6. 3. 1. L’approche sociolinguistique

En France aussi, l’usage prend ses sources dans le combat des lettrés du 16e siècle en faveur des langues vulgaires : le Champ Fleury (1529) de Geoffroy Tory est le premier appel à la constitution d’une norme. Le milieu des éditeurs-imprimeurs, auquel appartient Geoffroy Tory (son ouvrage n’est pas une grammaire mais un traité de typographie), mais aussi les Estienne, joue un rôle particulièrement actif dans le projet normatif. En effet, la fixation d’une graphie est concomitante à la duplication mécanique. Comme le souligne Danielle Trudeau (1992 : 85), les imprimeurs-éditeurs sont en relation constante avec le Parlement et la cour pour obtenir leurs privilèges ou la protection du roi contre les théologiens susceptibles de condamner leurs parutions. Ils y trouvent également leurs auteurs et leur clientèle. C’est donc en toute logique que le style qu’ils légitiment est celui de la cour administrative et du parlement ; celui-ci, empreint de latinismes, est considéré comme le modèle linguistique de la langue d’État. Au milieu du siècle, la notion d’usage, fondée sur la raison, que les grammairiens empruntent à leurs prédécesseurs latins, apporte une légitimation supplémentaire à la norme savante. Danielle Trudeau (1992 : 46) estime à ce propos que les intellectuels soutiennent la thèse du caractère social du langage afin de mieux asseoir leur pouvoir sur les classes dominantes. En effet, prouver aux souverains l’importance politique de la langue revient à s’imposer comme leurs auxiliaires incontournables. Comme le souligne Pierre Swiggers, cette réflexion d’ordre sociolinguistique découle de la politisation des langues :

‘dès que celles-ci [les langues] sont perçues comme un instrument du pouvoir, il importe de situer le lieu de justification et de légitimation du pouvoir. Et ce pouvoir est devenu d’autant plus important que l’imprimerie rend une langue stable, au-delà des limites spatiales et temporelles (Swiggers, 1997 : 164).’

Dès lors, quel lieu de justification et de légitimation se choisiront les intellectuels si ce n’est le leur ? Dans ses Recherches de la France, Étienne Pasquier critique clairement la langue de la cour, et la prétention de ce milieu à vouloir régir la langue, alors qu’il est exempt de tout intérêt pour les valeurs intellectuelles (cf. Danielle Trudeau (1992 : 66)). Dès le milieu du 16e siècle, les grammairiens français visent à légitimer le style des administrateurs, et l’idéologie linguistique humaniste tend à justifier l’usage des milieux intellectuels et bourgeois. La notion d’Usage supplante peu à peu le latin dans son rôle de partition du champ discursif, principe organisateur de la société du temps. Le facteur structurant n’est plus une langue, mais un usage dont ils sont les instigateurs, et qui leur sert de signe d’appartenance :

‘Les intellectuels humanistes offrent aux robins et aux bourgeois cultivés une idéologie de la langue qui leur permettra de se distinguer à la fois de la noblesse traditionnelle et du peuple. Ils les comprennent d’autant mieux que leur situation est similaire. Venus de milieux sociaux et géographiques divers, parlant souvent un dialecte dont ils conservent les inflexions, activement impliqués dans la vie publique ou retirés dans leur province, ces intellectuels ne parviennent pas à constituer un milieu distinct, extérieur à la hiérarchie des ordres. En lui proposant un transfert idéologique, les intellectuels permettent à la bourgeoisie d’accomplir sous les oripeaux romains un transfert de classe qui prend un temps beaucoup plus long dans le système des ordres. En même temps, le discours linguistique se trouve satisfaire le désir de reconnaissance des intellectuels (Trudeau, 1992 : 84).’

Ainsi, Doron et Théodore de Bèze revendiquent le droit, et même le devoir, à la différenciation linguistique. La puissance que leur donne leur position supérieure dans la société autorise les doctes à se distinguer de l’usage du peuple.

Cependant, des voix, comme celle de Montaigne, s’élèvent contre un lexique incompréhensible du plus grand nombre et caractérisé par une latinisation excessive. Entre tous les usages, Ronsard distingue celui de la cour qui tend à prendre le pas sur celui du Parlement. Sous Henri III, on raille le style du Palais. Au fil du siècle, le pouvoir législatif des grammairiens s’étiole :

‘le milieu courtisan jouit, au XVIe siècle167, d’un prestige linguistique supérieur à celui des « savants » et des « messieurs de Palais ». Ces deux derniers groupes, forts de leur connaissance de la langue et de l’étymologie, ont beau proclamer qu’ils détiennent l’autorité légitime sur la langue, en pratique leur jugement demeure sans effet en dehors des cercles très restreints d’écrivains et d’érudits disséminés à travers la France. En fait, en matière de langue, c’est toujours la cour mondaine qui donne le ton. Quinze ans auparavant, quand les intellectuels dominaient le champ linguistique, le discours sur le bon usage semblait obéir tout entier à des ambitions esthétiques et logiques, et ignorer la pratique des classes dominantes. (...) il [Robert Estienne] doit maintenant employer l’argument de l’usage commun pour renforcer la légitimité de la position savante (Trudeau, 1992 : 129).’

A partir de 1560, la doctrine savante va donc être peu à peu amenée à composer avec la norme spontanée, garante d’une unité linguistique où tout écart par rapport à l’usage commun est critiqué.

Reprenant cette tradition critique, dont l’objet est le comportement linguistique des élites sociales, Malherbe appliquera ce principe au champ littéraire (cf. Danielle Trudeau (1992 : 142)). Trait d’union entre la conception renaissantiste et le Classicisme – il a suivi la Pléiade, et sa pensée préfigure la doctrine de l’Usage – il propose de débarrasser la langue littéraire des excès du siècle précédent.

Car le projet de Malherbe est avant tout un projet littéraire, et non un projet linguistique : les mots bas sont rejetés du style sublime, non de la langue. Ainsi le vocabulaire du corps est acceptable pour la plèbe, mais à exclure de la poésie amoureuse. Sa doctrine ne repose en aucune façon sur un commentaire des valeurs sociales ou esthétiques des mots ; ce sont les détournements de sens, les déformations d’expressions qui sont condamnés.

Notes
167.

Il s’agirait plutôt du dernier tiers du 16e siècle.