6. 3. 2. 2. L’Académie française : la législation

Dans la seconde moitié du 17e siècle français, l’écrit prend le pas sur l’oral et les exigences scientifiques s’opposent à la norme spontanée, sociale, empirique. La conception de la langue évolue vers celle d’un édifice construit sur des bases historiques et scientifiques. La perception de la langue comme un objet construit n’est pas neuve, elle est le fondement même de l’Académie Française (1635), institution à qui est attribuée la lourde tâche d’épurer la langue des auteurs contemporains et de la conformer à l’idéal classique. Mais nous verrons que cette position aura beaucoup de mal à s’imposer.

Au nom de ce mot d’ordre, Nicolas Faret, associe dans son projet de 1634 les ordures de la langue à des socio-classes, et rejette les parlers du peuple, du palais, des courtisans ignorants, des avocats parlementaires. La recherche d’une langue unifiée, à l’image de la nation française, passe par l’effacement des particularismes linguistiques. La création de l’Académie française est clairement liée à une volonté de prouver l’omnipotence du pouvoir, omnipotence qui inclut le domaine linguistique. Les objectifs de la compagnie, clairement dirigistes, fondés sur la codification de la langue et de la littérature, se traduisent par une programmatique comprenant la rédaction d’un dictionnaire, d’une grammaire, d’une rhétorique et d’une poétique (Article 26 des statuts de l’Académie). Cependant, l’institution, dès ses premiers pas, se heurte à l’hostilité générale : le parlement de Paris, qui voit en elle une rivale, refuse de valider ses pouvoirs en matière d’autorité littéraire186. Ses Sentiments sur le Cid (1636) sont un échec, et le public perçoit sa mission comme un travail de pédant (le dictionnaire) ou un abus d’autorité (la régulation de la langue). Enfin, sa souveraineté linguistique est contestée et ne tient qu’à la protection de Richelieu. Les résistances viennent également de l’intérieur : les tâches purement linguistiques ou érudites ne suscitent que peu d’enthousiasme chez les académiciens, déçus du peu de prestige d’une fonction qui ne semble conférer aucun pouvoir.

L’illustre compagnie se voit forcée de composer avec la doctrine de l’Usage, et publicise ce changement d’orientation dans la préface de son dictionnaire187. Elle adopte alors les positions de Vaugelas, et devient la chambre d’enregistrement d’un Bon Usage dont elle cherche les contours. En effet, au milieu du siècle, la cour et les salons reprennent la tradition du débat public et portent devant l’Académie les cas linguistiques litigieux. Cette coopération entre l’Académie et les beaux esprits de la cour est perçue soit comme l’ouverture de celle-là sur le monde, soit comme un avatar de son statut de tribunal de la langue. En cela, les points de vue divergents ne font que refléter les hésitations d’un cénacle qui balance entre sa vocation savante et sa mission de témoin et de garant de l’Usage.

En effet, il est aisé de faire le lien entre ce revirement de l’Académie et l’appartenance de Vaugelas à cette vénérable institution. Mais La Mothe le Vayer fait également parti du cercle des immortels. Les attaques de ce dernier évoquées plus haut, si virulentes qu’elles soient, ne visent pas prioritairement les Remarques, ni même Vaugelas. Elles sont en fait une manière de réaffirmer le rôle de la raison et de revendiquer le contrôle scientifique sur la norme et sur l’usage.

En effet, alors que la Cour perd peu à peu son influence linguistique, les grammairiens maintiennent la leur. Au plan théorique, cette évolution se traduit par le déclin de l’hégémonie de l’aisance naturelle, alors que se développe parallèlement la notion de discipline langagière. Ainsi, à partir de 1660, les caractéristiques de la norme seront moins sociales que rationnelles ; les grammairiens, théoriciens et critiques entreprennent de régulariser la langue, et Laurent Chiflet proclame la victoire de la raison sur les caprices de la mode (Essay d’une parfaicte grammaire de la langue françoise, 1659). C’est ainsi que dans les années 1670 la notion d’autorégulation de Vaugelas est en partie reprise dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène (1671) de Bouhours qui envisage deux facteurs d’apprentissage du bon langage : la fréquentation des honnêtes gens et des livres. Reprenant la double assise – sociale et savante – de Vaugelas, le correcteur de Racine réaffirme le rôle des grammairiens dans l’élaboration de la norme langagière. La doctrine du Bon Usage converge avec la doctrine classique : le Bel Usage mondain se voit supplanté par le Bon Usage savant.

Le classicisme, esthétique véhiculée par l’Académie française, est une doctrine de la justesse, de la vérité, qui se traduit par un souci de la régularité, expression de l’ordre profond des choses. C’est une recherche de l’universel et de l’éternel, qui constituent le vrai le plus profond, et qui ne peuvent être exprimés que par l’harmonie, la noblesse, la grandeur, le parfait.

Il se manifeste dans la conversation par la recherche de l’expression juste, qui n’ajoute et n’enlève rien, et qui épouse parfaitement la réalité. C’est donc par la clarté que l’on se rapprochera le plus de cette justesse, car la pensée est alors directement accessible. Pour cela, il faudra supprimer les ambiguïtés, les ellipses, les inversions, les vocables rares ou obscurs et ceux jugés artificiels, les archaïsmes, les termes techniques, et tout ce qui pourra entraver ce rapport direct de la langue aux choses. Il faut donc faire en sorte d’éviter toute déviance à la règle, et élaborer une langue simplifiée et unifiée, dont les termes et la structure des phrases sont fixés : une langue nette, dans laquelle un mot correspond à une idée.

Mais, tout comme son instance législative qui représente la communauté du corps linguistique, le classicisme est également une doctrine qui vise à mettre en valeur la personne royale, l’État, la Nation, et à consacrer un usage qui, bien que temporellement et géographiquement délimité, tend à l’universalité et à l’éternité. Cette vision centralisatrice et unificatrice constitue un des points de la politique de renforcement de l’État :

‘comme l’État, la langue est détachée des intérêts privés, commune à tous les groupes sociaux sans appartenir à aucun (Trudeau, 1992 : 163).’

Le locuteur appartient donc en priorité à la Nation, et se doit de calquer ses habitus linguistiques sur cette réalité par un refus des usages divergents. Ce locuteur idéal qui marque son adhésion à un ordre public au détriment de ses aspirations et de sa personnalité (l’ambition politique du courtisan, l’énergie mal maîtrisée de l’homme d’épée, l’indépendance d’esprit du savant) appartient à un type que presque tous les écrivains français du 17e siècle se sont attachés à dépeindre et que nous avons évoqué précédemment (6. 3. 1.) : l’Honnête Homme.

Le 17e siècle connaît alors une vague d’aménagement et de normalisation de la langue liée à la montée des États-nations qui y voient non seulement un ornement du pouvoir, mais aussi un symbole de l’unité nationale188 : c’est une vision linguistique centralisatrice, à laquelle le latin ne sert plus que de modèle concurrentiel, qui voit le jour. Tout le continent suit le modèle des structures régulatrices de la langue les plus prestigieuses que sont l’Accademia della Crusca et sa concurrente d’outre-mont, l’Académie française.

Ainsi, Thomas Sprat projette d’édifier une académie en Angleterre car :

‘Si nous observons bien la langue anglaise, nous trouverons qu’en ce temps, plus qu’en un autre, elle a besoin de quelque aide pour la mener à sa dernière perfection. La vérité est que jusqu’ici elle a été traitée trop négligemment189 (Histoire de la Société royale de Londres, 1669 ; cité par Gusdorf, 1969 T. I : 310). ’

Au siècle suivant, Samuel Johnson cite les deux académies concurrentes dans la préface de son dictionnaire (1755)190 et conçoit son ouvrage comme un gardien de l’usage, dont la tâche est de purifier la langue. En Allemagne, cette influence prendra la forme de sociétés de langue, dont la plus célèbre est la fruchbringende Gesellschaft (1617). Elle donnera naissance à la première grammaire normative de l’allemand qui parait en 1641 sous la plume de Christian Gueintz. En 1645, une orthographe (Rechtschreibung) la complétera. Ses efforts de normalisation seront poursuivis par Georg Schottel en 1663, et Johann Bödiker en 1690. Ces grammairiens sont des puristes, tout comme l’auteur du Buch von der teutschen Poeterey (1624), Martin Opitz. Ils chercheront, à l’image des grammairiens français de la même époque, à débarrasser la langue de ses éléments indésirables (dialectaux, étrangers, vulgaires, lourds, mots de remplissage). Ils tenteront également de l’affiner, afin d’en faire une langue de culture et de l’élever au niveau du français, comme le français cherche à s’élever au niveau du latin. Ce Bon Usage à l’allemande veut aussi mettre en évidence la beauté et la richesse de la langue germanique. Ces efforts ont été entérinés par l’entrée de leur doctrine dans les écoles, et ceci dès 1618 (cf. Franziska Raynaud (1982 : 104-108)). En 1713, naît la Real Academia Española, destinée à la planification du castillan191 : elle élaborera le Diccionaro de Autoridades, dont la préface de l’édition de 1726 signale :

‘Para la formación de este Dicionario se han tenido presentes los de las Lenguas extranjeras, y especialmente el Vocabulario de la Crusca de Florencia (cité par François, 1920 : 161 n.).’

La reine Christine de Suède, lorsqu’elle envisage la création d’une académie dans son royaume, adopte également le modèle français.

Partout, la programmatique est la même : séparer le bon grain de l’ivraie192, débarrasser la langue de certains débordements du siècle précédent – et particulièrement des latinismes « abusifs » –, élever les langues stato-nationales au niveau d’achèvement des langues anciennes afin d’en devenir les dignes concurrentes.

La convergence entre l’esthétique classique et la doctrine du Bon Usage cache cependant la divergence des appréciations portées sur le latin. Alors que Vaugelas rejette le signe d’appartenance à une classe sociale marginale, les classiques envisagent les choses en terme de supériorité linguistique. Vaugelas avançait la sagesse innée d’une certaine catégorie de ses locuteurs, les classiques arguent des progrès effectués grâce à ses institutions normatives dont l’État avait eut le bonheur de se doter.

À la volonté de forger une langue élégante et susceptible d’égaler le latin, succède bientôt la certitude que le modèle est atteint, voire dépassé. Cette position ne fait cependant pas l’unanimité et, en France, puis dans la plupart des pays d’Europe, succède à la vague de normalisation une « Querelle » opposant les partisans de la modernité, qui luttent contre les invasions latines, aux traditionalistes érudits, qui estiment qu’on ne peut arriver à égaler la langue des Anciens193.

Notes
186.

Craignant, en cela, qu’elle ne devienne un bureau de censure sous la coupe du ministre (hypothèse de Voltaire).

187.

il s’était glissé une opinion parmi le peuple dans les premiers temps de l’Académie, qu’elle se donnait l’autorité de faire de nouveaux mots et d’en rejeter d’autres à sa fantaisie. La publication du dictionnaire fait voir clairement que l’Académie n’a jamais eu cette intention et que tout le pouvoir qu’elle s’est attribué ne va qu’à expliquer la signification et à en déclarer le bon ou mauvais usage, aussi bien que des phrases et des façons de parler qu’elle a recueillies Dictionnaire de l’Académie française, Préface non paginée ; 1694).

188.

Le cas de l’Accademia della Crusca est particulier. En effet, contrairement à l’Accademia Fiorentina sous Côme 1er, elle ne représente pas un pouvoir étatique ; comme le souligne son dirigeant, Leonardo Salviati, elle n’avait pas le pouvoir de la monarchie. Sa création est plutôt liée à l’héritage de la tradition des académies trécentistes. Mais elle constitue cependant un des aspects de la fantasmatique unificatrice évoquée plus haut.

189.

Le sens « société pour la promotion des sciences, des arts, de la littérature » du terme academy entrera d’ailleurs en anglais par l’intermédiaire du français en 1691, en référence à l’Académie française. L’ouvrage de Thomas Sprat, History of the Royal Society (1667) semble avoir été suggéré à son auteur par l’Histoire de l’Académie françoise (1653) de Pellisson, traduit en 1657 par Henry Some. Le problème est posé par un certain nombre de spécialistes de la langue des 17e et 18e siècle, dont Hooke, Dryden, Defoe et Swift. Mais ces projets connaissent aussi de nombreux détracteurs, dont Samuel Johnson.

190.

La fin du 17e siècle et le 18e siècle anglais sont des périodes de régularisation du flux lexical, et notamment des termes grossiers ou vulgaires adoptés pendant les périodes de relâchement des moeurs, et que le maniérisme avait encouragés.

191.

Les écrivains oeuvrent pour une langue littéraire dégagée de toute influence dialectale, idéal partagé par les académiciens du 18e siècle, dont le travail coïncide avec la période centralisatrice de Charles II. Ils travaillent à l’institution d’une langue commune et pure, susceptible de devenir le médium de l’empire espagnol.

192.

Crusca signifie « son ». Les crusconi avaient ce projet de séparer la farine du son, c’est-à-dire d’ôter ses impuretés à la langue. En Angleterre, on constate un décalage d’un siècle : la régulation de la langue débute au 17e siècle, mais c’est surtout au 18e siècle que le classicisme s’épanouira, et que naîtront des grammaires normatives du bon usage : Addisson et Swift bâtissent un anglais de la conservation polie, Johnson puis Gibbon et Burke insistent sur la correction de la langue, Lindley Murray écrit une English Grammar (1795) qui connaît un vif succès, et qui marque clairement une volonté de rationalisation. Mais, surtout, après la période d’enrichissement de la langue des 16e et 17e siècles (par sources érudites, argotiques, archaïques, techniques, dialectales, étrangères), on constate une tendance à la régulation due à l’influence de l’Accademia della Crusca et de l’Académie Française.

193.

Il convient cependant de noter une volonté de normalisation et d’épuration dans les deux camps.