6. 2. 2. L’autonomie nouvelle de la grammaire

Parmi ces hommes de lettres qui font de l’instauration d’une langue nationale l’un des outils de consolidation du pouvoir, il convient de citer Antonio de Nebrija. Soutenu par la reine, il donne sa première grammaire au castillan, la Gramática de la lengua castellana :

Il est probable que Nebrija, (...) s’était rendu compte du danger de désintégration dialectale qui pourrait menacer le castillan devenu par la suite des événements politiques (la Reconquête presque terminée, la réalisation d’un royaume uni) la langue officielle d’un grand pays ayant un fort besoin de codification linguistique. Sans doute a-t-il vu dans une unification de la langue une expression de l’unité politique récemment créée. L’intérêt manifesté par la reine Isabelle pour les efforts de Nebrija montre qu’il y avait derrière le pouvoir politique un besoin d’unité d’expression (Malmberg, 1991 : 157).

En effet, Antonio de Nebrija affiche trois objectifs à sa grammaire : fixer la langue afin qu’elle n’évolue pas trop vite, faciliter l’apprentissage du latin aux enfants, et permettre aux étrangers d’apprendre le castillan. À ces déclarations d’intention qui relèvent du topos grammatical, coexistent des buts en liaison directe avec le pouvoir : doter la langue d’un outil linguistique permettant de convertir et donner des lois aux peuples nouvellement conquis, assurer la pérennité des récits sur la Reconquista et le mariage des rois catholiques.

La première grammaire du français écrite par un français, In linguam Gallicam Isagoge, unà cum eiusdem grammatica latino-gallica ex Hebraeis, Graecis et Latinis authoribus, est rédigée par Sylvius en 1531. Celui-ci estime que le meilleur usage est celui qui se rapproche le plus de la langue de Cicéron, et insiste sur la nécessité de la latinisation du français. Louis Meigret attaque ses théories au nom du respect de l’usage. Il donnera en 1550 le Tretté de la grammere françoese, première grammaire du français rédigée en français, et indépendante de la grammaire latine. En 1565, Ramus dans le Traicté de la conformité du langage françois avec le grec, réclame l’indépendance des grammaires non latines162, mettant ainsi fin à un mouvement important, qui, durant le 16e siècle, ne différencie pas les grammaires latines et françaises.

Le travail d’hommes tels que Louis Meigret permet à la grammatographie de franchir une nouvelle étape, et de ne plus être attachée aux langues anciennes ; il semblerait qu’on accorde aux langues un fonctionnement propre. Car la grammaire d’Antonio de Nebrija constitue jusqu’alors une exception : première grammaire complète d’une langue vulgaire (1492), elle est la seule à prendre ses distances envers le modèle latin, et à ne pas reprendre les catégories grammaticales classiques, son auteur ayant créé une terminologie spécialement adaptée à la langue espagnole. Cependant, à l’instar de ses consoeurs, elle ne représente qu’un placage des structures grammaticales latines163 sur une langue vulgaire, ce qui n’est pas sans poser certains problèmes pour expliciter des phénomènes inexistants dans la langue de référence. Jean-Claude Chevalier (1968) avance que les difficultés que pose à Jules-César Scaliger l’absence de métalangage grammatical conduisent ce dernier à orienter ses recherches dans cette direction. En effet, comme le souligne l’auteur de l’Histoire de la syntaxe :

‘la nomenclature devient une forme qui organise les analyses et oppose une puissante force d’inertie aux démarches nouvelles réclamées par un donné nouveau (Chevalier, 1968 : 185).’

C’est seulement en 1570, avec les travaux d’Henry Estienne et la Grammatica Gallica d’Antoine Cauchie (1570-76) que la nécessité d’un nouveau classement des faits de langue apparaît, et que les catégories grammaticales sont arrachées à la tyrannie latine :

‘Les grands grammairiens sont des grammairiens du latin et ils sont espagnols comme Sanctius, allemands, néerlandais comme Scioppius ou Vossius, mais pas français. Ajoutons ceci : l’emprise du latin est si forte sur le mouvement intellectuel qu’on ne peut pas en tenir très largement compte ; dans la formation de la grammaire française, des grammairiens comme ceux que nous avons cités vont jouer un rôle considérable ; si Ramus inspire nombre d’analyses du français publiées en Allemagne ou en Angleterre suivant les canaux du protestantisme, les grammairiens français s’inspireront au moins autant de Sanctius ou de Scioppius. C’est que la réforme apportée par les analystes du latin est considérable (Chevalier, 1968 : 333).’

En effet, orientées principalement vers l’orthographe, qu’elles veulent normaliser, et préoccupées de morphologie en raison de leurs origines latines, les grammaires abordent peu le problème de la syntaxe si ce n’est pour résoudre certains problèmes d’ordre morphologique. Elles sont le fruit de la projection d’un cadre analytique et terminologique latin sur les scripturaires, et se voient associées des discussions sur l’usage et la fixation de l’orthographe.

Le métalangage alors en usage, majoritairement emprunté au latin, illustre cet état de fait :

L’analyse des grammaires françaises de Jean-Claude Chevalier est pleinement valide pour l’ensemble des langues européennes alors en formation164 :

‘grammaires de praticiens enseignant une langue tenue pour inférieure, mais de praticiens qui ne peuvent pas ne pas tenir compte du système de pensée dans lequel ils baignent, système si contraignant qu’il faudra deux siècles de 1530 à 1750 pour qu’on passe d’une copie du système latin à une analyse autonome du système français (Chevalier, 1968 : 412).’

Ainsi, l’auteur de l’Histoire de la syntaxe souligne que Ramus prend en compte le fait que ses lecteurs sont latinisants, et invite « ‘les étrangers à (...) apprendre [le français] aussi curieusement que nous apprenons en nos escolles le Grec et le Latin’ » (Gramere, préface de l’édition de 1572, cité par Chevalier, 1968 : 285).

La volonté des intellectuels n’est pas le seul facteur de normalisation des langues vulgaires. L’écrit, mais surtout l’imprimerie165, en l’absence de ces outils de régulation graphique que constituent les dictionnaires et les grammaires, mettent au jour cette nouvelle nécessité de normalisation et de régularisation des graphies et des tournures. Ainsi l’invention de Gutenberg oeuvre à une certaine uniformisation linguistique de l’Italie : centrée à Venise, et à la recherche d’un plus grand lectorat, elle provoque la création d’une forme intermédiaire de la langue, où les variations dialectales seront rejetées. Cette langue intermédiaire des imprimeurs n’est pas un phénomène spécifiquement péninsulaire, et dans d’autres pays, elle est souvent soutenues par des auteurs influents. Ce centralisme linguistique se fera alors l’écho du centralisme politique dans les autres pays d’Europe où l’unification, moins tardive, sera concomitante de la montée des langues européennes. La question grammaticale, lieu de légitimation et de justification du pouvoir par la langue, en fait émerger une seconde : quelle variante décrire et proposer comme modèle ?

Notes
162.

Bien qu’il soit lui-même fortement influencé par le latin.

163.

Peut être est-ce parce que Nebrija, formé à la méthode humaniste en Italie, est un fervent admirateur de Valla, lui-même ardent latiniste.

164.

Dans la préface de sa Grammaire (1572), Ramus signale que son ouvrage peut servir de modèle à « toutes les nations voysines qui sestudient a mettre en art leur langue » (cité par Chevalier, 1968 : 285).

165.

D’autant plus que bon nombre d’imprimeurs sont aussi grammairiens.