6. 3. 1. 2. La référence : l’Honnête Homme

Ce concept est né au siècle précédent avec l’ouvrage de Balthazar Castiglione, Il Cortegiano (1528). Si le cortegiano est un aristocrate, tout comme l’Honnête Homme de Nicolas Faret (L’Honnête Homme ou l’Art de plaire à la cour (1630)), qui lexicalisera l’expression, l’espagnol Baltasar Gracián dans son Oráculo manual (1647)177, l’allemand Christian Thomasius dans son Introductio ad philosophiam aulicam (1688) généralisent des vertus prônées par leurs prédécesseurs.

L’Honnête Homme correspond globalement au gentleman anglais (notion théorisée par le Compleat Gentleman (1622) de Henry Peacham), au cortegiano italien. Ce type européen – l’ouvrage de Castiglione bénéficie de six traductions françaises entre 1537 et 1690, celui de Faret est traduit en anglais (1632), en espagnol (1633), en latin (1643) – connaît des variations locales. C’est, globalement un homme qui recherche un style de vie distingué qui ne passe pas par la scolastique universitaire, car il ne s’agit pas de briller par son érudition, mais de s’accommoder aux autres, de communiquer d’égal à égal, bref, souvent de briller dans la conversation pour ne rien dire, dans un milieu où le savoir est une qualité innée178.

Il faut cependant nuancer la notion d’Honnêteté. Idéalement, point d’études, ou plutôt des études générales qui visent à doter le jeune aristocrate ou bourgeois fortuné du viatique nécessaire pour évoluer dans le monde : l’Honnêteté est théoriquement un art de la société, de la conversation mesurée et sans affectation. La modestie représenterait la valeur suprême, et la méfiance envers les manifestations de son amour propre serait de mise.

Tout d’abord notion mondaine, l’Honnêteté prend un caractère bourgeois à partir de 1630, devenant le fait de l’élite sociale des villes179 ; en 1650, elle perdra tout caractère moral et ne constituera plus une manière de vivre, mais un idéal à atteindre, et, en ce qui concerne le langage, représentera la référence linguistique. Dans ce domaine, elle se traduira par une adéquation entre les habitus linguistiques et les habitus sociaux du groupe de référence. L’Honnête Homme est curieux, mais ce n’est pas un spécialiste. Cultivé mais non érudit, ‘« il ne se pique de rien »’ dira La Rochefoucauld, et rien ne doit laisser soupçonner dans son langage qu’il a une profession particulière. Il peut s’intéresser aux sciences, mais ne doit pas laisser soupçonner qu’il est un spécialiste. Le langage du savant le particularise dans la conversation mondaine, conduite qui ne peut qu’être prise pour de l’ostentation. L’attitude langagière de l’Honnête Homme prend sa source dans le Devis de la langue françoyse d’Abel Matthieu (1572), qui prône un langage naturel et sans affectation. Les gens du monde et les courtisans devront éliminer de leur vocabulaire les lexiques professionnels qu’ils doivent réserver aux spécialistes. Si, comme beaucoup de ses contemporains, «  ‘il désigne les gens de justice comme les meilleurs maîtres de la langue, c’est parce que ces professionnels du discours qui connaissent à la fois la langue du peuple et celle de l’élite sociale maîtrisent aussi la technique qui permet, en passant d’un registre à l’autre, de plaire aux uns et aux autres. »’ (Trudeau, 1992 : 94). Cette compétence linguistique préfigure l’art de la conversation et la capacité d’adaptation qui caractérisent l’Honnête Homme.

De Geoffroy Tory et sa dénonciation des escumeurs de latin à l’apologie de l’Honnête Homme, le latin est mis à l’écart par la doctrine de l’Usage : Louis Meigret fustige les savants étymologiseurs, Robert Estienne supprime les renvois au latin et au grec lorsqu’il corrige le Traicté de la Grammaire françoise (1557), Abel Matthieu rejette les inventions pédantes et affectées des lettrés, Henri Estienne construit une histoire de la langue française indépendante de ses origines latines ; Malherbe comme Vaugelas, en héritiers de la doctrine de l’Usage ne pourront que confirmer ces positions. Mais le latin rejeté est le mauvais latin, celui des universitaires. En effet, ces grammairiens sont des bourgeois – avocats comme Étienne Pasquier, imprimeurs comme les Estienne et Geoffroy Tory – qui, à l’instar des clercs, vivent de leur savoir. Mais à la différence de ceux-ci, ils le placent au service du roi, ce qui les met, dans une certaine mesure, hors d’atteinte des attaques de l’Université180. Au 17e siècle, le pouvoir de cette institution est considérablement amoindri. La lutte contre ceux que l’on appelle désormais les pédants prend une acuité nouvelle, et la langue qui les caractérise, le latin, est mise au ban de la sociabilité. Mais la lutte contre les conversations creuses et pseudo-spirituelles des courtisans existe aussi, par exemple dans Le Misanthrope, même si Molière prend la précaution d’en faire un héros noir et pathologique. Parallèlement, le français est considéré comme une langue achevée et l’heure n’est plus à sa défense, mais à sa codification. En revanche, l’humanisme italien adopte une doctrine totalement différente.

Notes
177.

Citons également, parmi les oeuvres de Balthasar Gracián : El Héroe (1637), El Politico (1640), El Discreto (1646), El Criticon (1651, 1653, 1657), tous destinés à étudier l’homme. Gracián est un jésuite, et vise, par ses ouvrages, à décrire l’archétype de l’homme idéal. À la fin du 17e Siècle, il est abondamment traduit et louangé (il y eut 15 versions françaises) ; il connaît également un grand succès en Italie. Christian Thomasius, qui s’oppose à l’impérialisme français, propose le modèle d’homme de Gracián plutôt que celui de Faret (cf. Paul Hazard (1961, vol. II : 128-129)).

178.

Les articles « Pédant » des dictionnaires du 17e siècle illustrent cette vision des choses :

PÉDANT : (...) mot qui vient du grec et qui est injurieux. Ce mot en général désigne tout homme qui enseigne, qui conduit quelque enfant de qualité. Tout homme qui enseigne dans quelque collège, qui est régent de quelque classe (un tel est le plus grand pédant de l’université de Paris) (Nouveau Dictionnaire françois).

PÉDANT : (...) homme de collège, qui a soin d’instruire et de gouverner la jeunesse, de lui enseigner les humanités et les arts (...) Se dit aussi de celui qui fait un mauvais usage des sciences, qui les corrompt et altère, qui les tourne mal, qui fait de méchantes critiques et observations, comme font la pluspart des gens de collège (...) Les pédants ont défiguré Aristote et toute la philosophie. Les qualités d’un pédant, c’est d’être malpoli, malpropre, fort crotté, critique opiniâtre, et de disputer en galimatias (Dictionnaire universel).

179.

Ce qui n’est pas étonnant, Faret est un roturier. De fait, la plupart des grands écrivains de la période sont des bourgeois ; cette classe sociale ascendante, si elle sert fidèlement le pouvoir, peut tout en espérer. D’autre part, à partir de 1630, la Cour tend à perdre son prestige intellectuel au détriment des centres urbains. Ce phénomène sera entériné par Sorel qui défendra l’usage de l’élite des villes dans son Discours sur l’Académie française (1654).

180.

Robert Estienne se vit condamné par la Sorbonne pour avoir imprimé des textes bibliques.