Chapitre 6
Les résistances au gréco-latin en Europe

À partir de la Renaissance, la vague de traduction des textes érudits et sacrés ne constitue plus seulement un moyen d’affirmation d’une nouvelle classe sociale : il devient un acte de construction de la langue. Si le Dialogo delle lingue de Sperone Speroni (1542) exhorte les intellectuels à traduire les textes de philosophie classique, si Giovani Battista Gelli dans le Il capriccio del bottaio (vers 1546) fait de même pour les textes sacrés, les écrits d’apprentissage et les documents légaux, c’est, entre autres dans le but de construire un plus grand lexique138. Ainsi, le traducteur écossais de la logique de Ramus (1574) avance dans la préface de l’ouvrage :

‘Shall we then thinke the Scottyshe or Englishe tongue, is not fitt to wrote any arte into ? no in dede. But peraduenture thou wylt saye that there is not Scottyshe wordes for to declare and expresse all thinges contayned into liberall artes, truth it is : neither was there Latin wordes to expresse all thinges writen in the Hebrewe and Greke tongues : but did Cicero for this cause write no philosophie in Latin ? thou wilt not saye so, lest I take the with a manifest lye. What then did Cicero ? he laborethe in the Latin tongue, as Aristotle before hym did in the Greke, and thou enuious felowe ought to do in thy mother tongue, thinking no shame to borrowe from the Hebrucians and Grecians suche wordes as his mother tongue was indigent of. What, shall we thinke shame to borrowe eyther of the Latin or Greke, more then the learned Cicero did ? or finde some fitt wordes in our own tongue able to expresse our meaning as Aristotle did ? shall we saye be more vnkynde to our natiue tongue and countrey then was thiese men to theirs ? But thou wilt saye, our tongue is barbarous, and theirs is eloquent ? I answere thee as Anacharsis did the Athenienses, who called his Scithian tongue barbarous, yea sayethe he, Anarchasis is barbarous amongest the Athenienses, and so are the Athenienses amongst the Scythyans, by the wich aunswere he signified that auery mans tongue is eloquent ynoughe fot hym self, and that others in respect of it is had as barbarous (cité par Barber, 1975 : 298).’

Le traducteur est conscient du problème qu’il pose. Son texte est émaillé de lexies issues du latin – directement ou par l’intermédiaire du français :

  • lexies déjà intégrées dans le lexique car entrées durant la période du moyen anglais : contain, declare, expresse, eloquent, indigent, laborethe, philosophie,

  • ou lexies contemporaines au texte : amplified (1549), barbarous (1526), decent (1539), extant (1545), manifest (late ME), native (late ME), respect (1542).

Notons également les réfections (peraventure est relatinisé en peradventure) et les calques (artes liberales calqué en liberall arte).

Cependant, il propose également une autre solution :

‘finde some fitt wordes in our own tongue able to expresse our meaning as Aristotle did (cité par Barber, 1975 : 298).’

Et, de fait, dans les pays européens, les deux solutions s’affrontent, ou se complètent.

* En France, ce phénomène, amorcé durant la période précédente, s’accentue : on francise massivement par calque les mots recouvrant les concepts abstraits, les terminologies scientifiques. Un relevé des termes entrés dans la langue entre 1500 et 1600 (de aa à ad inclus) produit un ratio de 23 % de mots apparus durant la période. Sur ces 23 %, 51, 8 % sont empruntés au latin. Les mots empruntés appartiennent quasi exclusivement au vocabulaire intellectuel.

Ces emprunts, au départ spécialisés, entrent progressivement dans le fonds lexical courant. 77 % des éléments du corpus appartiennent à des langues spéciales : l’Église (26 %) et le droit (26 %). Il convient de noter que beaucoup de termes appartiennent aux deux domaines. 42, 6 % d’entre eux appartiennent au domaine scientifique (au sens large, puisque la pharmacie et la médecine sont incluses dans le corpus). Mais si la plupart ne sont adoptés que pour combler des trous lexicaux, d’autres sont à l’origine de doublets, car la tendance est à la relatinisation du vocabulaire.

Celle-ci peut consister en une simple modification orthographique à caractère étymologique :

  • accacie/acacia ; abhorrer/avorir ; abolition/abolucion ; admettre/amettre ; administration/aministracion ; adventif/aventif ; adverse/averse,

ou une relatinisation donnant naissance à des doublets :

  • champ (11e siècle)/camp (fin 15e siècle), champagne (10e siècle)/campagne (16e siècle), chance (12e siècle)/cadence (15e siècle), cheptel (11e siècle)/capital (16e siècle), dîme (12e siècle)/décime (15e siècle), douer (12e siècle)/doter (16e siècle), écouter (10e siècle)/ausculter (16e siècle), féal (12e siècle)/fidèle (16e siècle), entier (12e siècle)/intègre (16e siècle), livrer (10e siècle)/libérer (15e siècle), loyauté (11e siècle)/légalité (15e siècle), métier (10e siècle)/ministère (15e siècle), roide (12e siècle)/rigide (15e siècle), sembler (11e siècle)/simuler (15e siècle), tige (11e siècle)/tibia (16e siècle).

Le système d’agrandissement privilégié reste la formation par dérivation d’une base latine ou grecque :

  • abjectement (1470), abruptement (1495), abstraitement (1579), adhésif (1478), adipeux (16e siècle), adjudicatif (1534), adjudicataire (1430), albuginé (14e siècle), antidater (15e siècle), archiduc (15e siècle), cocontractant (14e siècle), cunéiforme (16e siècle), intercostal (1536), opiat (16e siècle), subcostal (1580).

La formation purement savante restant de fréquence rare (un sondage sur les entrées A, B et C du Dictionnaire des structures du vocabulaire savant ne révèle que 12 % de formants productifs entre le 14e et 16e siècle) :

  • abbatial (15e siècle), animalcule (16e siècle), altimètre (16e siècle), balsamique (16e siècle), cacographie (16e siècle), caséation (15e siècle), capnomancie (16e siècle), cétacé (16e siècle), concentrique (14e siècle), cérébral (16e siècle), cervical (16e siècle), cordial (14e siècle), crassule (14e siècle), cortical (16e siècle), chiromancie (15e siècle), chronologie (16e siècle), cystique (16e siècle), macrocosme (14e siècle), régicide (16e siècle), cutané (16e siècle).

En 1531, Sylvius défend l’équipement par le latin, arguant qu’il est plus proche de la langue primitive. Jacques Chaurand (1969 : 62-64) qui répertorie les types de latinismes entrés dans la langue française présents dans la Deffence et illustration de la langue françoyse de Du Bellay (1549)139, recense des néologismes en rapport avec une activité intellectuelle et littéraire, des relatinisations formelles, des relatinisations internes.

* En Allemagne, on note un taux de 27 % de créations durant la période, dont 42 % d’emprunts au latin. Ce sont essentiellement des emprunts juridiques, pédagogiques. Mais citons également le domaine musical : Dissonanz, Fuge, Kontapunkt, Oktave, Takt.

Citons, pour la lettre A, les emprunts suivants aux langues classiques :

  • Ablativ, Abortus, absolut, absolvieren, abstrahieren, abstrakt, Abstraktum, Abstraktion, Absurd, Absurdität, addieren, addition, administrieren, Administration, adoptieren, Adoption, adressieren, Affekt, Affront, Agent, Aggregat, agieren, Akademie, Akkord, akkumulieren, Akt, Aktie, Aktion, Aktiv, Akzent, Akzeptieren, Alarm, Album, Alchimie, Algebra, Alimente, Alkali, Alkohol, Allianz, Allegorie, Alligator, Almanach, Alt, Alternative, Amalgam, Amnestia, Amphithéater, Analogie, Analyse, Anatomie, Angler, Angina, Animieren, Annalen, Anno, annulieren, Antagonist, Anthropologie, Antipathie, Antiquar, Aorta, Aphorismus, Apologie, Archiv, Aristokratie, Arsenal, Assessor, Asyl, Atheismus, Autodidackt, Autonomie.

Ces mots prennent rapidement les flexions et les déclinaisons de l’allemand. Cette influence latine atteint son apogée à la fin du 16e siècle.

* En anglais : le corpus indique que 23 % des mots enregistrés dans The Shorter Oxford Dictionary (de aa à ad inclus) apparaissent entre le 14e et le 16e siècle. Sur ces 23 % de nouveaux termes, 50 % sont des emprunts aux langues classiques, directement ou via le français.

En effet, à partir du 15e siècle, on constate une tendance massive à l’emprunt au français (38% des nouveaux mots si l’on tient compte du passage par le français de certains mots latins entrant dans la langue anglaise), tendance qui s’accompagne d’un mouvement massif d’importation de mots grecs et latins140. Certains mots français sont même relatinisés, car cette langue jouit d’un statut de langue de culture équivalent à celui du latin. Les termes juridiques et religieux issus des langues classiques entrent massivement dans le lexique anglais, suivant parfois le trajet suivant (à des époques différentes, bien entendu) :

  • grec > latin > français > anglais

La volonté d’enrichissement du vocabulaire est claire et annonce les mouvements de création de la Renaissance, période durant laquelle le prestige dont jouit l’Antiquité conduit à des emprunts massifs au latin :

  • abject, absurdity, to abbreviate, to alienate, allegory, allusion, analogy, antipathy, antithesis, to appropriate, audacious, to benefit, catastrophe, chaos, chronology, compatible, comprehensible, conflagration, to consolidate, conviction, conspicuous, crisis, critic, despicable, destruction, dexterity, dominion, egregious, emanation, to emancipate, emphasis, encyclopaedia, ephemeral, equator, to eradicate, to estimate, to exaggerate, excursion, to exist, expectation, expensive, to explain, external, to extinguish, fidelity, fact, habitual, hereditary, history, homicide, impersonal, insane, to meditate, obsequious, paradox, parasite, parenthesis, pathetic, ponderous, portentous, pretext, proclivity, prodigious, pungent, rational, to separate, to secure, skeleton, species, spirit, stable, sublime, tradition.

Comme en France, on ajoute des lettres étymologiques aux mots pour les relatiniser : descryve > describe, dette > debt, parfit > perfect, vittles > victuals, avantage > advantage. C’est le latin qui fournit beaucoup des préfixes de la période : anti- (1559), dis- (1563), inter- (1597), non- (1414), pre- (1591), self-, un- (exemples empruntés à F. Chevillet (1994 : 96)).

Se heurtant à un trou lexical pour désigner « an excellent vertue where vnto we lacke a name in englisshe » lors de la rédaction de The Governour, Sir Thomas Elyot emprunte un substantif latin, pratique qu’il justifie ainsi :

‘Wherfore I am constrained to vsurpe a latine worde, callyng it Maturitie : wich worde, though it be strange and darke, yet by declaring the vertue in a fewe mo wordes, the name ones brought in custome, shall be as facile to vnderstande as other wordes late commen out of Italy and Fraunce, and made denizins amonge vs (cité par Barber, 1975 : 299).’

Ce court extrait, montre une langue en pleine mutation où on note le poids des emprunts : to constrain, declare et vertue sont des emprunts du moyen anglais au latin, to usurpe et facile viennent du français (1531), l’acception de strange apparaît en moyen anglais tardif, tout comme celle de custome. Seul, to denize (1577) est une création, d’après denizen, emprunté par le moyen anglais tardif au français.

Outre ces emprunts adaptés à la phonétique de l’anglais, il convient de noter des xénismes, très vite intégrés :

  • abdomen, acumen, appendix, caesura, circus, decorum, delirium, exit, genius, hiatus, innuendo, interim, médium, omen, peninsula, spectrum, vertebra, veto.

À noter également l’entrée de lexies grecques :

  • directement (acme, criterion, heterodox, idiosyncrasy, pathos, topic),

  • par l’intermédiaire du latin (anemone, anonymous, bulb, caustic, climax, comma, crisis, critic, cynic, dogma, drama, enigma, idea, idyll, lexicon, museum, nausea, orchestra, scheme, theory),

  • par l’intermédiaire du français (amnesty, archive, chemist, despot, disaster, elegy, energy, hyacinth, labyrinth, nomad, ode, patriot, sceptic, systematic, tome).

La préface de William Caxton à la seconde édition (1484) des Contes de Canterbury est un modèle d’un style où dominent les mots empruntés au français et au latin :

‘Grete thankes laude and honour/ought to be gyuen vnto the clerkes/poetes/and historiographs that haue wreton many noble bokes of wysedom of the lyues/passions/& myracles of holy sayntes of hystoryes/of noble and famous Actes/and faittes/And of the cronycles sith the begynnyng of the creacion of the world/vnto thys present tyme/by whyche we ben dayly enformed/and haue knowleche of many thynges/of whom we shold not haue knowen/yf they had not left to vs theyr monumentis wreton/Emong whom and inespecial to fore alle other we ought to gyue a synguler laude vnto that noble & grete philosopher Gefferay chaucer the whiche for his ornate wrytyng in our tongue may wel haue the name of a laureate poete/For to fore that hys labour enbelysshyd/ornated/ and made faire our englisshe/in thys Royame was rude speche & Incongrue/as yet it appiereth by olde bookes/whyche at thys day ought not to haue place ne be compared among ne to hys beauteuous volumes/and aournate writynges/of whom he made many bokes and treatyces of many a noble historye as wel in metre as in ryme and prose/ and them so craftyly made/that he comprehended hys maters in short/quyck and hye sentences/eschewyng prolyxyte/castyng away the chaf of superfluyte/and shewyng the pyked grayn of sentence/vtteryd by crafty and sugred eloquence/of whom emonge all other of hys bokes/I purpose temprynte by the grace of god the book of the tales of cauntyrburye/in wiche I fynde many a noble hystorye/of euery astate and degre/Fyrst rehercyng the condicions/and tharraye of eche of them as properly as possyble is to be sayd/And after theyr tales whyche ben of noblesse/wysedom/gentylesse/Myrthe/and also of veray holynesse and vertue/wherin he fynysshyth thys sayd booke/wyche book I haue dylygently ouersen and duly examyned to thende that it be made acordyng vnto his owen makyng (cité par Francis, 1967 : 104).’

Les mots en italiques sont d’origine française (18,7 %), les mots soulignés sont apparus durant la période tardive du moyen anglais (10 %). On constate dès lors que la plupart des mots nouveaux sont d’origine latine, via le français.

Comme en français, on crée sur le modèle latin ou grec :

  • le suffixe -ize, imitation du suffixe grec - ιζειν , sert à former des verbes (to anathematize (1566), to apologize (1597), to cicatrize (1563), to bastardize (1587), to gormandize (1548)),

  • on utilise également le suffixe -ate issu du suffixe latin -atus : to actuate (1596), to divulgate (1530), to effectuate (1580), to excitate (1548), to populate (1578) (cf. Taillé, 1975 : 46)141.

Comme à chaque tentative d’équipement d’une langue, apparaît un regain d’intérêt pour les anciens, et surtout pour leur langue, faute de savoir s’y prendre avec les langues modernes

Au 17e siècle, l’influence du latin sur les grammaires des langues reste importante :

  • en Allemagne, la construction de la phrase est calquée sur celle du latin, quelques temps qui ne faisaient pas partie de la structure temporelle de la germanicité sont intégrés (le plus-que-parfait, le futur antérieur), la syntaxe essaie de calquer l’ablatif absolu, la morphologie des déclinaisons s’est renforcée et on adopte plus de rigueur dans les accords et les emplois des antécédents, ce qui fait dire à Franziska Raynaud (1982 : 100-101) qu’elle devient plus structurée, précise et logique, gagnant ainsi en clarté142. Cette influence latine est culminante à la fin du 16e siècle et perdurera au 17e siècle,

  • au 18e siècle, la grammaire de l’anglais se latinise « ...la promotion de l’anglais semble se payer par sa latinisation : fréquence du passif, emploi de la subordonnée infinitive, participe absolu... » (Crépin, 1982 : 59) ; à noter également au chapitre des latinismes syntaxiques, les conjonctions de coordination et les subordonnées143.

La rhétorique latine reste toujours très influente : durant les 16e et 17e siècles, elle est le modèle des poètes allemands. Le mouvement sera plus tardif en Angleterre, où durant le 18e siècle, on adopte l’inversion et le parallélisme, Quintilien et Cicéron demeurant les références en la matière.

Notes
138.

Érasme dira à propos des théologiens :

Leur style regorge de néologismes et de termes extraordinaires (Érasme, L’éloge de la folie, LIII ; 1506-1509 : 64).

Ces néologismes sont issus des traductions d’Avicenne et d’Aristote.

139.

Leur programme, rappelons-le, est double : défendre le français contre l’invasion des mots latins et grecs, et l’enrichir pour le rendre susceptible de rivaliser avec les langues classiques, tout en les imitant.

140.

Emprunts directs ou par l’intermédiaire du latin pour le grec, par l’intermédiaire du français pour le latin ; ce sont des adoptions tant substantivales qu’affixales.

141.

Ce suffixe, issu du participe passé latin, devient en anglais un suffixe servant à former des infinitifs. M. Taillé (1975 : 46) souligne la différence de processus avec le français, langue dans laquelle l’infinitif découle naturellement de l’infinitif, mais il ne donne pas d’explication à ce phénomène.

142.

En fait, la construction germanique était structurée au 1er siècle d’une manière infiniment plus rigoureuse que le latin, et elle a peu évolué depuis, même quand les déclinaisons ont disparu comme dans le néerlandais et certains dialectes. Ce n’est donc pas une meilleure structuration, mais une structuration ethnologiquement autre.

143.

Certaines références citent également une influence précoce du français latinisé sur l’anglais aux 12e-13e siècles.