisés à but pratique à ces laïci désormais alphabétisés. Les souverains y verront le moyen de cultiver la noblesse et les dignitaires de la cour par des textes scientifiques, religieux et des ouvrages à caractère politique et historique, faisant émerger un nouveau mode d’intégration du lexique : l’adaptation.

C’est donc une nouvelle entité, l’État, qui assume dorénavant la pénétration des terminologies anciennes dans les langues en formation. Au prosélytisme religieux qui conduit à la créolisation du latin, succède une planification idéologique au moyen des terminologies gréco-latines. La question de la langue prend donc une dimension politique et constitue dorénavant un des outils d’émancipation de la tutelle papale, au même titre que la philosophie politique et le droit romain. Conséquence de ce phénomène, la chrétienté se nationalise, et apparaissent des mouvements hérétiques, souvent dirigés par des intellectuels, qui expriment leur foi en langue vulgaire.

Les lettrés laïcs qui collaborent à la ratification et à la construction des langues d’État oeuvrent également à la structuration du champ discursif. Cette approche discursive de la langue est héritée du latin, qui différencie le sermo humilis du sermo scholasticus, le sermo urbanus du sermo rusticus. Les théories embryonnaires de l’usage134, les conceptions philosophiques ou politiques édifient une idéologie de la langue qui n’est autre qu’un transfert intellectuel d’une langue à un langage : à une puissance liée à la maîtrise d’une langue réservée à un groupe restreint succède celle liée à la maîtrise de la lecture et de l’écriture, à une barrière de protection incarnée par des langues réservées à une seule élite (i.e. les langues anciennes) succède celle de la compréhension de sociolectes professionnels.

Ainsi, la langue devient un élément structurant de la société, puisque s’installe une triglossie parlers locaux/langue d’État/latin. Cette structuration discursive du champ social entraîne celle du champ du savoir dans la mesure où les trois disciplines se distinguent scripturairement : parlers vulgaires teintés de lexiques locaux/langues d’État équipées/latin.

L’organisation nouvelle de la société médiévale par la création d’une classe sociale dévolue à l’assise des premiers États contribue à briser l’oecuménisme culturel. De la rhétorique de Gerson mise au service du pouvoir à l’exaltation des valeurs nationales, patriotiques et monarchiques par les historiens, la période, en structurant le monde médiéval, concourt à sa liquidation par atomisation.

Cependant, la question de la persistance du latin doit être posée en termes nuancés. Car si celui-ci perd en extension (i.e. : en domaines d’emploi), il gagne en intension (i.e. : l’équipement des langues vulgaires), par le truchement d’une classe sociale qui ne vise que son maintien, sous quelque forme que ce soit. Ainsi, si les vulgaires assoient leurs positions à la fin du Moyen Âge, le latin demeure loin d’être mis en danger :

‘Or une langue est plus qu’un simple moyen d’expression. Le moyen est aussi une fin en soi ; il apporte des possibilités intrinsèques, une perspective intellectuelle qui lui est propre. (...) En adoptant le latin comme langue de culte et de culture, l’Église donne valeur exemplaire au capital littéraire de l’Antiquité, dont tout homme qui connaît la langue doit honorer la beauté. La culture occidentale, dans sa diversité et dans son unité, est sortie de cette séculaire vie commune de la Romania linguistique, de même que le régime juridique de l’Europe est issu de la renaissance du droit romain, au XIIe siècle, lui-même associé au droit canon dans les écoles de Bologne. Tout se passe, au long des siècles de la civilisation médiévale, et même dans les époques de fléchissement ou d’interruption de la culture, comme si le prestige de la latinité agissait encore par la force de son inertie, inscrite au secret du langage, en attendant le temps des résurrections à venir (Gusdorf, 1967 : 165).’
Notes
134.

Au début du 14e siècle, Gauthier de Bibbesworth compose le premier traité sur la langue française, et en 1323, la fondation de la Sobregaya dels VII Trobadors de Tolosa marque la création d’un code poétique, La Leys d’Amors (1356) qui règle également un usage linguistique inspiré de Donat et de Priscien.