6. 3. 2. 1. L’Accademia della Crusca : l’usage écrit

Dans la péninsule italienne, les querelles suscitées par la questione della lingua évoquées plus haut (6. 3.) se soldent par la victoire de la position de Pietro Bembo. Le courant puriste, qui préconise la référence à la langue des grands auteurs et prône la codification de la langue écrite en rupture avec la langue parlée, triomphera avec la création de l’Accademia della Crusca. Cette docte assemblée donnera le jour, au siècle suivant, à un dictionnaire consacrant cette langue comme médium littéraire, et comme référence du Bon Usage182. Cette assemblée, au départ simple réunion informelle de cinq transfuges de l’Accademia fiorentina, admet parmi ses membres un cavalier à la solide réputation de grammairien et de critique : Leonardo Salviati. Cet ardent défenseur de l’italien souhaite l’élever au rang des langues anciennes, et, pour ce faire, transforme le petit comité en académie chargée de perfectionner la langue. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle langue : l’Italie, dont l’unité linguistique était encore lointaine, est une fois de plus le cadre de débats sur le choix du dialecte à consacrer comme langue littéraire. Les académies florentines trouvent en la Crusca une descendante digne d’elles : c’est le dialecte toscan qui sera épuré183, et, de fait, les écrivains qui sont dépouillés pour former le corpus de l’ouvrage sont en majorité florentins, ou de facture florentine :

‘En compilant le présent vocabulaire (...) nous avons estimé nécessaire de recourir à l’autorité des écrivains qui vécurent quand cet idiome fut particulièrement florissant, c’est-à-dire à partir de Dante ou peu avant, jusqu’à quelques années après la mort de Boccace. Lequel temps enfermé dans le total d’un siècle entier s’étend, dirons-nous, de l’année du Seigneur 1300 à 1400 à peu près, parce que, comme l’a dit excellemment Salviati, les écrivains antérieurs à 1300 peuvent être considérés en beaucoup de parties de leur langue comme excessivement vieux, et que les écrivains postérieurs à 1400 corrompirent une portion non petite de la pure langue du bon siècle (Préface ; citée par François, 1920 : 157-158)184.’

L’académie fixe ainsi la langue en érigeant au rang de norme un usage aux limites géographiques et historiques étroites : l’usage des écrivains trescentistes de langue toscane (Boccace, Pétrarque, Dante).

Comme le souligne Alexis François (1920 : 158), la Crusca construit ainsi une langue écrite et archaïque. Il ajoute que Leonardo Salviati, conscient de cette faiblesse, veut « justifier cette thèse dans un passage des Avvertimenti où il oppose au langage soudain improvisé, il parlar subito ed improvviso du peuple, le langage réfléchi, il parlar pensato des écrivains ». (François, 1920 : 158), le langage des écrivains devant, sans aucune hésitation, être préféré à celui du peuple.

À la baroque académie florentine, succède le classicisme de l’Académie Française. Cette instance étatique s’inspire de celle qu’elle considère comme une rivale, et qu’elle tente de concurrencer par son rayonnement sur l’Europe du siècle185. Dans ce but, elle entreprend l’élaboration d’un dictionnaire. À un premier projet élaboré par Jean Chapelain, proche du parti pris de la Crusca, en ce sens qu’il se réfère aux auteurs, est préféré celui de Vaugelas, qui fait de la cour la référence, et qui produira, en définitive, un dictionnaire de l’usage oral. De fait, si l’académie italienne a une visée culturelle, le cénacle français est une instance monarchique et « jacobine ».

Notes
182.

Mais cette solution n’est que le résultat d’une victoire qui ne semble pas satisfaire l’intégralité des parties, et se pose alors le problème du choix du nom à donner à cette langue officielle : italien, toscan, florentin ou vulgaire ?

183.

À l’origine, le Vocabolario degli Accademici della Crusca devait s’intituler le Vocabolario della lingua toscana cavata degli scrittori e uso della città di Firenze, titre qui souligne clairement les contours et le projet de la docte assemblée (Cf. Alexis François (1920 : 155)).

184.

Ce passage illustre bien l’influence de l’institution italienne sur le dictionnaire de Johnson. Comparons :

Nor are all words which are not found in the vocabulary, to be lamented as omissions. Of the laborious and mercantile part of the people, the diction is in a great measure casual and mutable; many of their terms are formed for some temporary or local convenience, and thought current at certain times and places, are in others utterly unknown. This fugitive cant, which is always in a state of increase or decay, cannot be regarded as any part of the durable materials of a language, and therefore must be suffered to perish with other things unworthy of preservation (Johnson « Preface to the dictionary », 1755 ; mc Adam & Milne, 1963 : 23).

185.

Le 26 mars 1634, Jean Chapelain écrit à Guez de Balzac :

si chacun y apporte autant de zèle que moi, je puis dire sans vanité que nous ferons quelque chose de mieux et de plus utile que toutes les Académies d’Italie ensemble ; à moins que de se proposer cet avantage, je vous avoue que j’y tiendrais mon temps perdu (cité par Francois, 1920 : 161-162).

Quant à l’influence de la France sur les projets lexicographiques européens, elle transparaît dans une lettre où Swift explique au duc d’Oxford (1712) que toute personne désireuse d’élaborer un dictionnaire doit se référer l’ouvrage de l’Académie Française. Cependant, l’exemple ne fut pas suivi et la langue anglaise sera légiférée par les grammairiens, les lettrés et les pédagogues. À propos des fruchbringende Gesellschaften allemandes, les avis sont partagés, et certains, dont Daniel Baggioni (1997 : 149), estiment que leur modèle est la Crusca.