6. 1. 1. La tendance nationaliste : la création

* En France, dans son Champ Fleury (1529), Geoffroy Tory déplore la vogue de la création spontanée qui sévit alors. Il estime que la langue risque d’être soumise aux caprices du moment, et peste contre les « latineurs » qui utilisent transfreter plutôt que traverser, déambuler plutôt que se promener, quadrivies plutôt que places publiques.

Le terme latiniste (« spécialiste du latin ») apparaît en 1460, et c’est un siècle plus tard (1549) qu’est créé le substantif correspondant latinisme. Ce nom, qui signifie tout d’abord « étude du latin », prend en 1584 le sens de « construction et emploi propre au latin ». Ce glissement sémantique est loin d’être anodin : il illustre, dans la mesure où l’expression latine est désormais matérialisée lexicalement, la place grandissante que prend la langue française dans l’expression, mais aussi la perception du phénomène du calque, comme l’indique le sens « construction calquée d’une construction latine » que ce terme adopte en 1602. Ce phénomène est également perceptible dans l’évolution du terme latiniser (emprunté en 1551 au bas latin latinizare « traduire en latin »), qui remplace le verbe latiner « parler, raisonner » (15e siècle) ; à partir de 1580, il se dit pour « donner à un mot une forme latine », « ‘affecter un parler latin’ » (Montaigne).

Ces écumeurs de latin ne sont pas des ignares, mais des lettrés issus du collège, qui pèchent par excès d’instruction plutôt que par ignorance. Abel Matthieu dans son Devis de la langue francoyse (1559), s’insurge contre les latinismes vulgaires et savants et les équipements effectués aux 14e et 15e siècles dans le but de rivaliser avec les langues classiques. En réaction à l’attitude des humanistes classiques, les poètes de la Pléiade et beaucoup de littérateurs veulent promouvoir la langue française en étendant son lexique par des emprunts aux langues anciennes comme par des apports spécifiquement français. Du Bellay propose de néologiser, mais aussi de réutiliser des archaïsmes (accointance, accoustumance, affiner, affoler, ajourner, antan, anuyter, assener, attour), Ronsard prône les provincialismes, la composition (chèvre-pied, doux coulant, homme-chien, humble fier, large viste, mal-rassis, mère cité, passe-fleur, passe-rage, pied vite, l’air porte-nue, l’été donne-vin, un moulin brise-grain, un mouton porte-laine, la terre porte-grain, porte-or, porte-santé, porte-habits, porte-humains, porte-fruits, porte-tours), et la dérivation qu’elle soit propre (amelette, doucelette, faiblelette, maigrelette, mignonelette, ronsardelette, seulette) ou impropre (l’aller, le chanter, le vivre, le mourir, le liquide, le vide, le frais). La plupart des créations de la Pléiade resteront cependant sans lendemain : elles consistent en un petit nombre de néologismes formés par dérivation ou composition et destinés à enrichir le style poétique. En fait, le travail de ce cercle de poètes est beaucoup plus théorique que pratique. Son apport majeur est à situer au plan conceptuel : travail sur le sens, adaptation aux formes françaises de formes de signification empruntées aux langues anciennes dont la composition « à la française » est le meilleur exemple.

Dans les faits, les dérivations suffixales se multiplient :

  • formation de substantifs :
    • -ade (suffixe provençal) : accolade (début 16e siècle),

    • -aille  : accordailles (1539),

    • -age  : abordage (1553), accrochage (16e siècle),

    • -eté , -té : âcreté (16e siècle),

    • -eur  : abaisseur (1564), aboyeur (1387), accomodateur (1578), accordeur (1325), acquéreur (1385),

    • -ier  : abricotier (1526),

    • -ment : abâtardissement (1495), abêtissement (1552), aboutement (1329), aboutissement (1488), abrègement (1304), abouchement (16e siècle), abrutissement (1586), accommodement (1585), accoudement (1412), accoutrement (1498), acheminement (1555), achoppement (14e siècle), acquiescement (1527), adossement (1432), adoucissement (15e siècle),

    • -oir  : accotoir (16e siècle), accoudoir (14e siècle).

  • À noter également l’emploi de suffixes diminutifs, chers à la Pléiade :
    • -et/-ette (ableret (14e siècle), ablette (1317)), mais aussi de la dérivation régressive (abord (1468)) et de la dérivation impropre (abrégé (1305), accouchée (1321), achevé (1538), accordé (1539), aboutissant (16e siècle), acceptant (1464), acquis (1595), adjoint (1337), adresse (1547)).

  • Formation d’adjectifs :
    • -able, -ible : abordable (1542), acceptable (1468), accostable (1554), achetable (1519), accessible (1355).

  • Formation d’adverbes :
    • -ment : abjectement (1470), abominablement (14e siècle), abruptement (1495), abstraitement (1579), absurdement (1549), abusivement (1495), académiquement (1570), accessoirement (1326), accidentellement (15e siècle), activement (14e siècle), admirablement (15e siècle).

  • Notons également la création de verbes :
    • par l’ajout du suffixe -er sur des substantifs : abîmer (14e siècle), abriter (1489), abuser (1312), adresser (15e siècle), aciérer (1470), actionner (1312), activer (15e siècle), acérer (1348),

    • par dérivation parasynthétique : abêtir (1360), aboucher (16e siècle), aboutir (1319), abrutir (1541), accommoder (1336), accréditer (1553), achalander (1383), acoquiner (1530).

Mais les préfixes sont également actifs ; citons, dans le corpus, le préfixe a-/ad- (abée (1444), abêtir (1360), aboucher (16e siècle), aboutir (1319), abrutir (1541), accabler (1423), accommoder (1336), accouer (fin 16e siècle), accoupler (1360), accréditer (1553), achalander (1383), acoquiner (1530), adresser (15e siècle)).

Ainsi, en observant certains termes du corpus, on constate que la création de vocabulaire fait feu de tout bois :

aboutir 
produit aboutissant (16e siècle), emboutir (1390), embouter (1535).
accorder 
produit accordailles (1539) d’après fiançailles, épousailles (12e siècle) ; accordeur (droit, 1324), désaccorder (1330).
accoster 
(emprunt à l’italien) produit accotoir (16e siècle) et accostable (16e siècle).
cote 
produit côtelette (1393), costal (latin tardif médical ; 1560) à l’origine de intercostal (1536) et subcostal (1580).
bord 
après avoir produit aborder à l’origine de abord (1460), abordable (1542), abordage (1553), produit bordage (1476), bordereau (réfection de bourdrel), bordée (1546, marine), bordoyant (1484), mais aussi déborder (14e siècle), débordé (15e siècle, adjectif), débordement (fin 15e siècle), débord (1556).
coude 
après avoir produit accouder à l’origine de accoudoir (14e siècle) et accoudement (1412), produit couder (1493) et coudoyer (1595).
col 
produit colleter (1580), encolure (1554), accolade (début 16e siècle).
croc 
après avoir produit accrocher à l’origine de accrochage (16e siècle), accroc (1530), accroche (16e siècle), raccrocher (1310), raccroc (1374), il produit crocheter (1457), crocheteur (1440).

* En Angleterre, la période élisabéthaine est une période d’émergence de sentiments nationalistes, qui prennent tout particulièrement la forme d’un protectionnisme linguistique. Phase importante pour la lexicogénie, cette période doit sa fécondité lexicale au dynamisme de la littérature en langue anglaise145 dont les auteurs se perçoivent comme les fondateurs. Les arts du langage prennent une importance nouvelle : on innove, on crée, on imite, on équipe la langue qui souffre d’une absence de vocabulaire propre à l’évocation poétique. Héritiers du mouvement de résistance linguistique de la période normande, ces hommes de lettres envisagent l’enrichissement du lexique sous le mode de l’anglicisation146. En effet, si l’on exclut les mots fonctionnels, plus de la moitié du vocabulaire est d’origine française.

En réaction, on crée des mots anglais alors qu’existe déjà leur équivalent français : abode (1576)/domicile (1477) ; brow (1535)/front (ME) ; calling (1534)/vocation (late ME). Dans certains doublets, c’est le mot anglais qui l’emporte : to hehead/to decapitate, bearded/barbigerous, blindness/cecity, freshness/fraicheur.

Comme en allemand, certains préfixes aspectuels voient l’extension de leur emploi :

  • c’est le cas du préfixe be-
    • to becalm (1559), to bechance (1527), to becloud (1598), to becrown (1583), to bedabble (1590), to bedash (1564), to bedaub (1553), to bedazzle (1596), to bedeck (1566), to bedim (1566), to bedrabble (1440), to befit (1460), to befortune (1591), to befriend (1559), to begild (1594), to begod (1576), to begrace (1530), to begrime (1553), to behappen (1450), to behave (1440), to bejewel (1557), to beknave (1525), to belime (1555), to belord (1586), to bemire (1532), to bemist (1598), to bemoil (1596), to benight (1560), to bepaint (1555), to berate (1548), to beray (1530), to berime (1589), to bescatter (1574), to besot (1581), to bespangle (1593), to bespout (1575), to bestad (1579), to bestain (1559), to betrap (1509), to betrust (1440), to bewonder (1580),

  • ou du préfixe a- ( ad- ) (notons, dans le corpus, environ 23 % de mots créés) :
    • aboard (1494), abode (1593), to abraid (late ME), abreast (1450), acale (1393), accomplement (1587), accomplice (1485), to acoast (1599), to acold (1440), acraze (1549), acrook (1480), across (1480), acry (1593), adaw (1530), admix (1533), ado (1554), adreamed (1556), adry (1599).

Mais beaucoup de formations se font par l’ajout de suffixes transcatégoriels. Citons, entre autres :

  • du verbe vers le nom :-er (abider (1543), abstainer (1535), adder (1580), adopter (1572), advancer (1496)), -ment (aborsement (1540), accomplishment (1460), achievement (1475), acknoledgement (1594)), -ing (ablings (1597), according (1450), acting (1597)).

  • de l’adjectif vers l’adverbe : - ly (abruptly (1590), absolutely (1489), accordingly (1514), actually (1470)).

  • du verbe vers l’adjectif : -ed (accomplished (1475), accustomed (1483), addressed (1595), advanced (1460)).

Ainsi, Ralph Lever dans son The Arte of Reason, rightly termed, Witcraft (1573), crée une terminologie de la logique par calque sémantique :

  • endsay (= conclusio), foresay (= premissae), ifsay (= propositio conditionalis), naysay (= negatio), saywhat (= definitio), shewsay (= propositio), yeasay (= affirmatio) 147 .

Cet auteur – comme John Lyly, Richard Mulcaster et Georges Puttenham – fait partie des défenseurs de la langue anglaise s’élevant contre l’enflure et l’exagération de certains latiniseurs qui utilisent ce que l’on appelle alors les ink-horn terms (jargon d’érudit) comme adminiculation (« aide »), anacephalize (« résumer »), cohibit (« _restreindre »), illecebrous (« beau »), obfuscate (« caché »), temulent (« ivre »). C’est d’ailleurs à cette période qu’apparaît le terme latinism (1570), qui désigne la conformité de style envers un modèle latin, et le verbe to latinize (1589) qui signifie, entre autres, le fait de donner une forme latine à un texte, un mot, une phrase. Débute alors, dans la dernière décennie du 16e siècle, une polémique qui prendra le nom d’inkhorn controversy. La dispute oppose les tenants des emprunts et ceux de la néologie passive ou active148 et se soldera par un compromis entre les deux parties : on rejette certaines créations douteuses, mais on a davantage recours à la composition et à la dérivation qu’à l’emprunt149.

Ce mouvement de défense et illustration n’a cependant pas le lustre de son équivalent français. Dans The Elementaries (1582), Richard Mulcaster note le peu de rayonnement de sa langue hors de l’Angleterre, ce qui ne l’empêche pas d’en clamer l’excellence :

‘I take this present period of our English tung to be the verie height therof, bycause I find it so excellentlie well fined, both for the bodie of the tung it self, and for the customarie writing thereof, as either foren workmanship can give it glosse, or as homewrought hauling can give it grace (...) Whatsoever shall becom of the English state, the English tung cannot prove fairer then it is at this daie, if it maie please our learned sort of esteme so of it, and to bestow their travell upon such a subject, so capable of ornament, so proper to themselves, and the more to be honored bycause it is their own (cité par Crepin, 1967 : 123).’

Ce texte comprend autant de mots entrés dans la langue au moyen anglais qu’au moyen anglais tardif.

Les mots qui pénètrent la langue durant le moyen anglais (simple soulignement) indiquent une part égale de créations (par calque (bycause ; du français par cause), par ajout de sème (find), par dérivation (both ; dérivé de begen), par composition (thereof, whatsoever, bestow, themselves)) et d’emprunts au français ou au latin (present, excellentlie, prove, please, grace, travell, honored).

Les mots entrés dans la langue durant le moyen anglais tardif (double soulignement) marquent un léger recul de l’emprunt au français ou au latin (period, sort, customarie, state, esteme, capable), et une légère progression de la création (par composition (workmanship), par ajout de sème (subject, ornament, proper, verie, writing). L’ajout de sème semble être le procédé privilégié.

Certes, cet extrait est trop court pour en tirer des conclusions valides. Cependant, il est intéressant de noter qu’un auteur attaché à la grandeur de la langue anglaise, et qui fait de la lutte contre les latinismes son cheval de bataille, a un style aussi perméable aux emprunts. Car c’est dans le même ouvrage que Richard Mulcaster dénonce les termes ‘« boroweth daielie from foren tungs, either of pure necessitie in new matters, or of mere brauerie, to garnish itself withall »’ (cité in Barber, 1975 : 300). D’autre part, il convient de noter qu’il associe clairement la langue à la notion d’État (« ‘Whatsoever shall becom of the English state, the English tung cannot prove fairer then it is at this daie ’»).

Parallèlement, certains écrivains tentent d’affirmer l’anglais comme langue littéraire. Parmi eux, Edmund Spenser, inspiré par Pétrarque et Du Bellay, tente de créer des composés sur le modèle français. Sa seconde source d’inspiration est son maître Geoffroy Chaucer, qui utilise volontiers les archaïsmes150. Cet extrait de The faerie queen (1590) fournit quelques exemples des créations à base anglaise151 :

Ere long, they come where that same wicked wight
His dwelling has, low in an hollow cave,
For underneath a craggy cliff ypight,
Darke, dolefull, draery, like a greedy grave,
That still for carrion carcases doth crave :
On top whereof ay dwelt the ghastly Owle,
Shrieking his balefull note, wich ever drave
Far from that haunt all other chearfull fowle ;
And all about it wandring ghostes did wayle and howle.(...)
That bare-head kngight, for dread and dolefull teene,
Would faine have fled, ne durst approchen neare ;
But th’other forst him staye, and comforted in feare.
That darkesome cave they enter, where they find
That cursed man, low sitting on the ground,
Musing full sadly in his sullein mind :
His griessie lockes, long growen and unbound,
Disordred hong about his shoulders round,
And hid his face, through wich his hollox eye
Lookt deadly dull, and stared as astound ;
His raw-bone cheekes, throught penurie and pine,
Were shronke into his jawes, as he did never dyne
(The faerie queen, 1590, 1, IX, 33/35 ; in Ginestier, Hoyles & Shephard : 1985 ; 38-39).

Notons également les mots de création récente par dérivation : craggy (1447), to disorder (1477), unbound (sens apparu en 1531) (draery (OE) et ghastly (ME) sont de formation plus ancienne).

* En Italie, la traduction passe aussi par la néologie, et Giovani Battista Gelli, lorsqu’il invite les Toscans à traduire les textes, suggère l’emploi de néologismes si cela semble nécessaire. Mais comme en Angleterre, une querelle oppose les partisans de l’emprunt au latin à ceux de la création par la voie italienne.

Les deux factions ne sont pas homogènes pour autant, et les partisans de l’emprunt s’entre-déchirent. Ainsi, l’Italie voit éclater une bataille linguistique entre latinistes opposant les cicéroniens et les anti-cicéroniens. La question est de savoir si les auteurs modernes ont le droit d’utiliser un autre vocabulaire que celui de Cicéron, qui, selon ses détracteurs, n’avait pas un parler représentatif du parler romain. Cette querelle franchit les Alpes et on assiste aux mêmes disputes en France (cf. Danielle Trudeau (1992 : 47)). Érasme lui-même est pris à partie ; en réponse aux critiques des cicéroniens italiens qui s’insurgent contre son style barbare, il écrit Le Cicéronien, un dialogue entre Bouléphore (anti-cicéronien), Hypologue et Noposon (cicéroniens). Le philologue hollandais se moque allègrement de ses détracteurs aux yeux desquels «‘ aucun style absolument ne trouve grâce (...) en dehors du style de Cicéron’  » et qui «  ‘considèrent comme la plus grave insulte de refuser à quelqu’un le titre de cicéronien’  » (Érasme, Le Cicéronien, 1528 : 929). Ainsi, Noposon explique que «  ‘pour ne pas commettre (...) de faute par imprudence, j’ai écarté de ma vue tous les autres livres qui sont enfermés dans des coffres et il n’y a absolument pas de place dans ma bibliothèque pour un auteur autre que le seul Cicéron’  » (Érasme, Le Cicéronien ; 1528 : 930)152.

* En Allemagne, le vocabulaire religieux et spirituel du mouvement mystique, qui connut son apogée au 14e siècle, avait constitué un apport lexical non négligeable tant en quantité qu’en qualité (cf. supra, 1ère partie, 5. 4. 1.). Ces créations sont parvenues jusqu’à notre époque, et demeurent dans le vocabulaire religieux et philosophique utilisé par la littérature didactique et les sermons. La langue s’était équipée non seulement grâce à des calques et à la traduction d’expressions latines, mais aussi par dérivation impropre ou suffixation. Il est clair que la substantivation de toutes les catégories linguistiques est un procédé très apprécié des mystiques qui désirent équiper la langue de substantifs abstraits :

Nous avons évoqué précédemment les diverses techniques de formation du vocabulaire :

  • création de substantifs à l’aide des suffixes -keit et -heit  : einformicheit « uniformité » (ein « un » ; form « forme », calque de uniformitas, de unus et formis) ; enpfenclicheit « réceptivité » (enpenfd > empfand « recevoir » ; enpfenclich > empfangligh « réception ») ; gelicheit « égalité (d’âme) » (gelich > gleich « égal ») ; gemeinsamkeit « union » (gemein « commun », gemeinsam « collectif ») ; inwendigkeit « for intérieur » (inwendig « intérieur » ; inwendigkeit « la chose intérieure »), mais aussi -nis (verständnis « compréhension » (verstehen « comprendre »)), -ung (anschouwunge « contemplation » (anschauen « contempler »)) ; schuolunge « formation » (de schule « école ») et -schaft (Eigenschaft « propriété » (eigen « propre »)),

  • création d’adjectifs à l’aide de suffixes adjectivaux : anschaulich « clair, évident » (de schauen « voir », calque de evidens, de ex et video « voir ») ; eigentlich « propre » ; wesentlich « essentiel » (de wesen « être »),

  • utilisation de préfixes (be-, ent-, er-, ver-, zer-, abe-, ane-, uz-, in-) afin de donner l’aspect désiré aux verbes : begreifen « comprendre » (greifen « attraper, prendre » ; eingreifen « comprendre », calque de comprehendere (de prehendo « prendre » et cum « avec »)) ; einleuchten « s’éclairer, paraître évident » (leucht « lumière »; leuchten « éclairer », calque de inclarere) ; einsehen « inspecter, voir à l’intérieur » (de ein « dedans », et sehen « voir », calque de inspicere, de in et spicere « voir dedans »),

  • ce procédé s’applique également aux substantifs : Einfluss « influence » (fluß = flux ; calque du latin influere), Zufall « hasard » (fallen « tomber »; calque du latin accidens, de accido, de ad et cadere « tomber sur »),

  • à noter également les substantivations transcatégorielles pour transcrire les notions philosophiques générales : daz al « l’univers », daz niht « le néant », daz ûzer « l’extérieur », daz wa « le où », daz wâr « le vrai », daz wesen « l’être » (cf. Franziska Raynaud (1982 : 88)).

Comme on peut le remarquer, le procédé privilégié est la dérivation ; Franziska Raynaud (1982 : 88) signale que le substantif Bild a donné naissance à 5 dérivés : bildelich, unbildelich, inbilden, bildelos.

Cependant, beaucoup de créations sont en fait des calques du latin. Signalons également : emanatio = uzvluz, altitudo = hochheit, miraculum = wunderheit, temporalitas = zitheit (cf. Franziska Raynaud (1982 : 88)).

À ce propos, observons un texte de Maître Eckhart :

‘Ein guot frouwe hat umbeliuhtet die stiege ires huses unde hat ir brot niht müezic gezzen. Diz hus bezeichent genzliche die sele, unde die stiege des huses bezeichent die krefte der sele. Ein alter meister sprichet, daz diu sele ist gemachet mitene zwischen einem unde zwein. Daz ein ist diu ewikeit, diu sich alle zit aleine heldet und einvar ist. Daz zwei daz ist diu zit, diu sich wandelt unde manicvaldeget. Er wil sprechen, daz diu sele mit den obresten kreften rüre die ewikeit, daz ist got, unde mit den nideristen kreften rüeret si die zit, unde da von wirt si wandelhaft unde geneiget uf liphaftiu dinc unte wirt da entedelt. Möhte diu sele got genzliche bekennen als die engele, sie enwere nie in den lichamen komen. Möhte si got bekennen ane die werlt, diu werlt enwere nie dur sie geschaffen. Dar umbe ist diu werlt durch si gemachet, daz der sele ouge geüebet unde gesterket werde, daz ez götlich lieht liden mac. Alse der sunne schin der sich niht enwirfet uf daz ertriche, er enwerde bewunden in der luft und gebreitet uf andern dingen, sone möhtes des menschen ouge niht erliden. Also ist daz götliche lieht also überkreftic unde klar, daz der sele ouge niht geliden enmöhte, ez enwerde gestetiget und uf getragen bi materie unde bi glichnüsse unde werde also geleitet unde gewenet in daz götliche lieht (Eckhart « La nature de l’âme » ; in Jolivet et Mossé, 1942 : 448).’

Les termes soulignés sont ceux qui sont apparus durant le moyen haut allemand tardif. Il est clair que le procédé privilégié est la dérivation. On constate dès lors que le mystique utilise très peu de termes latins, si ce n’est le substantif materie, du latin materius.

Ainsi, si l’on observe les termes dotés du préfixe ver- du Etymologisches Wörterbuch des Deutschen, on constate que 28 % d’entre eux sont apparus entre le 15e et le 16e siècle, signe du dynamisme linguistique du moyen haut allemand tardif. Dans le corpus ainsi extrait, on constate que 38 % des créations sont des verbes formés par préfixation aspectuelle en ver- (contre 86 % sur l’ensemble des mots en ver-, la période 15e-16e siècle donnant le jour à 12 % d’entre eux). Si à ceux-ci on ajoute les autres catégories grammaticales formées sur ce mode, on obtient un ratio de 45 % ; la préfixation demeure donc un mode de formation privilégié. Les substantifs sont créés principalement par suffixation (suffixation en -ung (24 %), un autre suffixe (11 %)), la dérivation régressive (4 %) et la dérivation impropre (1 %) demeurant minoritaires.

Au 15e siècle, ce seront les composés (circumposition) qui emporteront la précellence des créateurs. Parmi ceux-ci, il y a bien sûr Luther, très influencé par ses prédécesseurs mystiques.

Le pasteur allemand n’est pas, comme on a pu le croire, l’inventeur d’une langue commune, mais se trouve simplement influencé par les tendances linguistiques de son temps. Ses positions politiques et religieuses le conduisent à lutter contre toute forme de diglossie (i.e. langue commune/dialectes, mais aussi langue commune/latin), qui freinent l’expansion de la foi réformée. Dans ce but, il utilise la langue qui lui est naturelle, mais qui est également la plus répandue, à savoir la langue de la marche de Meissen, comme nous l’avons signalé (cf. supra, 1ère partie, 5. 3. 2.). Cependant, en tant que langue administrative, celle-ci demeure d’un accès difficile à la masse. Luther l’adapte : il retravaille une langue dont la syntaxe et le vocabulaire sont encore empreints de latin, la simplifie, l’assouplit, y introduit des mots et expressions populaires propres à l’appropriation du texte par les lecteurs. Son but étant avant tout l’expression la plus compréhensible et la plus simple, il concentre ses efforts sur le sens et s’impose des normes linguistiques sévères, comme l’éviction de ses propres provincialismes.

C’est donc par la propagation de la langue populaire que Luther joue un rôle prépondérant dans l’histoire de la langue allemande. En cela, il n’est pas un créateur153, mais un homme qui tente d’exploiter toutes les ressources lexicales de l’allemand conformes aux emplois du commun : il puise dans les parlers populaires de la Basse et Moyenne Allemagne (et plus particulièrement dans le thuringien et le haut-saxon).

L’allemand de Luther élève la langue pragmatique de la chancellerie, ainsi adaptée à l’entendement populaire, au rang de langue littéraire : si certains mots ont pu surprendre le lecteur de l’Allemagne du Sud, celui-ci prend rapidement l’habitude de se passer du glossaire que le pasteur saxon a pris soin d’associer aux premières éditions de sa Bible. Les traductions en bas allemand sont également rapidement abandonnées au profit de la version de Luther.

En Allemagne, son travail passe pour exemplaire, y compris pour un grammairien de la stature de Clajus :

‘Praeter cognitionem rerum sacrarum et ad salutem nostram pertinentium, quae in libris Lutheri planissime et plenissime explicantur, disci potest ex iisdem libris etiam perfecta et absoluta linguae Germanicae cognitio, tam indigenis quam exteris nationibus utilis et necessaria154 (Johannes Clajus, Grammatica Germanicae linguae.ex Bibliis Lutheri Germanicis et aliis ejus libris collecta, 1578 ; cité par Tonnelat, 1927 : 140).’

Sa syntaxe, son vocabulaire et son style seront adoptés par les églises et les écoles dans la seconde moitié du 16e siècle (cf. Ernest Tonnelat (1927 : 127-137)).

Les emprunts aux langues anciennes sont cependant majoritaires. Ceux-ci ont avant tout un but pratique : ils permettent d’équiper lexicalement les domaines discursifs jusqu’alors traditionnellement latins, à savoir les sciences, la justice, l’administration. Dans la bouche des humanistes, les expressions gens de latins et pays latins désignent les savants et le monde des savants. Le verbe latiner signifie au 15e siècle « parler, raisonner en général ». Quant à l’expression perdre son latin, elle date de 1566. Les créations sont elles-mêmes largement inspirées du modèle classique : les affixes anglais sont empruntés à la langue de Cicéron par l’intermédiaire du français (-able/-ible, -ate, dis-, -er/-or, -ess, in-, -ion/-ation/-ition, -ise, -ism, -ist, -ive, -ment, mis-, -ous), l’allemand néologise en calquant le latin, et les mots composés chers aux membres de la Pléiade ne sont qu’une tentative de copie du système grec.

Les tentatives d’autonomie linguistique se caractérisent essentiellement par des créations (le recours aux archaïsmes et aux provincialismes demeurant sans réel lendemain) qui ne sont endogènes qu’en apparence. Aux origines de celles-ci, nous l’avons signalé, il y a une volonté d’indépendance politique et religieuse, en Allemagne et en Angleterre, et l’affirmation culturelle par la création littéraire en France, et dans une moindre mesure, en Angleterre. Les enjeux d’une lexicogénie autochtone y sont avant tout symboliques, car quelle différence y a-t-il entre comprendre un mot créé par calque ou métaphore, et un emprunt ? Émergent alors les notions de style et d’éloquence en langue vulgaire auxquelles Luther lui-même, fier de son travail lexical, n’est pas insensible : il ne cesse de railler les adaptations à la langue suisse de son Lutherdeutsch. Les principaux tenants de cette dignité nouvellement accordée à la langue, les humanistes, sont également les artisans du retour de la rhétorique classique, et leurs critères stylistiques sont avant tout puisés à la source gréco-latine. L’émergence d’un système de valeur, basé sur la différenciation des styles, et donc des discours, est la conséquence de l’accession des langues locales à un nombre croissant de types de discours.

La tendance nationaliste demeure minoritaire. Les intellectuels, ardents défenseurs de leur langue, ont été formés à l’université, et y ont appris les langues anciennes. Maître Eckhart préparait ses sermons en latin puis les traduisait en allemand, John Wyclif était mal à l’aise dans ses traductions. Le principal objectif didactique de ces centres de formation, objectif que l’on peut estimer atteint, est de donner à l’apprenant une aisance équivalente à celle d’un latinophone natif. La pratique de la construction intellectuelle est majoritairement attachée à l’expression latine, et c’est en latin que Dante écrit le De vulgari eloquencia 155 : comme il a été formé à l’école de la scolastique, le moyen d’expression le plus naturel demeure pour lui la langue de Rome, parfaitement adaptée à la construction intellectuelle156. D’autre part, la tendance à l’emprunt ne se fait pas au nom d’une réflexion linguistique, d’une réelle standardisation, bien au contraire. C’est parce que certains traducteurs se heurtent aux trous lexicaux ou aux vides conceptuels, qu’ils se contentent d’adapter à leur langue les items latins.

Mais, pour autant, l’équipement des langues stato-nationales grâce à des outils internes est loin d’être anecdotique : si les cas anglais et allemands constituent des extrêmes, ils ne sont pas uniques. Rappelons-le, dans la seconde moitié du 16e siècle, on s’élève contre les écumeurs de latin, qui écorchent les mots157. Geoffroy Tory, Charles de Bovelles, Étienne Pasquier, Sylvius, prônent l’emprunt, mais soulignent qu’il faut utiliser ce procédé avec circonspection. Il convient d’éviter d’italianiser ou de latiniser impunément, et de respecter la structure du français en n’empruntant que les vocables susceptibles de s’intégrer. Cette volonté d’épuration, qui annonce dans certains pays la doctrine du Bon Usage, ne se limite pas aux seuls latinismes : elle touche aussi les provincialismes, les archaïsmes, comme ceux de Chaucer en Angleterre. Mais en l’absence d’outils de référence qui permettent aux auteurs de discerner ce qui est en droit d’appartenir au vocabulaire et ce qui ne l’est pas, ces déclarations demeurent sans effet.

Notes
145.

Shakespeare est notamment à l’origine d’un grand nombre d’innovations lexicales.

146.

I will not reach above the time of King Edward the Third and Richard the Second for any that wrote in English metre, because before their times, by reason of the late Norman Conquest, which had brought into this realm much alteration both of our language and laws, and therewithal a certain martial barbarousness, whereby the study of all good learning was so much decayed as long time after no man or very few intended to write in any laudable science : so as beyond that time there is little or nothing worth commendation to be found written in this art (George Puttenham, The art of English poesy, 1589 ; cité par Burrow, 1969 : 49).

Il estime d’autre part que Chaucer supporte la comparaison avec les auteurs latins et français.

147.

Certains d’entre eux seront utilisés, mais la plupart de la terminologie logique en langue anglaise est composée de formants ou d’emprunts latins et grecs.

148.

Comme en France, le 16e siècle anglais propose trois possibilités d’expansion du lexique : les emprunts aux classiques, la création par affixation et composition, la réutilisation des mots obsolètes et l’adoption de mots issus du dialecte.

149.

Cependant, comme le souligne R. C. Alston, le mouvement de défense et illustration de la langue anglaise n’a pas l’éclat de ses contemporains français et italien :

Sir Thomas Elyot did, it is true, produce a « defense » of poetry in Book I of his Boke of the Governour (1531), and it is true that Thomas Linacre was a most learned and universally respected scholar (though he produced little), but the brilliant circle that Erasmus eulogised – Grocyn, Latimer, Colet and Linacre – make a slight showing by comparison with the solid achievements of Italian and French scholarship in the sixteenth century. And criticism in England has to wait for Sir Philip Sidney’s Defence of Poesie (1595) before it has a real point of departure. Furthermore, as is well known, the Defence represents a direct importation of ideas current earlier in the century in Italy. And Puttenham’s Arte of English Poesie (1589) – of which C.S. Lewis has said : « It cannot even be claimed that Puttenham’s taste compensates for his lack of science » – is certainly no match for a work like Claude Fauchet’s Receuil de l’origine de la langue et poésie françoise (1581) (Alston ; 1975 : 335).

150.

S’il est un auteur qui marque la langue anglaise, c’est Chaucer. Traducteur du Roman de la Rose de Guillaume de Loris et de Jean de Meung, cet anglais d’esprit italien puise dans le lexique péninsulaire et roman, mais pas seulement. Il utilise volontiers les termes archaïques (soulignés dans le texte) comme l’indique ce prologue aux Contes de Canterbury :

Whan that Aprill with his shoures soote

The droghte of March hath perced to the roote,

And bathed every veyne in swich licour

Of wich vertu engendred is the flour ;

Whan Zephirus eek with his sweete breeth

Inspired hath in every holt and heeth

The tendre croppes, and the yonge sonne

Hath in the Ram his halve cours yronne,

And smale foweles maken melodye,

That slepen al the nyght with open ye

(So priketh hem nature in hir corages) :

Thanne longen folk to goon on pilgrimages,

And palmeres for to seken straunge strondes,

To ferne halwes, kothe in sondry londes ;

And specially from every shires ende

Of Engelond to Caunterbury they wende,

The hooly blisful martir for to seke,

That hem hath holpen whan that they were seeke

(Chaucer, The canterbury tales, (1386-1400), Prologue, lignes 1-18 ; in Ginestier, Hoyles & Shephard ; 1985 : 23).

Une recherche systématique des mots employés dans ce texte (à l’exclusion des mots fonctionnels, peu représentatifs) indique que 60 % des mots (soulignés dans le texte) de cet extrait sont issus du fond de l’ancien anglais.

151.

Ces formations sont soulignées dans le texte : bare-head (1530), balefull (1579), chearfull (1460), darkesome (1530), raw-bone (1593) (underneath (OE) et dolefull (ME) sont de formation plus ancienne).

152.

Malicieusement, il fait dire à Bouléphore qu’il n’existe pas chez Cicéron toute la terminologie nécessaire au discours religieux.

153.

Notons quelques termes dont la première occurrence est une des versions de la Bible de Luther : Ablaßprediger, abweg, beherzigen, belfern, butterbam, berücken, berufen, gottern, gottsellig, halsstarrig, lüstern, verfassen, verselich. Mais comme le souligne Ernest Tonnelat (1927 : 136), cela ne prouve pas que Luther en soit le créateur.

154.

Outre la connaissance des choses sacrées et relatives à notre salut, qui sont exposées de la façon la plus claire et la plus complète dans les livres de Luther, on peut encore puiser dans ces mêmes livres une connaissance parfaite et achevée de la langue allemande ; tant pour les indigènes que pour les nations étrangères cette connaissance est utile et nécessaire (Tonnelat, 1927 : 140 n.).

155.

Ceci constitue un fait coutumier de la période qui nous occupe, mais aussi de la période suivante : ardent défenseur de la langue allemande, Leibniz écrira cependant en français et en latin.

156.

Mais aussi à la communication nationale (n’oublions pas le morcellement linguistique italien). Signalons également le cas de Montaigne, qui, dans les Essais (II, 2), signale qu’il parle mieux le latin que le français.

157.

Cependant, certaines terminologies sont entrées dans les moeurs : dans les Écritures Saintes, les tentatives pour remplacer Holocauste par brûlage et cène par souper n’ont pas de succès. À ce propos, Calvin adopte les emprunts, ce qui peut paraître paradoxal, mais s’explique par le fait que le théoricien qu’il est connaît l’importance du vocabulaire conceptuel et adopte ainsi une position proche des premiers traducteurs de la Bible (cf. supra, 1ère partie, 1. 2.).