6. 1. 2. L’inventaire lexicographique

En effet, les aménagements du lexique, la mutation importante qu’il a subie, son expansion continuelle, posent bientôt le problème de son inventaire et de sa stabilisation.

Durant toute la période, apparaissent en Italie des glossaires à visée pragmatique et à but pédagogique. Bien que la langue vulgaire y prenne une place prépondérante, ils demeurent imprégnés du modèle latin. Cette lexicographie, attachée à la lutte pour l’unité linguistique, participe à la normalisation de la langue écrite. Parallèlement, apparaissent en Allemagne des recueils latin/langue vulgaire essentiellement destinés à un public de laïcs instruits – ou détenteurs de charges officielles – et aux membres du clergé séculier. Citons, à titre d’exemples, le Vocabularius Ex quo de Frieschte Closener (antérieur à 1384), premier lexique allemand/latin et le Vocabularius quadriidiomaticus de Dietrich Engelhus (1400). L’anglais se dotera de son premier lexique avec l’oeuvre de Geoffroy Grammaticus (1440) : le Promptorium ou Promptuarium Parvulorum ; Antonio de Nebrija donnera en 1492 le Diccionario latino-español et en 1495 le Vocabulario español-latino ; en Italie, le Vocabularium vulgare cum latino apposito de Nicola Valla de Grigenti paraîtra en 1500.

Une étape importante dans l’histoire de la lexicographie vulgaire est franchie avec l’apparition du second vocabulaire de Nebrija, qui constitue le premier « retournement » de dictionnaire. Claude Buridant (1986 : 20) signale que ces ouvrages vulgaires/latin, bien qu’ayant toujours pour objet l’étude du latin, prouvent que les langues vulgaires peuvent désormais être prises comme langues de référence.

Débute alors la période des grands dictionnaires comme le Thesaurus de Robert Estienne (1531) qui connaît un immense succès et sert de modèle à l’Europe entière. Ces dictionnaires, comme tous leurs semblables, sont des ouvrages bilingues, mais, fait remarquable, ils se veulent, contrairement à leurs prédécesseurs médiévaux, un panorama exhaustif du lexique (si tant est qu’un dictionnaire puisse être exhaustif).

Aux dictionnaires bilingues « retournés », succèdent peu à peu ce que Bernard Quemada (1972) appelle les faux dictionnaires bilingues – qui réservent une place de plus en plus importante à la définition du mot et aux informations sur les langues – et constituent le chaînon manquant entre la lexicographie bilingue et la lexicographie monolingue. Citons pour exemple l’article « Bière » du Thrésor de la langue françoise de Jean Nicot (1606), continuateur de Robert Estienne :

Bière : signifie ores ce coffret de bois, large par un bout ou estroit par l’autre, où l’on enclôt le corps d’un trespassé pour estre porté et mis en terre, Capulum/./ Ores Biere signifie cette manière de boisson usitée es pays froids qui n’abondent en vin. Zytum (exemple emprunté à Quemada, 1972 : 107).

Ainsi au Dictionarium latino-gallicum, dictionnaire latin/français de Robert de 1538, succède le Dictionnaire françois-latin (1539), un dictionnaire français/latin dont le corpus intègre, fait majeur, des néologismes d’auteurs contemporains. Cet ouvrage servira de base aux dictionnaires bilingues langues scripturaires/latin de l’Europe entière et restera la référence principale jusqu’à la création du Vocabulario della Crusca (1612)158, mais aussi jusqu’au Dictionnaire françois de Pierre Richelet (1680).

Dans le second quart du 16e siècle, fleurit en Italie une littérature lexicographique semi-bilingue dont nous ne citerons que le Vocabolario, grammatica e orthografia della Lingua volgare (1543) d’Alberto Acarisio, le Ricchezze della lingua volgare (1543) Francesco Alunno, et dont le but essentiel est de décrire le vocabulaire toscan du 14e siècle.

La programmatique lexicographique, outre son caractère pragmatique et son but inventorial, vise également la fixation de la langue, tâche qu’elle remplit avec succès. Mais un tel projet ne peut aboutir en se préoccupant du seul lexique : l’usage correct du latin, préoccupation mise au goût du jour par les humanistes se transpose petit à petit aux langues vulgaires. Ainsi, dans son Arte Grande, Gonzalo Correas revendique le droit à un standard, une norme, pour le castillan pur ; dans Prose della volgar lingua (vers 1525), Pietro Bembo, pourtant brillant latiniste, explique que l’italien doit être préféré au latin comme langue nationale, et que, constituant un concurrent sérieux pour la langue ancestrale, il doit être traité avec le même respect. En France, Louis Meigret estime que le français s’est affranchi du latin et possède ses propres règles ; il s’élève donc contre les abus des réfections des savants étymologiseurs. La Gramática castellana (1588) de Cristóbal Villalón, seconde grande grammaire théorique de l’espagnol, a une double visée : rendre la grammaire espagnole indépendante de la grammaire latine et modeler l’usage des langues vulgaires. Les besoins en rédacteurs des administrations étatiques et la volonté de rénover les Belles-lettres entraînent une résurgence des études grammaticales en langue vulgaire, et ceci afin de créer une grammaire à but pratique dont les deux fers de lance seraient la rhétorique et le corpus des auteurs classiques latins.

Notes
158.

Le Vocabolario della Crusca est le premier dictionnaire à faire un inventaire complet d’un lexique national. Il est souvent avancé que les traductions latines et grecques associées à chaque entrée du dictionnaire ne servent qu’à « démontrer, par une confrontation systématique, que la langue italienne était aussi riche que ses rivales » (François, 1972 : 154). Il est clair que le plurilinguisme de l’ouvrage ne correspond qu’à une convention du temps, le réel objet du travail lexicographique de l’Accademia étant l’inventaire et la codification de la langue toscane, comme l’indique son titre, et le programme de l’institution qui lui donne le jour.