6. 3. 1. 1. La doctrine de l’usage : l’habitus oral

Cependant, de cette notion d’acceptabilité sémantique forgée par Malherbe découle peu à peu la notion de sociolecte :

‘L’esthétique littéraire et linguistique de la nouvelle école poétique redouble le discours social en traduisant en termes de styles les normes de conduite qui tendent à distinguer l’élite sociale du peuple. (...) Il établit l’alliance de la hiérarchie des styles et de la hiérarchie sociale, de la littérature sublime et de l’éthique de l’Honnête Homme qui est en train de se constituer à la même époque (Trudeau, 1992 : 153).’

En effet, dans sa recherche de ce qui convient au style élevé, Malherbe en vient peu à peu à rechercher ce qui convient à la conduite de l’Honnête Homme :

‘le mot « idéal » est inconvenant quand on s’adresse à une dame en poésie, parce qu’il évoque de trop près la philosophie, c’est-à-dire l’École, l’Université, l’érudition (Trudeau, 1992 : 154)168.’

Car, au nombre des catégories sociolexicales exclues du style pur, on compte les latinismes mal assimilés, qu’il juge pédants et obscurs.

Si certains éléments du vocabulaire ne peuvent être prononcés devant une dame en poésie, ils ne peuvent qu’être rejetés de la conversation. S’établit alors une norme sociale, qui respecte la bienséance – exclusion des mots sales (allumer au sens d’exciter, barbier) et bas (muguet, oindre, onguent, poitrine) – et participe de l’éthique sociale, mais qui donne ainsi naissance à une uniformisation du discours (exclusion des provincialismes, archaïsmes et mots techniques)169. C’est ainsi que s’élabore peu à peu la notion de langue unitaire, qui redouble la notion d’unité de la nation :

‘sans avoir l’intention de fabriquer une langue pour la cour, puisqu’il travaille essentiellement dans le domaine littéraire, Malherbe s’appuie cependant pour définir le style noble sur des arguments sociaux qui révèlent que le mouvement est déjà amorcé, que la pratique conformiste s’établit parmi les membres de l’élite, et que la distinction se définit de plus en plus comme une habileté supérieure à dissimuler tout ce qui individualise plutôt que comme le culte de la singularité (Trudeau, 1992 : 154-155).’

Le crédit du poète vieillissant atteint son point culminant dans les années 1610, période où, sous son influence, l’érudition perd son statut de valeur reine. Il place alors la référence dans la bouche des gens simples, des emblématiques « crocheteurs du port au foin », qui ne se plient pas aux caprices de la mode. En réaction au style baroque, il dit préférer la plèbe aux poètes pour connaître la langue, ces derniers s’autorisant certaines licences grammaticales et lexicales qui ne sont en aucune façon représentatives de l’usage commun. Le parler de la plèbe est envisagé comme lecte commun – en ce qu’il s’oppose à la langue des poètes et des pédants – et non comme un sociolecte.

Vaugelas héritera de la notion d’habitus linguistique élaborée, entre autres, par Malherbe, et modifiera celle-ci jusqu’à en faire une instance restrictive. Alors que Malherbe parlait d’usage, Vaugelas parle de Bon Usage ; la notion globale, unificatrice du vieux poète va se transformer peu à peu. L’usage de référence n’est plus celui du plus grand nombre («  ‘il sera toujours vrai qu’il y aura un bon et un mauvais usage, que le mauvais sera composé de la pluralité des vo’ ix » (Vaugelas, Remarques sur la langue Françoise, Préface non paginée, article X ; 1647), dans la mesure où il exclut les classes populaires des catégories de référence («  ‘Selon nous, le peuple n’est le maître que du mauvais usage’  » (Remarques sur la langue Françoise, Préface non paginée, article VIII, 2 ; 1647))170. Comme Malherbe disait préférer la populace aux poètes, Vaugelas déclare préférer les femmes aux savants. En effet, les femmes sont un des premiers modèles de l’honnêteté, car elles bénéficient d’un avantage : elles ne font pas d’études, ne sont donc pas gâtées par les livres. Quant à leurs qualités, tant vantées par les théoriciens de l’Usage, elles les auront acquises par la conversation, la rêverie, ou par une pratique de lecture qui n’est ni érudite, ni pédante171 :

‘Rachet ou Rachat : [...] Rachet que dit M. de Malherbe ne me semble pas si bon que Rachat. Certes je doute même que rachet soit bon. (...) Rachet comme plus doux se dit plus communément dans la conversation par les dames et par ceux qui n’ont pas un grand commerce avec les gens de justice et les gens d’Affaires, qui disent comme tous plus ordinairement Rachat, qui est le mot ancien, comme Nicod nous l’apprend, des délicats ayant introduit depuis rachet, qui devroit pourtant l’emporter, puisqu’on dit racheter (Vaugelas, Nouvelles remarques sur la langue française, article « Rachet ou Rachat » ; 1690 : 63).’

Est-il lui-même un savant étymologiste, puisqu’il préfère rachat, le mot ancien ? Nous voyons ici à l’oeuvre une certaine ambiguïté.

Bref, il milite néanmoins pour cette norme spontanée, à laquelle on appartient par la naissance, la nature, l’éducation non érudite (la lecture des anciens est à proscrire), qui est le fait de la plus saine partie de la cour 172, groupe de référence restrictif, lequel s’oppose au plus grand nombre (le peuple, la province, les fats, les pédants, le vulgaire).

Mais le Bon Usage s’oppose également à celui de cette race de courtisans grossiers et ignorants, qui, s’ils veulent tenir leur rang, se doivent de calquer leur attitude linguistique sur le modèle « explicitement » prôné par Vaugelas, sans les réserves qu’on trouve çà et là. Toutefois la portée des Remarques ne se limite pas à la cour ; elles s’adressent aussi aux classes dominantes des villes et de province, qui, en calquant leurs habitus linguistiques sur ceux de la plus saine partie de la cour pourront ainsi s’en approcher :

‘L’idée de se distinguer par le langage est d’origine sociale, c’est-à-dire non-savante. Elle s’est combinée à celle de discipline, d’origine savante, pour former le concept de bon usage qui a servi à définir les conditions d’intégration et d’avancement de l’individu dans les cercles supérieurs de la nation (Trudeau, 1992 : 199).’

L’appartenance à un groupe social restrictif n’est donc pas l’unique moyen d’accession à la norme linguistique, il faut y adjoindre une discipline constante, qui permet de demeurer dans ce cercle restreint de la référence   ‘il ne faut pas insensiblement se laisser corrompre par la contagion des Provinces, en y faisant un trop long séjour’  » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, Préface non paginée, article III, 1 ; 1647)173. En effet, il convient d’être vigilant à l’égard du milieu, provincial ou même courtisan, qui pourrait avoir une mauvaise influence sur le locuteur. C’est pour cette raison que la plus saine partie de la cour, qui assume la fonction de création de l’usage, a recours aux grammairiens. Ceux-ci se voient assignée une fonction consultative dans la formation d’une norme, que, grâce à son influence, la cour impose aux écrivains (la plus saine partie des auteurs du temps)174.

La publication des Remarques déclenchera quelques protestations (Vaugelas n’avait pas que des amis, surtout au sein de l’Académie). Ses adversaires, occultant la dimension savante de sa doctrine (le rôle de consultants des grammairiens), lui reprochent sa complaisance envers la cour et raillent le statut linguistique qu’il donne aux femmes175. Ce mouvement d’opposition masque en fait la résolution des érudits de restaurer leur pouvoir considérablement amoindri par la doctrine de Vaugelas, comme une volonté de revanche sur la tyrannie de l’usage courtisan : les académiciens s’expriment avec correction sans pour autant consulter la cour, affirmera La Mothe le Vayer dans ses Lettres touchant les Remarques sur la langue françoise (1647). C’est au nom de la défense des hommes de lettres que ce dernier, reprenant les arguments des opposants à Malherbe, refuse une norme unique pour l’usage écrit et l’usage oral.

Comme le souligne Danielle Trudeau, la doctrine de l’Usage a peu évolué entre 1529 et 1647 :

‘Chez Vaugelas comme chez les humanistes, c’est la persistance de l’individu à se contrôler qui le prépare à exercer une juste domination sur les autres, non l’exercice du pouvoir qui confère automatiquement la légitimité et la supériorité (Trudeau, 1992 : 198-199).’

Rejet de la différenciation linguistique et discipline langagière constituent les invariants de la doctrine. Les grammairiens tentent ainsi de légitimer leur position tout en composant avec la hiérarchie sociale. Pour ce faire, la doctrine du Bon Usage joue sur l’ambiguïté de la notion de cour. En effet, de la Renaissance jusque vers 1650, celle-ci est avant tout un centre administratif composé de conseillers, de secrétaires, d’officiers, d’ambassadeurs, et de dignitaires de la justice royale. La cour mondaine, où règne le clientélisme, n’a pas encore le caractère fastueux de l’aristocratisme de la fin du 17e siècle et ne constitue, selon les termes de Danielle Trudeau (1992 : 201), qu’un épiphénomène de la précédente. En fonction du ton que les inventeurs du Bon Usage donnent à leur discours, ils réduisent la cour ou à sa dimension mondaine ou à sa dimension gouvernementale176. La doctrine du Bon Usage n’est donc pas une doctrine aristocratique, mais bourgeoise, bien que ce groupe social – qui constitue la force vive des fonctionnaires et officiers royaux – ne soit jamais explicitement cité. L’aristocratie s’en accommode dans la mesure où elle trouve dans celle-ci la perpétuation de la lutte contre les clercs et les universitaires scolastiques, qu’on appelle désormais les pédants, auxquels s’opposent celui qui constitue le modèle de la civilité : l’Honnête Homme.

Notes
168.

Le RHLF atteste le nom au 18e siècle. L’adjectif ne s’applique à « ce qui atteint la perfection ou qui réunit toutes les perfections que l’on peut concevoir » à partir de 1758. Il est emprunté au latin idealis « relatif à l’idée » et introduit en français avec le sens de « qui est conçu et représenté dans l’esprit, sans être conçu par les sens » (1551) (RHLF).

169.

Sur bien des points, et notamment l’exclusion des vocabulaires professionnels, le Devis de la langue françoyse d’Abel Matthieu préfigure la doctrine de Malherbe.

170.

Dans ses Remarques sur la langue françoise, il contestera même Malherbe :

non pas qu’il faille en cela tant déférer à la populace, que l’a cru un de nos plus célèbres escrivains, qui voulait que l’on escrivit en propre, comme parlent les crocheteurs et les harengères (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise ; 1647 : 503).

L’erreur vient de la mauvaise interprétation du terme latin populus, « habitants d’un État constitué ou d’une ville », au sens de l’ensemble des membres de la nation, confondu avec peuple, qui en français est plus proche du mot latin plebs, auquel peuple s’oppose comme le tout à la partie (Gaffiot). En effet, la doctrine de l’Usage prend ses racines chez les anciens.

171.

Avant Vaugelas, Du Bosc (dans L’Honnête Femme, 1632) avait placé la femme en modèle de l’Usage. De fait, les femmes ont contribué à faire triompher la culture de l’Honnête Homme, car, dès la fin du 17e siècle, elles jouent un rôle intellectuel non négligeable. À ces femmes modèles s’opposent les Femmes savantes de Molière, que Du Bosc qualifie de « coquettes d’esprit ».

172.

Emprunt à Cicéron sanior pars.

173.

Ce que la doctrine du bon usage apporte de nouveau, c’est moins l’attribution de la supériorité linguistique à l’ordre social supérieur, fait déjà reconnu au XVIe siècle, que l’idée que cette supériorité linguistique s’obtient au moyen d’un dressage systématique, soutenu par le sens particulier de la distinction que le milieu courtisan procure aux membres de l’élite. Le rôle du « naturel » se trouve de cette manière passablement limité, conditionné par l’environnement. La noblesse elle-même se redéfinit comme conformité à des modèles abstraits de personnalité qui vont bientôt culminer dans la figure royale (Trudeau, 1992 : 182).

174.

Dans un tel contexte, l’écrit n’est qu’une validation de l’oral :

un sceau, ou une vérification, qui autorise le langage de la Cour, et qui marque le bon usage, et qui décide celuy qui est douteux (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, Préface non paginée, article II, 5 ; 1647).

175.

L’opposition à Vaugelas marque le début d’un courant qui aboutira à cette oeuvre encyclopédique qu’est le Dictionnaire universel de Furetière (1690), et qui contribue à donner une visibilité aux termes scientifiques en langue française. En revanche, cet ouvrage normatif qu’est le Dictionnaire françois de Richelet (1680) est nourri des Remarques de Vaugelas.

176.

La cour mondaine est alors appelée « la cour de France », le Prince et ses ministres « la cour du Prince ».