6. 4. Une réaction moderne : la Querelle

La réaction mondaine contre le latin ne touche pas les seuls milieux français. Si Descartes estime que l’Honnête Homme n’a pas plus besoin de connaître le latin que le bas breton, son avis est partagé par d’autres :

‘A university education was so far from conferring gentility that is was generally held to breed pedants ; the academic rust had to be scoured off by conversation with men of fashion. The half-educated young lords and gentlemen who returned from exile in 1660 and set the tone of the Restoration Court were more likely to know French than Latin, and more about the flavour of a ragout than the conjugation of an irregular verb194 (Sutherland, 1969 : 15).’

Ce rejet n’est pas imputable à la seule asocialité de la langue, il est également lié à son altérité : Malherbe proscrit les latinismes, estimant que «  ‘la phrase latine (...) ne vaut rien en françois’  », Vaugelas préfère consulter les femmes ou ‘« ceux qui n’ont point étudié que ceux qui sont bien savants en la langue grecque et en la latine’  » parce qu’ils «  ‘corrompent souvent leur langue maternelle par le commerce des étrangères’  » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise ; 1647 : 503). Ces positions, qui clament l’autosuffisance du français, ne manquent pas de déboucher sur l’affirmation de sa supériorité sur son lointain ancêtre.

C’est ainsi qu’en 1670 se pose une question cruciale : doit-on rédiger en latin ou en français les inscriptions d’un arc de triomphe érigé en l’honneur de Louis XIV ? Les partisans de la langue modernes et ceux de l’ancienne s’entre-déchirent sur le sujet jusqu’à ce que le roi tranche en faveur de l’idiome de l’État. Le différent est prétexte à libelles et opuscules qui font état de la perfection atteinte par la langue, supériorité logique proclamée par Géraud de Cordemoy, relayé par Le Laboureur, Desmaret de Saint-Sorlin ou Charpentier, voire Bouhours (dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène).

L’affaire des inscriptions n’est que l’un des épisodes d’un ensemble de polémiques à caractère esthétique, et l’ouvrage de François Charpentier qui la relate, De l’excellence de la langue française (1683), est la contribution linguistique au camp de ceux que l’on allait bientôt appeler les Modernes. Le débat est à nouveau attisé en 1687 par Le siècle de Louis le Grand, discours de Charles Perrault, puis, l’année suivante, par le Parallèles des Anciens et des Modernes qui, s’appuyant sur l’incontestable supériorité scientifique du siècle sur ses prédécesseurs, avance que les Modernes ont dépassé les Anciens en toutes choses. Ces positions sont relayées par Fontenelle dans la Digression sur les Anciens et les Modernes (1689).

L’ouvrage de Charles Perrault gagne, par la voie de la traduction, l’île britannique195. Les modernes anglais, dont Welsted, affirment que leur langue est aussi parfaite qu’elle peut l’être. Cependant, les tentatives d’aménagement de la langue selon les normes des Classiques ne rencontrent que peu de résonances, et gardent un caractère superficiel. Faut-il imputer ce fait à l’absence d’académie chargée de cette mission ? Même si la Royal Society (1662) tente de remplir ce rôle en encourageant ses membres à imiter la précision et la clarté du style des puritains, si approprié à la transcription de la démarche expérimentale, les efforts de régulation de la langue selon les critères de l’esthétique classique ne se feront sentir qu’au 18e siècle, et dans des proportions toutes relatives.

Le conflit s’achève par la victoire des Modernes, et l’idée de progrès vient s’associer à celle de science et de raison, sur lesquelles elle s’appuie. Mais les raisonnements cartésiens de Charles Perrault ont une conséquence qu’il n’avait pas envisagée. En rejetant le goût absolu et universel des Anciens, en plaçant en référence l’usage de son siècle et de ses contemporains, il ouvre la voie au rejet de l’autorité, quelle qu’elle soit, et à l’idée de goût relatif. D’autre part, la doctrine classique qui proclame son universalité temporelle et géographique suscite des réactions dans les autres pays européens : l’Italie se revendique comme la patrie légitime du classicisme, les allemands trouvent dans celui-ci les ressources de leur construction identitaire et l’Angleterre affirme son identité propre en mettant en avant son génie national. Enfin, les craintes de l’Ariste de Bouhours – à la perfection succède toujours le déclin et la ruine – donnent des arguments aux ennemis du néologisme endogène prôné par la doctrine. Il convient de préserver cet état de perfection atteint par la langue. L’esprit classique perdure donc durant la première moitié du 18e siècle, se muant chez certains en conservatisme linguistique.

Les langues, équipées massivement de latin, tentent cependant de lutter contre une pratique qui a tendance à prendre une tournure systématique. Les tentatives de construction d’une langue en dehors des sources latines cachent, derrière les arguments esthétiques, nombre de réalités sociologiques et politiques. Au nombre de celles-là, la lutte contre les gens d’École et autres pédants et la volonté religieuse de toucher le plus grand nombre ; parmi celle-ci, l’affirmation d’une indépendance envers l’impérialisme linguistique d’un État (la France), ou d’une obédience (le catholicisme). En effet, les langues scripturaires entreprennent un vaste programme de régulation et de légitimation fondé sur trois grands axes : la lexicographie, la grammatographie et la création d’une doctrine de l’usage.

Et de fait, du 15e au 17e siècle, deux groupes sociaux s’affronteront pour obtenir le contrôle, ou du moins, le statut de référence de cette norme : la bourgeoisie et la noblesse de cours. La bourgeoisie sert le pouvoir, et la noblesse de cours constitue l’entourage royal. Ce combat sera celui de la raison contre l’usage, de la grammaire contre l’art de la conversation, d’un groupe restreint contre le plus grand nombre196. Comme la politique de traduction des clercs du 14e siècle faisait des clercs des intermédiaires obligés pour l’accession à la culture, les théoriciens de la langue forgent une doctrine, plus ou moins ambiguë, et qui leur permet, par un balancement entre les deux partis, de se maintenir dans leur statut d’arbitre de l’usage. Ainsi, la notion de standard officiel est une création des grammairiens qui légitiment ainsi leur existence et leur position.

En prônant le sociolecte de la classe bourgeoise au service du roi, qui sait gérer avec compétence les affaires du pays, ils justifient la politique de l’État. La norme, au départ proche des compétences érudites des gens de justice, devient peu à peu l’usage du plus grand nombre, puis celui des courtisans. On perçoit dès lors l’évolution du standard : norme langagière apprise par l’étude, il devient une compétence instinctive de la langue, peu à peu attribuée aux seules élites.

Cette doctrine, de plus en plus uniformisante, qui exclut toute tendance à la différentiation, s’accompagne d’une conception de l’individu idéal et du comportement social. D’art de la conversation, et donc, d’une forme de la vie en société, elle deviendra une doctrine officielle, centralisatrice, qui vise à forger l’unité de la nation (enfin, des membres de celle-ci qui parlent les scripturaires) et à rehausser le prestige du roi, modèle d’entre les modèles. On comprend donc les revirements théoriques des grammairiens. L’État, désormais confondu avec la personne royale, est à même de leur apporter pensions et distinctions officielles. Ce qu’il ne manquera pas de faire en fondant un cénacle dévolu à ce débat bi-séculaire.

La norme sociolinguistique, devenue norme esthétique par influence des milieux littéraires – qui souhaitent en cela copier l’Italie, qui érige en modèle les écrivains – prônera l’ordre et la symétrie, rejoignant en cela la norme picturale et architecturale. C’est en prenant pour modèle l’Antiquité – source esthétique et linguistique – qu’ils prétendent égaler, puis dépasser en matière d’élégance, que les milieux littéraires trouveront les arguments pour se débarrasser de la tutelle latine.

Car, du 15e au 17e siècle, les théories sociolinguistiques et esthétiques mettent à mal le latin, ou plus particulièrement le latin de l’École. D’une part, elles critiquent sa pertinence lexicogénétique et tentent de trouver des alternatives à celles-ci. D’autre part, elles lui refusent toute accessibilité sociale, tant au plan langagier que lexical. Enfin, elles lui retirent son statut de modèle linguistique.

Le discours des hommes de lettres français sera si bien reçu par l’Europe que français et latin seront associés. Le front européen contre les Anciens, alliance circonstanciée fondée sur un modèle commun d’épuration, ne manque pas de se dissoudre et de laisser place à un modèle concurrentiel. La doctrine de la langue, spécificité française à caractère politico-social, érigera une politique linguistique et un standard qui fourniront un modèle, mais aussi des arguments aux divers pays d’Europe en pleine construction linguistique et stato-nationale.

Notes
194.

L’emploi même du mot pédant, emprunt évident au français, marque clairement l’origine française de la controverse.

195.

Elle y trouve un écho d’autant plus favorable que Charles Perrault reprend une idée développée depuis la fin de la Renaissance, notamment par Malebranche et Descartes, mais aussi par Bacon (Advancement of Learning, le titre parle de lui-même). Il convient également de noter le rôle joué par les traductions des réfugiés français en Angleterre, dont Saint-Évremond.

196.

Argument employé alternativement par les deux parties.