DEUXIÈME PARTIE
L’ « Honnête Homme » et l’érudit

La période que nous allons aborder maintenant est liée à l’avènement du concept d’État, car des penseurs comme Dante n’avaient fait qu’annoncer les idées des siècles suivants. De manière concomitante, les premiers signes de l’accession des langues vulgaires au statut de langues officielles et l’idée d’équipement de la langue ont fait leur chemin.

À la Renaissance, ce sont l’Italie et l’Espagne qui servent de modèle aux États en cours de constitution, à l’instar de la France et l’Angleterre. Le culte des fortes personnalités est facilité par le cadre nouveau des structures étatiques qui offrent des possibilités, jusqu’alors inenvisageables, d’ascension sociale, et récompensent la valeur personnelle plutôt que la naissance. Le pouvoir central fait alors de la fiscalité l’instrument de son assise ; cependant, à partir du 15e siècle, de meilleures conditions économiques permettront une mise en place définitive de la technocratie judiciaire, la justice étant le rôle premier du roi, et non celui des nobles.

L’affirmation du pouvoir à la fin du 15e siècle passe donc par plusieurs processus : diminution de la puissance des grands, mise à l’écart des organes représentatifs, contrôle des corps sociaux, mise en place d’une structure de représentants du pouvoir, renforcement et spécialisation du conseil du roi, recherche de ressources régulières, création d’une armée permanente. La vitalité du groupe national est incarné dans la personne royale, qui représente l’État dans sa continuité et son unité, et prend en charge la communauté, concept nouvellement exalté. L’État moderne se dote d’une armée et d’une fiscalité permanentes, ainsi que d’un début de bureaucratie. Les rapports entre la noblesse et le pouvoir s’en trouvent modifiés, car il n’est plus question de féodalité : les princes s’attachent les nobles par pensions, charges et offices.

Au début du siècle suivant, la philosophie politique de Machiavel avance que l’État se doit de s’opposer avec force à tout ce qui peut le mettre en danger, qu’il s’agisse de forces intérieures et extérieures, afin de garantir la paix et la sécurité des citoyens. Le corollaire de cette proposition est l’affirmation de l’autonomie de l’État face aux puissances jusqu’alors tutélaires. La cohésion de la communauté que représente cet État est le meilleur moyen de renforcer sa puissance et sa souveraineté : c’est donc sur une communauté de langue, de racine et de coutumes qu’il doit se fonder.

Machiavel venait ainsi de formuler le principe de l’État-nation : la séparation de l’Église et de l’État, la substitution du politique au moral.

La période est marquée par deux grands mouvements culturels qui transformeront la société et la vision du monde : l’humanisme et la Réforme. Ces deux mouvements partagent une attitude anti-scolastique, une position critique envers la Foi et l’Église, prônent le retour aux Écritures, aux textes de base auxquels ils estiment qu’il faut accéder sans passer par l’entremise d’une cosmothéologie. Mais à partir de 1520, éclate la rupture entre humanistes chrétiens et réformistes : c’est la querelle du libre arbitre qui oppose Érasme à Luther, ce dernier reprochant à son correspondant hollandais sa complicité avec la pensée païenne, refusant son syncrétisme pagano-chrétien tout comme l’amalgame entre des traditions hétérogènes que pratique la pensée humaniste, estimant que seules les Écritures doivent présider à la réflexion.

L’anthropocentrisme et l’élitisme de l’humanisme, doctrine qui a peu pénétré les masses, s’oppose au théocentrisme et au caractère populaire de la Réforme135 qui renouvelle la problématique des questions clefs de l’époque : le statut de l’homme, le sens de l’action, les rapports de l’individu à la cité.

Mais le mouvement humaniste n’est lui-même pas monolithique : alors que dans le Nord, il mène une réflexion sur l’homme chrétien, sa condition, son éthique et son salut, le Sud se penche sur la cosmologie et son insertion dans les divers degrés de l’être, ainsi que sur les rapports entre l’homme et l’univers. On peut donc considérer que coexistent deux humanismes : l’humanisme classique et l’humanisme vulgaire.

Sur le plan linguistique, ces deux mouvements marquent profondément la construction des langues stato-nationales :

Mais quels que soient les changements apportés, la Foi dirige la réflexion, la période mêlant indissolublement le philosophique et le religieux136.

C’est sur ce terreau fertile que l’âge classique fondera son oeuvre centralisatrice et institutionnalisatrice. Les États poursuivront l’oeuvre d’assise des philosophes renaissantistes et se doteront de structures propres à rehausser leur éclat, programmatique qui inclut désormais la recherche scientifique. Les travaux des intellectuels au service du pouvoir, qui pérennisent le concordat établit au 14e siècle, ne travaillent plus pour la noblesse et les bourgeois, mais pour rehausser l’éclat de l’État et de la personne royale, lorsque celle-ci lui est associée, comme en France. Les souverains profitent de la brèche créée par les schismes religieux et qui provoque un déclin de l’influence de l’Église. Ce changement de pôle d’influence ne sera pas sans conséquences sur la langue : on assistera à une nationalisation de la culture, et le combat des lettrés se modifiera progressivement. Le latin n’est plus l’hêgemon dont il faut réduire le pouvoir, le champ des affrontements s’étant entre-temps déplacé vers les langues étrangères en phase de création137.

Cette évolution s’articulera autour de cinq grands points :

On ne peut que remarquer la polarité du contexte dans lequel les scripturaires accèdent au domaine scientifique :

Les acteurs de cette lutte adoptent un double langage : les intellectuels et les grammairiens sont des mercenaires qui ne servent qu’eux mêmes et qui fondent des alliances de circonstance pour défendre leur statut ou leur indépendance. Les nationalistes, qui s’opposent au jargon, et les hommes de science, qui sont le relais des clercs, font feu de tout bois pour maintenir leur position. En effet, intervient alors une rupture technologique qui dissocie les hommes de langue des hommes de science.

Notes
135.

L’homme est partagé entre son appartenance à une communauté pieuse où entre en jeu son âme et une appartenance à la cité terrestre où il doit travailler (pour Dieu).

136.

N’oublions pas qu’au 13e siècle, Saint Thomas avait contribué à réconcilier Aristote avec les Écritures.

137.

Même si ce n’est qu’avec la Révolution Française que naîtront réellement les concepts de nationalité et de nationalisme. Cet état de fait est surtout valable en Europe de l’Ouest, beaucoup moins en Europe centrale.